Chapitre 1
Le doyen de Wall Street
« Il n'y a qu'un seul doyen dans notre profession, si tant
est que l'analyse des valeurs boursières puisse être qualifiée de profession.
La raison pour laquelle Benjamin Graham en est sans discussion le doyen est
parce qu'avant lui ce n'était pas une profession et après lui on a commencé à
en parler ainsi. »
– “Adam
Smith” (pseudonyme de George Goodman), Supermoney1
Au début de 1968, la bourse américaine
déclinait à nouveau* et l'investisseur
d'Omaha Warren Buffett, qui gérait près de $105 millions dans son Buffett Partnership, était déconcerté et préoccupé car il ne
parvenait pas à trouver de valeurs à acquérir à un bon prix. Pendant ses douze
années d'existence, le partnership de Buffett avait réussi à faire croître ses actifs
au taux annuel moyen composé de 29,5% et il voulait maintenir la rentabilité à
laquelle il avait habitué ses investisseurs.
« Le marché n'était pas très bon,
» dit Walter Schloss, le manager d’un fonds à New
York et ami de longue date de Buffett, « alors Warren s’exclama : il faut faire
quelque chose ! Allons voir Ben et demandons-lui conseil. »
Le « Ben » en question était Benjamin Graham, qui pendant des décennies avait géré le très respecté fonds d'investissement Graham-Newman, dispensé des cours de finances à Columbia, et écrit les livres les plus célèbres qui aient jamais été publiés sur les techniques d'investissement. Graham était en matière d'investissement le théoricien et le philosophe le plus influent du XXe siècle. Il fut le mentor de Buffett et de dizaines d'autres maîtres de la finance en Amérique. Graham avait pris sa retraite et partageait son temps entre ses résidences en France et en Californie.
« J'ai su que Ben était rentré aux États-Unis, » explique Buffett. « Je l'ai appelé et lui ai demandé, "Si je viens avec quelques uns de vos étudiants, accepteriez-vous de nous recevoir ?" Il répondit, " Bien sûr." J'ai appelé une douzaine de personnes et chacune d'elles a dit "oui". » On fixa la date au 26 janvier 1968.
La quête
Ceux qui firent le pèlerinage sur la côte ouest avaient déjà gagné la réputation de superstars parmi les investisseurs. Dans le groupe se trouvaient Schloss, la fondateur de Walter and Edwin Schloss Associates ; Tom Knapp et Ed Anderson de Tweedy-Browne ; William Ruane, patron de Ruane, Cunniff & Company et plus tard fondateur de Sequoia Fund ; David "Sandy" Gottesman, dirigeant de la firme d'investissement First Manhattan ; Marshall Weinberg, agent de change dans la firme new-yorkaise Gruntal & Company ; Charles T. Munger, un avocat de Los Angeles et à l'époque partenaire informel de Buffett ; Roy Tolles, l’associé de Munger à Los Angeles ; Henry Brandt, senior vice président de Shearson Lehman Hutton ; les investisseurs new-yorkais Jack Alexander, Buddy Fox et l'un des associés de Buffett, William Scott.
Les membres du groupe avaient
déjà atteint à l'époque « une aisance modérée, » pour reprendre le mot de
Buffett. La plupart sont maintenant [en 1994] sexagénaires ou au-delà. « Ils
sont tous riches aujourd’hui. Ils n'ont pas créé Federal
Express ou quelque chose comme ça. Ils ont simplement avancé en mettant à pied
devant l'autre. Ben avait tracé le plan. C'était aussi simple que cela. »2
En écoutant le maître
Buffett écrivit un mémo à
l’intention de ceux qui seraient du voyage. «... nous allons participer à une réunion en quelque
sorte de pollinisation croisée. Connaissant la propension de plusieurs d'entre
vous à faire des speeches (et je vois quelques doigts qui se pointent vers
moi), je me hâte de préciser qu'il est l'abeille et que nous sommes les fleurs
! Tandis que je parcours la liste des destinataires de ce mémo, j'ai
l'impression qu'il y a un risque que ça dégénère en une vente aux enchères de tapis
persans si nous ne nous imposons pas la discipline d’écouter ce que nous
pouvons apprendre de Ben, plutôt que d'en profiter pour le tenir au courant du
grand nombre d'idées géniales que nous avons eues et dont il n’a pas encore été
informé. »
Les pèlerins convergèrent de
différentes villes, quelques-uns se retrouvant d'abord à Las Vegas pour passer quelques jours au Caesar's Palace, le
nouveau et luxueux hôtel casino. Puis ils se rendirent au Del Corona de l'autre
côté de la baie de San Diego, un élégant hôtel
victorien qui avait servi de cadre au film, Certains l'aiment chaud,
avec Tony Curtis, Jack Lemmon
et Marilyn Monroe.
Ben avait réservé une chambre d'invité pour lui-même et une salle de réunion pour le groupe. Chaque matin, tout le monde se rassemblait pour discuter des valeurs et des marchés financiers ; l’après-midi était réservé à la détente sur la plage.
Un investisseur parie sur le jeu de quelqu'un
d'autre
« Il nous a fait passer une interro, dit Buffett, un quiz où il fallait répondre à une
série de questions par vrai ou faux. Imaginez-vous tous ces types super
intelligents devant leur feuille de papier, suçant leur crayon. Ben nous avait
prévenu à l'avance : la moitié des questions étaient vraies et l’autre
moitié étaient fausses. Il y avait 20 questions. La plupart d'entre nous avons
obtenu moins de 10. Vous les auriez marquées toutes "vraies", ou toutes
"fausses", vous auriez eu 10 ! »
Graham avait préparé lui-même ce
petit questionnaire historique en apparence très simple, explique Buffett. « C'était
pour illustrer une idée : que le type intelligent, d'une certaine manière,
truquait le jeu. On était en 1968, quand toutes ces procédures comptables
fantaisistes étaient employées. Vous auriez pensé pouvoir en tirer profit, mais
le but du quiz était justement de montrer que si vous essayiez de jouer à la
place du type en face, ce n'était plus aussi facile.
Roy Tolles obtint le meilleur score, je me rappelle de ça, » dit Buffett en riant. « On avait passé un moment extra. Alors on décida de remettre ça régulièrement. »
Une tradition est née
C'était la première d'une célèbre série de réunions, en dehors de leur cadre de travail, entre les vieux amis de Wall Street.
Le groupe qui rendit visite à Ben
Graham – connu aujourd'hui sous le nom informel de Buffett Inc.
– commença par se réunir annuellement. Puis, Buffett et ses amis décidèrent de
se rencontrer tous les deux ans dans des endroits luxueux comme Laurel Point
Inn sur l'île Victoria en Colombie Britannique, Bishop's Lodge à Santa Fe au Nouveau-Mexique, ou Williamsburg Inn en Virginie. Le club a incorporé depuis
lors une soixantaine d'autres amis proches que Buffett s'est fait au cours des
années, parmi lesquels la directrice du Washington Post, Katharine Graham, l'ancien président de Coca-Cola,
Donald R. Keough, le patron de CBS, Laurence Tisch, et le fondateur de Microsoft et deuxième homme le
plus riche des États-Unis, William Gates.
« En 1983, nous avions loué les
deux ponts supérieurs du Queen Elizabeth II, » se
rappelle Schloss. « Il a plu tout le temps. Nous
n'avons pas mis le nez dehors. »
L'année qui suivit le voyage pour aller demander conseil à Ben, Buffett liquida le Buffett Partnership, dans l'idée d'attendre que le déclin du marché conduise à un nouveau point bas du cycle et permette d’acquérir à bon prix un nouveau portefeuille. Trois ans plus tard, c’était à Wall Street l'effondrement de 1973-1974.*
Buffett et ses amis étaient allés
en Californie consulter Ben Graham pour deux raisons simples : Graham en savait
plus sur les actions et les obligations que n'importe qui d'autre qu'ils connaissaient
et ils avaient confiance en ses vues.
La sagesse d'investir dans la valeur
Sous le patronage de Graham, ce remarquable groupe de gestionnaires de fonds en sont venus à comprendre les notions fondamentales de l'investissement dans la valeur – c'est-à-dire la sélection de valeurs financières en se focalisant sur les faits concernant la position financière de l'entreprise et son potentiel de gains futurs. Les investisseurs dans la valeur ne prêtent essentiellement aucune attention aux mouvements cycliques du prix des actions individuelles ni aux mouvements du marché dans son ensemble. Les girations du marché sont pour eux sans conséquences, sauf que les cycles à la hausse rendent les bonnes affaires plus difficiles à trouver, et les cycles à la baisse les rendent au contraire très nombreuses. Graham a été un pionnier dans le développement des techniques de hedging** et dans la découverte des possibilités d'arbitrage, mais même ses activités dans ces domaines sophistiqués étaient fondées sur la connaissance des prix auxquels une action devait être vendue ou bien achetée.
Les « supers investisseurs »
Dans un discours désormais célèbre, prononcé en 1984 à l'Université de Columbia, « Les Supers Investisseurs de Graham et Doddsville, » Warren Buffett a décrit le succès spectaculaire des disciples de Graham.
Dans ce discours, Buffett réfutait la théorie dite des «
marchés efficients » ou des « promenades aléatoires, » la notion que la
moindre information sur les marchés est tellement parfaitement connue de tous
qu'aucun investisseur ne peut disposer d'un avantage sur un autre. Il défendit
l'idée que le palmarès des élèves de Graham démontrait au contraire que le
marché comportait encore suffisamment de dysfonctionnements pour permettre à un
investisseur entreprenant et doué de faire mieux que le commun des mortels. Les
« supers investisseurs, » que Buffett mettait en avant comme preuve,
obtenaient régulièrement une rentabilité supérieure à 20 % avec l'argent
qu'ils géraient. « Ce groupe d'investisseurs, qui ont tous réussi, ont le même
patriarche intellectuel, Ben Graham, » dit Buffett.
La plupart des étudiants des techniques d'investissement
connaissent la préférence qu’avait Graham pour les actions qui se vendent en
dessous de leur valeur mesurée à partir des actifs nets. Bien que la méthode
d'évaluation de Graham semble accorder une importance déterminante aux actifs,
aux dettes et aux autres facteurs quantitatifs d'une entreprise pour évaluer le
prix correct de ses actions et son potentiel de gain (par opposition aux
cycles, aux capacités managériales, aux perspectives de l'industrie et à
d'autres facteurs qualitatifs), sa pensée n'était pas aussi étroite ou aussi
méthodique que certains de ses suiveurs ne l'imaginent, explique le fondateur
de Sequoia Fund, Bill Ruane. Graham ne se contentait pas de produire une formule
et de l'appliquer de avec entêtement.
« Graham a développé un cadre d'analyse qui permet aux
gens de réfléchir à ce que les chiffres réellement signifient, » dit Ruane. D'ailleurs Ruane a démarré
Sequoia Fund en 1970 quand
Buffett lui a demandé de s'occuper de ses clients car lui-même liquidait Buffet
Partnership. Le capital de départ était de $10
millions. Ruane ferma l'accès du fonds à des nouveaux
investisseurs en 1982 alors que sa valeur avait atteint $350,7 millions. «
L'argent arrivait plus vite que les idées pour savoir qu’en faire, » dit Ruane.3
Encore aujourd’hui le fonds n'accepte pas de nouveaux investisseurs. En 1992,
le fonds avait une valeur de $1,4 milliards et sa rentabilité annuelle moyenne
sur les 10 années précédentes était de 17,3 %.*
Graham et Doddsville
C'était à l’aide d’exemples comme
celui de Ruane que Buffett construisit son
argumentation contre la théorie des promenades aléatoires. Mais il ne
s'agissait pas seulement d'une poignée de managers professionnels de fonds :
Buffett faisait observer qu'à la suite des 40 ans de carrière de Ben Graham
toute une communauté d'investisseurs prospères avait vu le jour. « Il y a
vraiment une Graham-et-Doddsville, » dira plus tard
Buffett. « C'est une sorte de village intellectuel. » C'est effectivement une
communauté vibrante s'étendant bien au-delà de ceux qui ont appris à investir à
Columbia avec Graham. Graham et Doddsville rassemble
la clientèle initiale de Ben, ses collègues, ses amis, mais aussi des gens qui
connaissent Graham seulement par ses publications. Ces gens, partageant un
esprit commun, vivent dans toutes les régions du monde.
Au-delà de la première génération
de disciples dont Buffett parlait dans son discours « Les Supers Investisseurs
de Graham et Doddsville, » il y a maintenant des
dizaines de deuxième et troisième génération de professionnels, des managers de
fonds d'investissement et des conseillers financiers tout autour du monde, qui
adhèrent aux principes d'investissement édictés par Graham. Beaucoup de ces
gens, à la suite des étudiants de Graham comme Buffett ou Ruane,
ont fait évoluer la théorie de base.
Robert W. Bruce III, ancien
responsable des investissements de la Fireman's Fund
Corporation et directeur exécutif du Steamboat Group,
déclare que dans son travail il utilise Graham et Dodd
quotidiennement. Charles Brandes, par exemple, qui gère un fonds de $1 milliard
à Del Mar en Californie, souligne l'importance du
cash-flow quand il applique les théories de l'investissement dans la valeur. Geraldine Weiss, l'éditeur de la lettre d'information Investment Quality
Trends, rappelle aussi l'importance que Graham attachait aux dividendes.
John Neff, du Windsor Fund,
adhère aux principes de base, mais recherche, en même temps que les dividendes,
une solide croissance. Durant l'automne 1993, John Bogle,
le président non-conformiste du Vanguard Group,
rendit hommage à Graham dans son livre, Bogle
on Mutual Funds : New
Perspectives for the Intelligent Investor
(Bogle sur les fonds communs de placement :
nouvelles perspectives pour l'investisseur intelligent). The
Intelligent Investor, bien sûr, est le titre bien
connu d'un des livres de Graham. La liste est longue.
À la suite de la publication dans
le Financial Analyst
Journal de souvenirs que Warren Buffett écrivit après le décès de Ben,
Buffett reçut des lettres du Canada, d'Arizona et de beaucoup d'autres
endroits, de la part de gens qui avaient écrit à Ben pour lui demander des
conseils et des recommandations et qui avaient reçu les deux.
Le gourou
Le petit homme mince, âgé de 74
ans, au front large, aux yeux bleus pétillants et au grand sourire, que
rencontra le groupe de Buffett cette semaine-là en 1968, accusait son âge.
Néanmoins il faisait preuve d'une dignité courtoise plus fréquente à sa
génération que maintenant. Il était doté d'un rare charisme, illuminé par une
extraordinaire intelligence et une grande richesse d'expériences dans la vie.
Même s'il est vrai que le génie
surgit aux temps et aux endroits où on l’attend le moins, l’histoire de la
famille de Graham, les jeunes années de Ben et son éducation l'ont préparé pour
l'époque dans laquelle il allait vivre et pour le rôle qu'il allait y jouer. La révérence de sa famille
pour les connaissances et sa propre éducation ont
donné à Graham la capacité d'appliquer une précision de professeur dans le
domaine de la finance. Tôt durant ses années d'école, le cadre s’est mis en
place qui conduirait à Graham à appliquer ses connaissances mathématiques et
logiques à l'étude des valeurs financières – et à utiliser son intellect pour
enrichir tant de ses clients et pour rendre ses étudiants plus intelligents.
L'histoire de la façon dont il devint une idole de Wall
Street débute à l’aube du XXe
siècle.
Un nouvel âge se profile
Dans le premier mois de la première année du XXe siècle, la dépouille mortelle de la reine Victoria
était exposée solennellement à Londres, marquant la fin du plus long règne de
l’histoire de la monarchie britannique. Des milliers de personnes silencieuses,
en deuil étaient venues rendre les derniers hommages à la reine. Elles accompagnaient
le cortège funèbre qui emmenait la « Mère » tant aimée vers sa
dernière demeure. Les rues de Londres étaient tendues de cachemire pourpre, attaché
avec des noeuds de satin blanc – la Reine trouvait que le noir dans les
funérailles était déprimant. Cette triste mais capitale relève de la garde,
marquant le passage d'un siècle à l'autre, de l'ère victorienne à l'ère
édouardienne, était l'un des plus anciens souvenirs du jeune Benjamin Grossbaum. Bien que la famille de Ben vécût à New York
quand la reine Victoria mourut, l'Angleterre était leur mère patrie, et comme
le reste du monde, ils furent saisis par cette entrée solennelle dans le
nouveau siècle.
Benjamin Graham naquit à Londres le 8 mai 1894. Il passa
la première année de sa longue vie dans la froide et humide Albion. Toute sa
vie il garda quelque chose de l'attitude formelle des Britanniques, de leur
réserve émotionnelle et de leur sens de l'humour teinté d'ironie.
Un pays d'immigrants
Benjamin avait seulement un an quand les Grossbaum décidèrent que leur foyer, qui comptait trois
petits garçons très actifs, serait mieux à New York et qu’il fallait développer
là-bas le business familial. Les Grossbaum, qui
n'avaient pas encore changé leur nom en Graham, importaient de la porcelaine,
de la poterie et tout un bric-à-brac en provenance d'Autriche et d'Allemagne.
Quelques neuf millions d'immigrants, au tournant du
siècle, se joignirent aux Grossbaum pour frapper à la
« porte dorée » de l'Amérique. Il est presque certain qu'au cours de leur
voyage, les Grossbaum passèrent par ce petit bout de
territoire bourdonnant dans le port de New York – Ellis
Island. L'île était intimidante, avec ses essaims de réfugiés perdus,
transportant leurs affaires dans des baluchons. Mais les bâtiments étaient
spacieux et élégants, et la plupart du temps les agents de l'immigration étaient
efficaces et gentils. Quel que c'ait été par ailleurs, Ellis
Island était la porte d'entrée vers un monde de possibilités. Les Grossbaum avaient, par chance, un avantage sur la plupart
des autres immigrants. Ils venaient d'une terre où l'on parlait anglais, et, selon
différents témoignages, ils arrivaient avec suffisamment d'argent pour s'installer
dignement et en même temps lancer une nouvelle entreprise.
Les membres de la famille durent éprouver de la sympathie
pour les hordes d'Européens de l'Est qu’ils croisèrent à Ellis
Island. Eux-mêmes n'étaient éloignés que de quelques années de ce Vieux Monde
misérable que la plupart des immigrants cherchaient à fuir. Dora Gesundheit Grossbaum, la mère de
Ben, était la quatrième des onze enfants du Grand Rabin de Varsovie.
Une lignée d'intellectuels
Le père de Dora était un
intellectuel et un érudit. « C'était le principal rabbin de Varsovie, »
explique Rhoda Sarnat, la
cousine germaine de Ben Graham. « Mon père et Tante Dora étaient nés en
Pologne. Toute la famille était née là-bas. Mais la vie y était effroyable. Il
n'y avait aucune possibilité d'ascension sociale pour un juif. »
À cause de son attitude libérale vis-à-vis
de la religion, qui remontait à loin dans son histoire, la Pologne était
devenue au cours des siècles la terre d’asile d'une importante communauté
juive. À Varsovie, les juifs représentaient près de 40 % de la population. Avec
l'expansion démographique en Europe, la Russie et l'Allemagne commencèrent à se
sentir à l’étroit dans leurs frontières et toutes deux, avec l’Autriche, opprimèrent
et se partagèrent la Pologne.* Le pays
endura des troubles politiques terribles. Au XIXe
siècle une partie des populations européennes vivaient dans la misère et
beaucoup d'Européens, en particulier les juifs si maltraités, s'enfuirent.
Dora, son frère aîné Maurice, et
d'autres enfants des Gesundheit quittèrent la Pologne
pour aller s'établir en Angleterre. D'autres frères et soeurs partirent à la
recherche d'un destin meilleur dans des pays sur presque tous les continents.
Maurice Gesundheit, qui plus tard changera son nom de
famille en Gerard, dans ses jeunes années se rendit
aux attentes familiales qui voulaient que le premier fils poursuivît des études
rabbiniques. Peu de temps après le début de sa formation, cependant, Maurice
décida qu'il était agnostique et abandonna la voie religieuse. Il choisit une
carrière qui, à son idée, offrirait une plus grande stimulation. Maurice étudia
les mathématiques et devint professeur à l'Université de Manchester.
Mais bientôt, entendant les
récits sur cette terre pleine de vie et de vigueur de l'autre côté de l'Atlantique,
Maurice rejoignit sa soeur Dora et sa famille à New York et changea totalement
de voie. Aux Etats-Unis l'industrie et la construction étaient prospères, alors
il devint ingénieur en génie civil et en mécanique.
L'arrivée de Maurice Gérard s'avéra
être une bénédiction pour Dora et ses trois jeunes fils. Le père de Ben, en
effet, mourut peu de temps après l'arrivée de la famille à New York, la
première d'une série de morts prématurées qui frappèrent cruellement la famille
Graham. En l'absence d'antibiotiques et des autres médicaments modernes, la
diphtérie, la typhoïde et la malaria étaient des maladies fréquentes. Le
moindre coup de froid pouvait se transformer en pneumonie fatale. C'est ce qui
arriva à Isaac Grossbaum. Le jeune père n'avait que 35
ans quand il laissa orphelins Leon, 11 ans, Victor,
10 ans, et Benjamin âgé de seulement 9 ans.
Le combat d'une veuve
Dora et les enfants s'efforcèrent
de poursuivre le démarrage du business d'importation de porcelaine, mais à la
fin ce fut un échec. Ensuite Dora Grossbaum essaya
pendant plusieurs années de faire tourner une pension de famille, et bien
qu'elle fût une femme volontaire et énergique, l’entreprise échoua aussi.
Ses efforts pour améliorer le sort de la famille offrirent au jeune Benjamin sa première occasion de se frotter au monde de la bourse. Il n’avait alors que 13 ans. Cette année-là, sa mère ouvrit un compte sur marge pour acheter un lot d'actions à vendre de U.S. Steel. Mais la bourse, stimulée d’abord par une spéculation excessive puis étranglée par une pénurie de monnaie, s'effondra. Elle perdit 40% de sa valeur en un an*. La célèbre panique de 1907 effaça le petit compte de Dora comme par un coup d'éponge, absorbant encore plus de ses maigres réserves pour combler son emprunt. Il s’agissait d’un cas classique d’entrée sur un marché surévalué suivi d’une perte totale de sa mise**. Le marché avait totalement récupéré en 1909, mais cela n’aida pas les petits investisseurs comme Dora Grossbaum qui n’avaient pas eu les reins assez solides pour suivre.
Les Grossbaum
devinrent dépendants de la charité des autres, les cousins pauvres dans un clan
qui avait réussi et qui était prospère. Pendant ces années, Dora et les enfants
vécurent avec Maurice Gérard et sa famille. Gérard, maintenant ingénieur en
génie civil et consultant en organisation auprès de grandes corporations, était
à la fois un esprit scientifique et une figure autoritaire. Il a eu une
profonde influence sur le développement intellectuel du jeune Benjamin.
La solidarité familiale
« Mon père connaissait les Arts,
la littérature, la théologie, l'astronomie, et se tenait au courant de
l’actualité, » explique Rhoda Gerard
Sarnat, qui est née en 1915, après que les Gerard se furent installés à Chicago. « Faire une promenade
avec lui était toute une leçon. Il pouvait décrire les étoiles, ainsi bien que sortir
son couteau et expliquer le mica sur un rocher. Peu importait le sujet. »
Néanmoins, élever sa propre famille plus un trio de neveux n'a pas dû être simple. Maurice n'avait que 23 ans de plus que Léon, le frère aîné de Benjamin. Victor, le deuxième des trois garçons Grossbaum, était un enfant turbulent ; Léon était plus calme ; et Ben, le dernier, finit par être appelé comme « le cerveau » de la famille. Clairement le favori de sa mère, Ben a grandi avec la confiance en soi d'un fils chéri.
Les enfants allèrent à l'école
communale n°10 au croisement de 117th Street et de Nicholas Avenue, qui à cette époque-là était un quartier
agréable. « « Victor était en CM2 et il se fourrait toujours dans des embarras,
» se rappelle avoir entendu dire Rhoda. « Benjamin
n'était qu'en CE2, mais c'était toujours à lui de tirer Victor de son mauvais
pas. Depuis toujours Ben était reconnu comme très intelligent. »
La vie par de multiples aspects
était difficile pour des immigrants et des orphelins comme les fils Grossbaum, mais l'Amérique au tournant du siècle était
aussi une terre où régnait un optimisme extravagant. La nourriture, l'espace,
les nouvelles idées et inventions qui excitaient l'imagination, étaient
abondants. La machine à écrire, la machine à coudre, la moissonneuse-batteuse
et surtout l'automobile promettaient d’offrir une vie de rêve à tout un chacun.
Les jeunes Grossbaum
grandirent à New York à l’époque où furent inventés les bandes dessinées pour
enfants et les romans à deux sous comme "Penrod and Sam" de Booth Tarkington qui racontaient des aventures échevelées. À l'école la plupart des
petits garçons étaient plongés dans les manuels de lecture de McGuffey. Les petites filles portaient des jupes marines. Et
garçons et filles étaient chaussés de bottines à boutons. On voulait que les
enfants mènent une vie saine et la plupart du temps les adultes considéraient
cela avec bienveillance et humour.
Une personnalité se forge
Ben apprit des leçons de morale
en même temps qu’il apprit à lire, à écrire et à compter. Il parla de cette expérience
dans un discours de nombreuses années plus tard. « Quand j'étais à l'école
primaire à New York, il y a plus de 70 ans, dit-il, ne devions écrire diverses
maximes dans notre cahier. La première de la liste était " l'honnêteté est
la meilleure des attitudes." C'est encore la meilleure des attitudes... »4
Comme beaucoup d'enfants
intelligents, Ben était très sensible et facilement blessé. Il s'efforçait de trouver
les moyens de vivre avec cette sensibilité. Ben commença par se choisir des
héros et des modèles dans ses livres de littérature et d'histoire. Ulysse,
Marc-Aurèle, Isaac Newton et son homonyme, Benjamin Franklin, étaient ses favoris.
« Dans un sens c'est étrange que
l'Odyssée ait eu tant d'influence sur moi, car la personnalité d'Ulysse est
aussi différente qu’il est possible de la mienne, » dit Ben à sa famille à
l'occasion de son 80e anniversaire. « C'était un grand combattant et pilleur,
alors que je ne me suis jamais battu avec personne ni n'ai pillé quoique ce fût
dans ma vie. Il était intriguant et rusé, alors que je m'enorgueillis d'être
simple et direct. » Cependant, admit Ben, le personnage d'Ulysse, si aventureux
et n'en faisant qu'à sa tête, l'avait toujours attiré.
Benjamin Franklin, un héros
américain de chair et de sang dont l'autobiographie incluait des
recommandations sur la façon de choisir une maîtresse, faisait aussi partie de son
panthéon. « Il avait tout les traits de caractères estimables que je voulais
avoir, » expliqua Ben à sa famille. « –une haute intelligence, de
l'application, de la créativité, de l'humour aussi, de la gentillesse et de la
tolérance pour les défauts des autres, et encore beaucoup d'autres traits. Il
est possible aussi, sans que cela fût délibéré, que je partage quelques-unes de
ses faiblesses... » En l'absence d'un père et ayant un appétit vorace pour les
connaissances, Ben tirait un grand nombre de ses idées de ses lectures.
L'armure émotionnelle
Pour protéger son tendre esprit
des diverses blessures possibles, Ben avait embrassé le stoïcisme comme
philosophie personnelle. Les
affronts, les négligences, les critiques, les blessures intentionnelles faites
à son âme devaient être supportés sans plainte, et ne devaient en aucune façon
être retournés.
Ben fréquenta l’école avec
plaisir, mais il apprenait aussi de ses expériences pratiques. Durant sa
jeunesse, lui et ses frères acceptèrent tous les jobs qu'ils pouvaient afin
d'aider leur mère à joindre les deux bouts.
Les frères Graham admirent plus
tard qu'ils étaient terrifiés par l'impressionnant Oncle Maurice, cependant un
fort lien familial existait. Que ses talents aient été innés ou bien qu'ils
aient été cultivés par son oncle, Benjamin, comme Oncle Maurice, devint un
mathématicien très doué. Ben développa sa mémoire et plongea avec aisance dans
les classiques, qu'il lisait en grec, en latin et en français.
« Il y avait un parallèle entre
Ben et mon père, » dit Rhoda Sarnat.
Elle explique que des onze enfants Gesundheit, nés en
Pologne, chacun eut un enfant exceptionnellement intelligent. « C'était un bon
terreau. »
Le frère de Rhoda,
Ralph Waldo Gerard, devint
un neurophysiologiste de réputation internationale. Une cousine de Liverpool fut
paraît-il la première femme à être élue à la Chambre des Communes. Apparemment,
le formidable Oncle Maurice comprit que Benjamin était la star de Dora. Il valorisa
les talents de Ben et l’aida à les développer. Plus tard Maurice Gérard fut
l'un des premiers investisseurs et partenaires de business de Ben.
Après l'école primaire, Ben poursuivit
ses études secondaires à la Boys High School de Brooklyn. En dépit de sa petite taille et de la
gêne que lui causait sa gaucherie naturelle, Ben aimait les activités sportives
et il était très actif. Parmi les amitiés qu’il noua pour la vie, il y avait le
jeune Douglas Newman et son frère Jerome. Les jeunes
gens décrochèrent des médailles dans les épreuves de relais. Malgré les
difficultés économiques persistantes de la famille Grossbaum,
Ben finit dans les premiers de sa classe.5
Les tours du destin
L’étudiant si talentueux faisait
naître des attentes fortes, mais les rêves de Ben ne devaient pas se réaliser
sans revers.
Warren Buffett raconte qu’après
qu’il eut décroché son baccalauréat Ben passa un examen national pour recevoir
une bourse. Tout le monde fut surprit et déconcerté en apprenant que Ben avait réalisé
un piètre résultat. Cela paraissait incroyable. Irving Kahn, l'ami de longue
date de Graham, explique que Ben avait une vitesse de réflexion si époustouflante
qu'il pouvait répondre aux questions les plus compliquées immédiatement après
les avoir entendues. Sa mémoire était tellement phénoménale qu'il apprit à lire
dans six langues différentes.
La déception de Ben fut d'autant
plus grande qu'un cousin portant le même nom avait réussi le deuxième meilleur
score jamais obtenu et avait reçu une bourse pour Columbia. Résigné à accepter
la fatalité, Ben rechercha du travail. Quelques mois plus tard, les
responsables des bourses découvrirent qu'il y avait eu un mélange dans les
résultats des tests. Le cousin ne réussissait pas bien et l'administration de
Columbia décida d'attribuer plutôt la bourse à Ben. En dépit des conseils de
ses amis qui lui disaient que s'il laissait tomber son travail il n'en
retrouverait jamais un autre qui payait aussi bien, Ben s'inscrivit à Columbia College, le plus ancien département de l'Université de
Columbia.
La bataille pour payer Les études
Même l'erreur corrigée, les
moyens économiques restaient serrés. Les frères de Ben mettaient au pot pour
l'aider à payer ses études, mais il n'en avait quand même pas assez. Finalement
Ben fut contraint de laisser tomber les classes de jour, et il prit un job à
plein temps chez U.S. Express.
Ce job devint en lui-même une
éducation. Chez U.S. Express, on confia à Ben la
responsabilité d'un projet de recherche sortant de l’ordinaire. « Nous voulions
déterminer les effets sur les revenus d'un nouveau système révolutionnaire
qu'on envisageait de mettre en place pour calculer les taux express. À cet
effet, nous utilisions ce que l'on appelait des machines Hollerith, achetées en
leasing à la Calculating-Tabulating-Recording Company, » expliqua Ben. « Chaque machine comportait
une perforatrice de carte, une trieuse et une tabulatrice – des outils à cette
époque quasiment inconnus du monde des affaires, et dont la principale
application était au Bureau du Recensement. » Son expérience avec les machines C-T-R non seulement introduisit Ben aux principes de la
comptabilité, mais il eut aussi l'impression d'être en contact avec la plus
extraordinaire des technologies. Quelques temps plus tard, bien sûr, C-T-R changea ses initiales en IBM.6
L'intolérance et les
grondements de la guerre
Quand Ben s'inscrivit au collège,
l'humeur exubérante de la nation de la décennie précédente s'était estompée. On
sentait que la guerre approchait en Europe. Même si les États-Unis n'entrèrent
pas dans le conflit avant 1917, les sentiments anti
allemands et antisémites étaient répandus aux États-Unis et les Grossbaum, comme des milliers d'autres immigrants de
fraîche date, ressentaient la tension. Robert Heilbrunn,
un ami proche de Ben et aussi l'un des premiers investisseurs chez Graham, a
grandi à New York. Il se rappelle ces années périlleuses.
« Quand j'avais environ six ans,
je vivais avec mes parents et mes grands-parents dans une grande maison, » dit Heilbrunn. « Mes grands-parents parlaient tout le temps en
allemand. Quand je suis entré au cours préparatoire, mon anglais n'était pas
très bon. Les autres enfants m'appelaient "Heilbrunn
le hun".
Quand la guerre éclata, on
changea tout ce qui de près ou de loin était allemand. Même les rues de
Brooklyn changèrent. Hamburg Street
devint Liberty Street. La choucroute devint le chou
de la liberté, » se souvient Heilbrunn. Les
hamburgers devinrent les steaks de la liberté, les teckels les chiots de la
liberté et à Cincinnati on interdit même de poser des bretzels sur les
comptoirs.
echapper à son nom
Les Grossbaum,
leurs cousins, et leurs amis changèrent aussi leurs noms. Il était habituel,
explique Rhoda Sarnat, que
les gens prennent la première ou les deux premières lettres de leur nom
d'origine et ensuite trouvent un nom proche anglo-saxon ou en tout cas pas
teutonique. Ainsi Grossbaum devint le nom écossais
Graham et Gesundheit fut transformé en Gerard. Certains cousins devinrent les Greville.
En dépit des temps troublés de sa
jeunesse et de l'antisémitisme dont il fit l'expérience à d'autres époques de
sa vie, Ben « n'en a jamais fait une affaire, » se rappelle sa fille Elaine.
Une remise de diplôme triomphale
Ben consacra toute son énergie à l’étude des mathématiques, de la philosophie, de l'anglais, du grec, du latin et de la musique, et il obtint son diplôme avec, m’a-t-on dit, la distinction Phi Beta Kappa*, le deuxième de sa classe à Columbia College.
Néanmoins, en dépit de ses
prouesses scolaires, jusqu’au dernier moment le diplôme de Ben resta incertain.
Il était en effet exigé à cette époque de chaque étudiant de Columbia qu’il passe
un test de natation, or Ben n'avait jamais appris à nager. Il prit une leçon en
catastrophe, se débrouilla pour passer le test puis apprécia la natation le
reste de sa vie.
Un job trouve Ben
Tandis que les derniers mois à
l'université approchaient, Ben découvrit qu'il avait fait une forte impression
sur ses professeurs de Columbia. Les doyens de trois départements – anglais,
mathématiques et philosophie – lui offrirent des positions d'enseignant. Malgré
le modeste salaire de départ et l'avancement à un rythme nonchalant pour les
enseignants avant la licence, les chefs de chaque département lui firent valoir
la satisfaction et le prestige qui étaient attachées à une carrière université.
Ben Graham n'avait sans doute pas
encore réalisé qu'il avait un don pour l'enseignement et une affinité avec les
jeunes esprits. Néanmoins, il avait grandi puis décroché son diplôme dans des
conditions financières difficiles et trouver un bon job restait sa
préoccupation principale.
Ne sachant pas quel poste il
devait accepter, Ben chercha conseil auprès du doyen de Columbia, Frederick Keppel. Il se trouve
que celui-ci aimait, de temps à autre, orienter un étudiant brillant vers une
carrière dans les affaires.
Le destin voulut qu'un membre du
New York Stock Exchange (la bourse de New York) vînt sur ces entrefaites parler
avec le Doyen Keppel des mauvaises notes de son fils.
Le père en profita pour demander au doyen s'il pouvait lui recommander un de
ses meilleurs étudiants pour venir travailler dans sa charge d'agent de change.
Bien que Ben eût laissé tomber
les cours d'économies peu de temps après son arrivée à l'université, Keppel encouragea le jeune homme de vingt ans à accepter
l'offre de la firme de Wall Street,
Newburger, Henderson & Loeb.7
UnE élégante prise de congé
La cérémonie de remise des
diplômes était un gala. Après plusieurs jours de réjouissances et de banquets,
le 3 juin 1914, Ben et 160 autres étudiants, parmi lesquels 23 étaient venus de
Chine pour étudier à Columbia, avançaient en procession solennelle à travers
les pelouses du campus. Les hommes étaient vêtus de blazers sombres, de
pantalons blancs, et ils arboraient des chapeaux de paille ; les femmes
portaient des robes blanches flottantes.
Bien que les années d'études de
Ben à Columbia prissent fin, le jeune diplômé avait pris goût à la vie
universitaire. Ben accepta le job recommandé par le Doyen Keppel.
Il considérait avec plaisir sa future carrière à Wall
Street. Très rapidement il maîtrisa les notions les
plus absconses de la finance. Mais il finirait par retourner à Columbia pour
affiner ses idées et mettre de l'ordre dans ses connaissances.
Columbia avait été un centre
d'idéaux supérieurs et le foyer temporaire de beaux jeunes gens ayant le sens
de l'humour et habillés avec élégance. La plupart se préparaient à des
carrières distinguées dans le domaine juridique, médical ou académique. Le
commerce des valeurs boursières à cette époque n'était pas vu comme une
activité chic. En fait, Wall Street
avait un parfum vaguement frelaté. À Columbia, être préoccupé par l'argent
était considéré comme une faute de goût.
Descendre en ville
Néanmoins, tandis que Ben
tournait son attention vers le côté opposé de Manhattan*
– le monde mystérieux de la finance – il arrivait avec les excellentes
munitions d’une solide éducation. Même s'il avait laissé tomber son cours d'économie, Ben se
rappelait qu'il avait dû apprendre pratiquement par coeur une citation de
l'économiste anglais Walter Bagehot sur la South Sea Bubble** de 1720.
« On a consacré beaucoup d’encre
aux paniques et aux coups de folie. Mais une chose est sûre : à certains
moments un grand nombre de gens stupides disposent d'une grande quantité de
monnaie stupide. Plusieurs économistes ont proposé des plans pour empêcher une
spéculation débridée – notre idée est d'empêcher quiconque de détenir 100
livres s'il n'est en mesure de prouver, à la satisfaction du Chancelier de
l'Échiquier, qu'il sait quoi faire avec 100 livres... De temps à autre...
l'argent de ces gens – le capital aveugle (comme nous l'avons appelé) du pays –
est particulièrement considérable et saisi de folie ; il recherche quelqu'un
qui pourra le dévorer et il y a pléthore ; il recherche quelqu'un et il y a de
la spéculation ; il est dévoré et il y a une panique. »8
Mais en même temps que résonnaient
les échos des voix sages de Bagehot et de ses professeurs de Columbia, Graham
semblait aussi écouter les admonitions de sa mère tandis qu'il transférait son
temps et son attention à Wall Street.
D'après Rhoda
Sarnat, Dora Graham, qui atteignait à peine un mètre
cinquante, montée sur des talons de cinq centimètres, avec inspiration « donna
à ses fils un conseil : elle leur dit à tous d'avoir beaucoup d'affaires et je
dois dire qu’ils ont tout suivi ses instructions… »
Une éducation à Wall Street
Quand Ben arriva à Wall Street en 1914, il franchit
la première étape dans la construction d'une vie d'investisseur de légende, de
penseur original sur les questions économiques et de leader dans
l'établissement de standards professionnels pour les analystes financiers. Il
gagna aussi, en parallèle, la réputation d'un homme à femmes invétéré.
L'héritage de Ben
Graham
L'héritage des Rockefeller avait
à voir avec le grand capital. Baruch a laissé une masse d'argent. La
contribution de Graham au monde de l'entreprise américaine, elle, est un corpus
de savoir, un cadre pour penser, l'impulsion pour changer et l'inspiration insufflée
à des générations d'analystes financiers et d'investisseurs individuels. Graham
était capable de pensées aussi complexes que profondes, mais ce qui fait
l'attrait de sa méthode est sa simplicité. Cet héritage a été transmis à
travers ses enseignements, ses écrits et sa générosité envers virtuellement
toute personne venant chercher conseil auprès de lui.
Comme pour la plupart d'entre
nous, la vie de Graham s’est déroulée en une série de ce qui peut apparaître
comme des hasards de circonstance – certains chanceux, d'autre désolants.
Néanmoins quiconque rencontrait Graham reconnaissait immédiatement en lui une
personne d'une intelligence exceptionnelle, un génie. Ces « hasards » résultaient
en réalité de ce qu’était Graham, de ses capacités innées, et de ses efforts sa
vie durant pour être bon.
Son histoire ressemble à ce que
les spécialistes de la Mythologie nomment l'itinéraire d'un héro. Il fut
confronté à des dilemmes moraux et il se comporta de manière éthique ; il
connut des échecs mais se battit pour les surmonter ; il a mené une vie bien
remplie, tout sauf parfaite, mais, ainsi que s'en rappellent ses amis et ses
enfants, il continua à grandir en tant qu'être humain jusqu'à son dernier jour.
« Quand certaines personnes
vieillissent, les pires traits de leur caractère remontent à la surface, » fait
observer sa fille Marjorie Graham Janis. Ben, au
contraire, apprivoisa ses démons de jeunesse et il devint en vieillissant un
homme de plus en plus paisible, chaleureux et humain.
Bien que sa vie privée laissât
échapper des relents de scandale, Graham a affecté profondément presque toutes
les personnes qui l'ont rencontré.
* Après la chute de 25% de 1966, dont elle ne s’était pas encore totalement remise. (Toutes les notes en bas de page sont du traducteur.)
* Entre début 1973 et fin 1974, le Dow Jones chuta de 50%.
** Technique consistant à protéger un investissement à l’aide d’un autre investissement, effectué en même temps, qui offre la possibilité de gagner tout en limitant le risque de perdre.
* En mars
2006, les actifs nets du fonds valaient $3,6 milliards. (source :
http://www.sequoiafund.com )
* La Pologne fut partagée à trois reprises au XVIIIe siècle. Sa partition fut confirmée par le Congrès de Vienne de 1815. Elle ne redevint un État indépendant qu’après le Première Guerre mondiale.
* Voir par
exemple http://djindexes.com/mdsidx/index.cfm?event=showAverages
pour une série de graphiques du Dow Jones depuis son origine en 1895 jusqu’à
aujourd’hui.
** Et même plus encore puisque la mise dans un compte sur marge est en grande partie financée par l’emprunt.
* La
distinction Phi Beta Kappa est attribuée aux
meilleurs étudiants. Environ 1% d’entre eux l’obtiennent avec leur diplôme de
fin de quatre années d’étude à l’université.
* L’université de Columbia est au nord-ouest de Manhattan, Wall Street au sud-est.
** Une bulle boursière célèbre liée à la spéculation sur une compagnie que l’Angleterre avait lancée pour faire du commerce avec l’Amérique du Sud.