Warren Buffett : deux milliards de dollars et il donne l'impression que c'est toujours aussi facile.


Article écrit en 1988 par "Adam Smith" (pseudonyme de George J.W. Goodman).

Question : Peut-il y avoir un nouveau krach ?
Réponse : Tout peut arriver. Mais cela ne doit pas préoccuper l'investisseur. Dans la mesure où des instruments financiers ridicules peuvent entraîner des prix ridicules, il peut surtout en tirer avantage.

Les pèlerins sont arrivés à Canterbury, seulement Canterbury c'est Omaha dans le Nebraska. Ce sont les actionnaires - ils sont aux environs de cinq cents - de Berkshire Hathaway, la holding dirigée par Warren Buffett. Ils auraient pu aussi bien jeter leurs droits de vote au panier, comme le font les actionnaires de la plupart des corporations, surtout si l'on sait que Buffett et sa femme possèdent 42 % du capital. Mais les actionnaires sont venus accomplir un rite tribal. Ils ont lu le rapport annuel, un document recherché de Londres jusqu'à Sydney - pas d'image, des chiffres excellents, et l'essai annuel de Buffett. Ils sont rassemblés sur les marches du Joslyn Art Museum, chacun demandant à l'autre d'où il vient et depuis combien de temps il détient des actions. Puis ils pénètrent peu à peu dans l'auditorium. Ils sont tous heureux.

L'assemblée générale en elle-même ne dure que sept minutes. Des directeurs sont nommés, des règles sont appliquées, le rapport est approuvé. Ensuite un microphone circule parmi les actionnaires. Certains posent des questions détaillées sur les investissements de Berkshire. Berkshire a mis $700 millions dans Salomon Brothers, la banque d'investissement. Mais Wall Street n'est-il pas risqué et Salomon en particulier ne traverse-t-elle pas une période turbulente ? Buffett dit qu'il pense que Salomon ira très bien. De toute façon l'investissement de Berkshire est protégé car ce sont des préférentielles convertibles. D'autres demandent quelles sont les perspectives en matière d'inflation, de déflation, et quelles peuvent être les conséquences d'un marché boursier où les échanges sont déclenchés et effectués directement par des ordinateurs. Buffett dit qu'il n'est pas assez intelligent pour savoir où le yen, le deutsche mark ou les taux d'intérêt iront, mais l'inflation est un pari sur la faillibilité des hommes et des gouvernements.

Nous participons à l'audience annuelle avec le président, et Buffett répond aux questions avec aisance et humour. Puis les actionnaires montent à bord d'un bus pour aller visiter le Nebraska Furniture Mart, que Berkshire a acheté en 1983. Buffett connaissait les ventes par mètre carré au début des années 70. (Je le raconte dans mon livre Supermoney.) Mme Rose Blumkin a démarré son magasin il y a 50 ans avec $500. Aujourd'hui c'est le plus grand de sa catégorie. à 94 ans, Mme Blumkin travaille encore sept jours par semaine, patrouillant dans son magasin sur une petite voiture électrique, et elle explique qu'elle adore ça. C'est le genre d'investissement qu'aime Buffett.

Tandis que les actionnaires se disent au revoir dans le hall du Red Lion Hotel, une question implicite reste en suspens : Peut-il encore le faire ? Peut-il continuer ? Peut-il aller encore plus loin ? Mais la réponse n'a presque pas d'importance. Aucun d'entre eux ne vendrait une seule action. Posséder une action de Berkshire c'est être membre d'une élite d'initiés.
En 1965, une action de Berkshire valait $12. Aujourd'hui [en 1988] elle vaut $3 900. [Et en septembre 2006, elle vaut $94 000.] Depuis 1974, quand l'action était encore en dessous de $50, sa valeur a été multipliée par presque 100. Ceux qui avaient investi dix mille dollars dans le premier partnership de Buffett en 1956 - et seuls quelques habitants de Omaha l'ont fait - possèdent maintenant un capital dont la valeur se situe aux alentours de $15 millions.

Quand j'ai rencontré Warren Buffett pour la première fois, il y a une vingtaine d'années, ce n'était pas un personnage célèbre dans le monde des affaires, et je n'imaginais pas qu'il le deviendrait un jour. Dans des cercles restreints on savait que c'était un bon " value investor " qui avait un petit fonds d'investissement. Il avait un sens de l'humour ravageur, une intelligence extrêmement aiguë, et un don pour la métaphore - une sorte de J.P. Morgan qui serait vêtu comme Will Rogers. Et, bien sûr, j'étais frappé par le fait qu'alors que la plupart des acteurs de Wall Street s'échangeaient frénétiquement leurs titres et leurs histoires minute par minute, Buffett exécutait toutes ses opérations depuis Omaha, sans Quotron, ni téléscripteur ou ordinateur. Il ne ménageait pas sa peine pour faire ses recherches, et il les conduisait avec entêtement. Après le scandale de l'huile de salade à American Express dans les années 60, il est allé s'asseoir derrière la caisse à Ross's Steak House, comptant les reçus de cartes American Express pour voir si cette société avait été affectée. (Ce n’était pas le cas, et le cours de l'action remonta.) De temps à autre, comme tout bon instructeur, il m'envoyait un paquet d'informations pour voir si je serais capable d'y trouver les pépites. Pourquoi les obligations de l'Indiana Turnpike devraient-elles se vendre moins cher que celles de l'Illinois Turnpike ? (L'Indiana Turnpike avait plus d'argent qu'il ne semblait - les chaussées étaient entrenues au-delà du nécessaire - et le cours des obligations monta.)

Aujourd'hui Buffett vit toujours à Omaha dans la même maison qu'il a achetée il y a des années pour $32 000. C'est l'investisseur le plus connu de sa génération, dont l'actif se monte à près de 2 milliards de dollars, entièrement gagné grâce à des investissements boursiers lents et posés. Mais les entreprises dans lesquelles Buffett investit ne sont plus des usines textiles en Nouvelle-Angleterre comme Berkshire Hathaway. (L'usine textile d'origine a été vendue en 1985, cependant la holdings de Buffett a conservé le nom.) Son investissement dans Salomon Brothers a aidé cette banque d'investissement de premier plan à repousser une tentative hostile de prise de contrôle. Son investissement dans Capital Cities Broadcasting a permis à ce dernier d'acquérir la chaîne de télévision ABC. Il a été pendant des années membre du conseil d'administration du Washington Post, et il a fait la couverture de plusieurs news magazines de business.
Ce n'est pas un hasard si Buffett reste à Omaha, s'il ne parle jamais aux analystes financiers, s'il n'a jamais fait de partage (stock split) de l'action de Berkshire pour la rendre plus facile à acheter. Pour lui, les actionnaires sont importants. Ils sont rationnels et patients. Il y a quelques années, avec l'une de ses métaphores il m'a expliqué l'importance de travailler à son propre rythme.
" Dans le business des valeurs boursières, m'a-t-il dit, vous avez la batte dans un jeu [de base-ball] où il ne vous est pas demandé de réussir tout de suite. Ils peuvent lancer General Motors à 40, vous n'avez pas besoin de taper. Ils peuvent lancer IBM à 20, vous n'avez pas besoin de taper. Eux doivent continuer à vous lancer des balles mais vous n'avez toujours pas besoin de frapper. Alors si vous êtes patient, les chances sont de votre côté. Vous pouvez attendre jusqu'à ce que vous en receviez une que vous pourrez envoyer où vous voudrez. "
" Vous pouvez ne pas frapper pendant six mois, lui dis-je. "
Il me dit : " Vous pouvez ne pas frapper pendant deux ans. Si vous avez des actionnaires impatients, ils vont vous crier " mais frappe, idiot ". "
" La plupart des investisseurs institutionnels ne sont pas aussi patients. Vous ne pouvez alors que travailler pour vous-même. N'est-ce pas rébarbatif, de garder sa batte sur l'épaule pendant deux ans ? "
" Ça peut l'être, et de fait l'ennui limite les capacités de beaucoup de managers de fonds d'investissement. "

Buffett dit qu'il a toujours suivi les principes de Ben Graham, l'auteur [avec David Dodd] du manuel classique Security Analysis. En fait, c'est Ben qui m'a présenté Warren. Le manuel de Graham a été publié pour la première fois en 1934. Il était déjà à la retraite quand je l'ai rencontré, il se consacrait alors à la traduction de textes classiques latins et grecs. Medio tutissimus ibis, me dit-il, quand je lui demandai conseil. La sagesse se trouve dans le juste milieu, la maxime d'Apollon à Phaéton. Graham prêchait que la première règle de l'investisseur était de ne pas perdre. évident, n'est-ce pas ? Vous ne deviez investir que si vous trouviez un investissement à vendre pour un prix inférieur à ce qu'un acheteur rationnel aurait payé, avec une solide marge de sécurité. D'après Graham, suivre le marché est comme avoir un partenaire maniaco-dépressif. Parfois M. Marché a la tête qui lui tourne tellement qu'il perd tout sens des réalités et qu'il offrira des sommes délirantes pour vos actions dans une entreprise. Quand M. Marché est atteint d'une telle folie, vous lui vendez. Parfois M. Marché est saisi d'un profond désespoir, il ne voit plus de fin à ses problèmes, et il vous offrira ses actions dans une entreprise avec un discount absurde. Alors vous les lui achetez. Entre les deux, vous gardez votre batte sur l'épaule. Cela paraît trop simple pour être vrai.
" Eh bien, cela paraît aussi trop simple de dire que si vous mangez moins et plus équilibré vous perdrez du poids, explique Buffett. Voilà pourquoi on peut chaque année acheter des nouveaux livres vantant des nouveaux régimes. "

Buffett a été refusé à la Harvard Business School. Il a étudié avec Benjamin Graham à la Columbia University Business School, après avoir obtenu son diplôme de graduate de l'Université du Nebraska. Il chercha Graham parce que, dit-il, le lire fut pour lui comme une révélation.

Les économistes académiques ont écrit que personne ne peut battre le marché de manière régulière, car le marché est " efficient " ; toute l'information est déjà contenue dans les prix. Mais la performance de Buffett infirme cette théorie.
" Pas seulement ma performance, dit-il. Tous les gens que je connais et qui s'en tiennent strictement aux principes de Graham font mieux que le marché. "

Buffett a rajouté ses propres vues aux conceptions de Graham. Graham était fondamentalement un statisticien [comme on appelait à l'époque les analystes financiers] ; il regardait les chiffres et achetait les actifs quand leur prix était en dessous de leur valeur, car il était confiant que le marché un jour ou l'autre reconnaîtrait cette valeur. Les actifs pouvaient être des bâtiments, des machines, ou d'autres choses tangibles. Buffett, lui, aime aussi la puissance des franchises, quelque chose de plus intangible.
" Évaluer une entreprise est en partie un art et en partie une science, dit-il. Logiquement une entreprise vaut sa valeur présente, quelle que soit la quantité de cash qu'elle distribuera entre maintenant et le Jugement Dernier. [Buffett parle d'investissements strictement financiers sans interférence avec les autres activités de l'investisseur. Cf. eBay qui a racheté Skype pour $2,6 milliards alors que cette entreprise, qui n'avait que trois ans d'existence, avait un CA de quelques dizaines de millions de dollars et n'avait fait que des pertes. En l'occurrence eBay n'a pas acheté une technologie - avec $2,6 milliards on peut la développer in-house ! - mais du temps.] Si vous possédez une compagnie de distribution des eaux, vous devriez normalement être capable de vous figurer ses gains à venir de manière assez précise. Si vous possédez un chantier naval, cela peut être plus difficile. Je n'ai pas une grande expérience dans les chantiers navals, mais je comprends très bien les compagnies de distribution des eaux, et elles sont rarement très attrayantes. Entre les deux je trouve parfois des choses.
Je regarde des business où je pense que je sais grosso modo ce qui va leur arriver. Si vous achetez une obligation à long terme du gouvernement américain, et qu'il est écrit dessus que le coupon sera de 9 %, vous savez quel sera votre revenu pour les 30 prochaines années. Maintenant quand vous achetez une entreprise, vous achetez aussi quelque chose avec des sortes de coupons. Le seul problème c'est que leur valeur n'est pas imprimée sur ce que vous achetez. C'est mon travail de me figurer quels seront les coupons. "
" Et où est-ce que cela vous mène ? " Lui demandai-je.
" Vers des business dont je comprends les produits. Je veux dire : je comprends ce qu'est une barre de chocolat Hershey, et j'ai une assez bonne idée de où Coca-Cola ou Pepsi se trouveront dans cinq ans, mais je n'ai pas la moindre idée de où sera une entreprise de haute technologie dans cinq ans. "

J'ai lu attentivement le rapport de Berkshire, et je n'ai pas vu la moindre action de Coca-Cola, de Pepsi ou de Hershey.
" Alors vous ne posséderez jamais d'IBM, lui dis-je. Mais vous n'avez pas non plus de Hershey, de Coca-Cola ou de Pepsi. "
" Non, me dit Buffett, mais je garde un oeil sur elles. Dans certaines circonstances il se peut que j'en acquière. Si je rentre dans une boutique pour acheter une barre de chocolat, et qu'elle est à 50 cents et que c'est une barre Hershey, je ne vais pas traverser la rue pour en chercher une à 45 cents... Je ne fais pas les boutiques pour une barre de chocolat. C'est une franchise. Le facteur limitant est moi-même. Si j'étais suffisamment intelligent, je pourrais évaluer toutes les entreprises sur le Grand Tableau, mais je suis satisfait si je pense que je peux en évaluer seulement 10 %. Vous n'avez pas besoin d'un grand nombre de bonnes idées. Si je pouvais avoir une bonne idée par an, je pourrais frapper avec ma batte mieux que je ne l'ai fait récemment. "
" Avez-vous eu une bonne idée l'année dernière ? "
" Non. ça fait un moment que je n'ai pas eu de bonne idée. Je connais un grand nombre de bonnes entreprises, simplement je ne connais pas de bonne entreprise sous-évaluée. Vous devez attendre la conjonction des deux. "
" Vous arrive-t-il de faire une bonne affaire en achetant un business ordinaire ? " lui demandai-je.
" Oui, dit Buffett, mais ce n'est pas fréquent. Il arrive occasionnellement que des business sensationnels soient donnés, mais il est plus fréquent que des business qui ne sont pas sensationnels soient offert à des prix qui devraient être réservés à ceux qui le sont. "
" Avez-vous un exemple ? "
" Bien sûr. Au milieu des années 70, l'action de la Washington Post Company se vendait à un prix qui valorisait l'entreprise à 80 millions. Mais l'ensemble des actifs - Newsweek, les chaînes de télévision, les journaux - valaient 400 millions. Personne n'aurait contesté la valeur de l'ensemble des actifs, mais les gens se focalisaient sur le fait de savoir si le marché était orienté à la hausse ou à la baisse, et si l'action allait monter ou descendre, au lieu de se demander où serait le business dans cinq ans. "
" Vous avez dit la même chose pendant des années. Comment se fait-il que de tout le monde n'applique pas ces principes ? "
" Cela demande de la patience. Les gens préfèrent acheter un ticket de loterie pour la semaine prochaine que de s'enrichir lentement. Si votre analyse d'une entreprise est correcte, ses actions s'occuperont d'elles-mêmes. La bourse est fermée le samedi et le dimanche pourtant les entreprises continuent de fonctionner. Si vous avez investi dans la bonne entreprise, la bourse peut fermer pendant deux ans. "

Le rapport annuel de Buffett est rempli de son lot habituel d'aphorismes.
" Dans votre rapport annuel, lui dis-je, vous dites que si vous êtes dans un jeu de poker et que dans la première demi-heure vous n'avez pas identifié qui est le couillon, c'est que vous êtes le couillon. Comment cela s'applique-t-il aux investissements ? "
" Si le marché perd 10 % et que cela vous alarme, cela veut dire que vous pensez que le marché en sait plus que vous sur le business qui vous intéresse. Dans ce cas, vous êtes le couillon. Si le marché perd 10 % et qu'alors vous voulez en acheter encore plus, car le business vaut plus que ça, ce sont eux les couillons. "
Le rythme de pensée de Buffett ainsi que sa façon de penser sont très différents des terminaux d'ordinateurs, plein de signaux qui clignotent, du monde de Wall Street, et beaucoup plus calmes que la corbeille de la bourse d'échange de Chicago où les offres sont hurlées pour les futures et les options sur les index - les nouveaux instruments " synthétiques ". Il y a plusieurs années, Buffett a publié une lettre adressée au représentant John Dingell, le président du Comité pour l'énergie et le commerce, prévenant que les index sur les futures seraient préjudiciables aux marchés des valeurs et au public.
" Nos marchés des capitaux fonctionnent très bien, expliquait Buffett. Ils ont suffisamment de liquidité. Si vous et moi et dix autres personnes étions perdus sur une île déserte, il y aurait probablement deux ou trois personnes qui s'occuperaient de l'abri et des vêtements, quelques-unes s'occuperaient de trouver la nourriture, et il y aurait peut-être un médecin. Je ne pense pas que je sélectionnerais les trois plus intelligentes pour s'occuper, sur la plage, d'échanger des index sur les futures de la production du reste d'entre nous. En tout cas pas si l'on espérait pouvoir s'échapper un jour de cette île. "

Est-ce que Buffett, alors, est opposé à tout le développement récent des instruments synthétiques informatisés ?
" Je ne crois pas beaucoup aux instruments synthétiques. Si les gens décident qu'ils devraient posséder du General Motors pendant les cinq prochaines années, ils peuvent en acheter. Plus on conçoit d'instruments, plus les acteurs doivent être intelligents. Si vous construisez un grand casino et qu'il a tous les attraits de faibles marges et d'échanges rapides et qu'il reçoit le sceau du gouvernement, cela signifiera au public américain que ce n'est pas un mauvais endroit. "
Est-ce que le krach de 1987 était une aberration, ou bien est-ce qu'il peut se reproduire ?
" Tout peut arriver sur les marchés boursiers. Mais cela ne doit pas préoccuper l'investisseur. Dans la mesure où des instruments financiers ridicules peuvent causer des prix ridicules, il peut surtout en tirer profit. Le reste du temps, il n'a qu'à les ignorer. Si je suis un fermier dans le comté de Washington, et que la ferme à côté de la mienne est à vendre à un prix absurdement bas, je ne dis pas : " c'est épouvantable. " Si j'ai l'argent, je l'achète ; sinon, je regarde quelqu'un d'autre le faire. Je ne m'abonne pas à six lettres confidentielles pour savoir ce qui va arriver à ma ferme. "

Il y a deux ans, Buffett a causé une sorte d'émoi quand il a révélé que bien qu'il aimât ses trois enfants tendrement, il n'allait pas leur laisser d'argent à son décès. Ce ne serait pas juste pour eux, dit-il, et ce ne serait pas juste pour la société.
Buffett sourit. " J'entends les enfants des riches ou les riches eux-mêmes parler de l'effet débilitant des bons alimentaires sur les mères qui reçoivent de l'aide sociale. Ils disent que c'est terrible : vous leur donnez tous ces bons alimentaires et ensuite ils restent inactifs, et donc le cycle recommence. Mais bien sûr, quand un bébé naît dans une famille très riche dès qu'il a quitté l'utérus il est assuré de recevoir ces bons alimentaires à vie. Et ils ont même un responsable pour gérer cette aide sociale, seulement ça s'appelle le manager d'un trust et les bons alimentaires sont des petites actions et des obligations. Et personne ne semble noter les effets débilitants de cette forme particulière de bons alimentaires garantis à vie. Je pense, en général, que, si je veux devenir un sprinter, je serai un meilleur sprinter dans la vie si j'accepte de courir contre n'importe qui en quittant les starting-blocks sur la même ligne que si je dis je suis le fils de Jesse Owens et je démarre, moi, à la ligne des 50 mètres. "

J'ai demandé à Buffett ce qu'en pensaient ses enfants.
" Je crois qu'ils trouvent cela très bien, dit-il. Je ne suis pas aussi draconien que j'en ai l'air. Presque, mais pas tout à fait. Je pense que les enfants doivent avoir suffisamment d'argent pour être capables de faire ce qu'ils ont envie de faire, d'étudier pour s'y préparer, mais pas suffisamment d'argent pour pouvoir ne rien faire. "
Susan, la fille de Buffett, était à la réunion de Berkshire, avec le dernier né des petit-fils de Buffett, Michael, âgé de deux mois. Je lui ai demandé comment c'était de grandir avec un père comme Warren.
" Eh bien, c'est un type très bien, dit-elle, et nous avons grandi de manière tout à fait normale. Nous n'avons pas eu de voiture à 16 ans, ou des trucs comme ça. Pendant des années je n'ai même pas su exactement ce qu'il faisait. Quand ils me demandaient à l'école, je répondais qu'il était un security analyst, et ils pensaient qu'il contrôlait des systèmes d'alarme. Il ne prête aucune attention à ses vêtements, vit toujours dans la même maison, et passe son temps à lire. "
" Il compare l'argent laissé aux enfants à de l'assistance, " lui dis-je.
" Je sais, dit Susan. Cela peut avoir un effet débilitant et ça arrive à des tas de gens, particulièrement recevoir trop d'argent quand on est jeune. " Susan médita quelques secondes avec mélancolie. " Je pense que je suis maintenant suffisamment âgée pour que cela ne soit plus débilitant, " dit-elle.
" Vos parents ont plus d'un milliard de dollars, et vous n'en avez pas la moindre part. Une petite fraction n'aiderait-elle pas à réparer à la cuisine ? " lui demandai-je. Elle éclata de rire.
" Parfois je dois à la vérité de dire que ce serait bien agréable. Mais je le comprends et ce qu'il dit et fait est raisonnable. "
Même si Susan était parfaitement charmante, je n'ai pas eu l'impression qu'elle était totalement convaincue. Quoiqu'il en soit, je pense que la cuisine pourra un jour être réparée. J'avais demandé à Warren ce qu'il ferait de son argent.
" À la fin, plus de 99 % retournera à la société, à travers une fondation. Je vais essayer de trouver les meilleures personnes dans le monde pour gérer la fondation et ensuite je les laisserai faire des choses très intelligentes avec l'argent. Fondamentalement, je dispose d'une grande quantité de créances sur la société et ces créances peuvent retourner à la société. "

J'ai demandé à Buffett s'il était préoccupé par les déficits commerciaux et les déficits budgétaires et tous les autres problèmes qui agitent la communauté financière.
" Nous serions certainement plus heureux et notre taux de croissance serait meilleur si nous pouvions résorber ces déficits, dit-il. Nous avons acheté tous ces produits de consommation - ces voitures et ces magnétoscopes - à des étrangers, et ils détiennent des créances sur nous, et ils peuvent transformer ces créances en cash. Ainsi de temps à autre les Japonais achètent une nouvelle tour de bureaux. Quand ils ont acheté le building de la chaîne ABC à New York, les $175 millions qu'ils ont dépensé représentaient la compensation d'une seule journée du déficit commercial. [En 2006, le déficit commercial quotidien était de plus de $2 milliards.] Ainsi nous échangeons des biens immobiliers contre des gadgets comme des magnétoscopes, mais il y a une certaine justice en cela car à l'origine Peter Minuit a acquis Manhattan en échange de verroterie. Cela a seulement pris 300 ans pour boucler la boucle. "
Alors comment va-t-on s'en tirer ?
" Soit nous ferons en sorte que les créances détenues par les étrangers perdent une grande partie de leur valeur via une forte inflation, soit nous nous mettrons à produire plus que nous consommons.
Je suis en faveur de la taxe sur l'essence car le pétrole est une ressource en cours d'épuisement. Nous continuons à l'aspirer du sous-sol comme si nous avions planté une paille dans un soda géant. Si nous ne réduisons pas tous ces décalages, il y aura une réelle injustice intergénérationnelle. Nous consommons plus que nous produisons, les étrangers détiennent des créances, et ils pourront les présenter à la génération suivante. "
Mais pour l'instant, vous n'êtes pas pessimiste ?
" Notre pays est fabuleusement riche, et nous pouvons continuer à l'échanger ainsi pendant longtemps. C'est une machine très puissante, qui peut encaisser beaucoup de mauvais traitements. "

Il y a eu tellement de frénésie durant les "Trépidantes années 80" (référence au livre de Goodman intitulé "The Roaring '80s"), tellement d'argent bouillonnant dans les échanges, tellement de champagne et de gueule de bois, tellement de souci de recevoir et de dépenser, que c'est apaisant d'être avec un type plein d'optimisme comme Warren Buffett qui n'exhibe pas sa richesse, et qui a été bien récompensé en faisant ce qu'il aimait faire.
" L'argent est un sous-produit de mon activité qui consiste à faire ce que j'aime le mieux, dit Buffett. Si Ted Williams recevait le plus haut salaire du base-ball et n'avait qu'un score de 22, il serait malheureux, et s'il recevait le salaire le plus bas mais atteignait 400, il serait très heureux. C'est le sentiment que j'éprouve vis-à-vis de mon travail.
Je choisis pour mes business des managers qui aiment ce qu'ils font et qui ne sont pas en train de se construire un curriculum vitae ou font ça seulement pour l'argent, ils sont mariés avec ce qu'ils font et ils continuent à le faire même quand ils ont beaucoup d'argent. J'aimerais être comme Mme Blumkin dans sa boutique. Chaque jour, quand je me rends au bureau, c'est comme si je m'offrais une danse. "

Traduction AC
Septembre 2006

 

Note 1 : par "franchise", Buffett entend : "une prime de prix due à la notoriété".