QQ : la nouvelle monnaie chinoise ?

 

Les pouvoirs publics tentent d'enrayer l'émergence d'une nouvelle monnaie virtuelle qui s'échange contre de la vraie

 

Par Geoffrey A. Fowler et Juying Qin,

avec la participation de Lina Yoon.

Traduit du Wall Street Journal, 30 mars 2007, page B1.

 

Hong Kong

La monnaie chinoise qui monte le plus rapidement n'est pas le yuan. C'est le QQ – la monnaie virtuelle en ligne créée par des marchands pour vendre des articles tels que des fleurs virtuelles pour accompagner des emails aux amis, des sonneries de téléphone portable et des épées magiques pour jeux en ligne.

 

Ces dernières semaines, une « pièce » d'un QQ a vu sa valeur, dans le monde réel, augmenter de 70 %.

 

C'est l'exemple le plus extrême du brouillage de la frontière entre le monde réel et le monde en ligne par ce que l'on appelle les monnaies virtuelles. Elles ébranlent la délimitation même de la légalité. Une entreprise chinoise sur Internet, Tencent Holdings Ltd, a conçu ce système en 2002 pour permettre à ses 233 millions d’utilisateurs enregistrés d’acheter divers produits dans son monde virtuel. Les monnaies virtuelles existent dans de nombreux pays, mais nulle part elles ne sont plus profondément implantées qu’en Chine.

 

La vente de distractions virtuelles à la communauté Internet chinoise, la deuxième du monde, est un très gros business. Tencent, qui est cotée à la Bourse de Hong Kong et qui est célèbre en Chine pour sa mascotte pingouin, vend au détail des « pièces » d’un QQ au prix d’un yuan (13 cents US) l’unité, et en distribue aussi gratuitement aux joueurs qui atteignent des scores élevés sur ses jeux vidéo en ligne pour les encourager à continuer de jouer. L’univers virtuel des QQ est aussi un outil de marketing – utilisé par des entreprises comme Coca Cola pour leurs promotions.

 

D’après une estimation officielle gouvernementale, le volume total d’échange d’objets virtuels en Chine l’année dernière était d’environ US$ 900 million. Pour près de 45% il s'agissait d'objets dans le monde de Tencent.

 

Puis, l’année dernière, est apparu un phénomène que Tencent n’avait pas prévu. Des sites de jeux en ligne, hors du monde de Tencent, commencèrent à accepter en paiement les QQ. Ces « pièces » offrent un moyen plus sûr et plus pratique pour faire de menus achats en ligne que les cartes de crédit, qui ne sont pas encore très répandues en Chine.

 

Sur des marchés des change informels en ligne, des milliers d’utilisateurs convertissent des QQ en cash en les vendant avec une décote variable selon l’offre et la demande. Les négociants arrivent sur le marché des QQ, car il offre la possibilité de faire des profits rapides, en vrais yuans, grâce à la spéculation.

 

D’après les médias gouvernementaux, des acheteurs en ligne ont commencé à utiliser les QQ pour acheter des objets dans le monde réel, des CD ou des articles de maquillage. Celles qu’on appelle les « QQ girls » acceptent ces « pièces » en paiement pour des chats privés et intimes en ligne. Les joueurs ne sont pas en reste : ils ont commencé à utiliser cette monnaie pour contourner les lois interdisant les paris en ligne, convertissant en cash leurs gains au mah-jongg ou aux jeux de cartes. Des dizaines de « bureaux de change » indépendants sont nés pour faciliter les transactions, transformant les « pièces » QQ en une sorte de monnaie parallèle.

 

Voici comment se déroule une transaction : un petit détaillant met en vente des QQ dans sa boutique en ligne à un prix discount – en ce moment environ 0,8 yuan la « pièce » de 1 QQ. Les clients paient le vendeur en yuans à l’aide d’une carte de débit, d’un ordre de virement ou d’un système spécial de paiement en ligne comme Paypal. Le détaillant transfère alors les QQ sur un compte ouvert au nom de l’acheteur, comme peuvent le faire les compagnies aériennes pour des kilomètres gratuits, ou bien donne simplement à l’acheteur accès à son propre compte (nom d’utilisateur et mot de passe compris) où se trouvent les QQ.

 

David Liu, habitant la province du Liaoning, a démarré il y a quelques mois une boutique de vente en ligne de QQ. Il n’a pas encore tiré beaucoup d’argent de cette nouvelle activité développée en extra – « je gagne juste quelques yuans par jour » – mais il a l'intention de continuer. « C’est amusant, et ça ne peut pas faire de mal de se faire un peu d’argent de poche si c’est possible », dit-il.

 

Le développement rapide des « pièces » QQ cause beaucoup de souci au gouvernement car en Chine la circulation et les échanges de vraie monnaie sont strictement contrôlés. Le mois dernier, quatorze ministères, ainsi que la banque centrale, ont mené une vaste opération pour tenter de reprendre la monnaie QQ en main, enjoignant les entreprises de cesser d'en faire commerce afin d’empêcher le blanchiment d’argent.

 

« La Banque Populaire de Chine va renforcer l'administration des monnaies virtuelles utilisées dans les jeux en ligne et surveillera avec attention les menaces que de telles monnaies font peser sur les activités économiques et financières réelles », ont fait savoir dans une déclaration conjointe les ministères et la banque.

Sans mentionner spécifiquement les « pièces » QQ,  la déclaration a précisé que le gouvernement va empêcher les utilisateurs d’échanger leur monnaie virtuelle contre de la vraie, et va imposer aux sites web de faire une claire différence entre les crédits en ligne (comme les « pièces » QQ) et la vraie monnaie utilisée pour le commerce électronique.

 

L’entreprise Tencent a assuré qu’elle n’avait jamais eu l’intention de battre monnaie et qu’elle ne considérait pas les QQ comme de la monnaie virtuelle. « Nous sommes d’accord qu’il faut empêcher la monnaie virtuelle en ligne d’être utilisée illégalement, comme par exemple pour le blanchiment. Mais les QQ ne sont rien de tels », a dit un porte parole de l’entreprise.

 

Néanmoins, Tencent doit maintenant mettre de l’ordre dans une situation très confuse. Elle a intenté un procès à l’un des plus importants sites d’enchères en ligne, http://www.taobao.com/, pour avoir autorisé la vente de « pièces » QQ sur son site au prix déterminé par le marché. La justice a considéré la question comme recevable et le procès est en cours d’instruction.

 

Tencent a aussi accédé aux demandes du gouvernement en réduisant la quantité de « pièces » que les utilisateurs peuvent transférer de l’un à l’autre, et en fermant son service d’échange de gains au jeu en « pièces » QQ, asséchant de ce fait la liquidité du marché.

 

Partout dans le monde apparaissent des marchés « réels » pour des actifs « virtuels ». Les estimations varient dans une large fourchette, mais certains analystes avancent que le commerce mondial en monnaies réelles d’actifs virtuels se monte à plus de $2 milliards, la plus grande partie en Corée du Sud et en Chine.

 

Certaines devises virtuelles sont employées pour acheter des actifs immobiliers, des équipements ou d’autres actifs dans les mondes virtuels, comme Second Life. La plupart, cependant, sont destinées à récompenser les joueurs et leur permettre de passer à une étape supérieure du jeu. Bien que beaucoup d’éditeurs de jeux techniquement interdisent d’échanger leurs monnaies en ligne contre de la vraie monnaie, des joueurs appelés « gold farmers » essaient de gagner de l’argent en acquérant des actifs en ligne puis en les vendant contre du cash à des joueurs ayant moins de succès.

 

En janvier dernier, eBay Inc. a interdit à ses participants de vendre des actifs virtuels de jeux. Mais une industrie florissante de sites d’échange virtuel a émergé pour combler le vide. L’un des plus grands sites de ce genre, http://www.ige.com, annonce : « La monnaie virtuelle fait un trou dans votre poche ? Gagnez du vrai argent en la vendant à l’entreprise de négoce la plus réputée et la plus sûre de l’industrie. » Sur ce site, un « Level 75 Tarutaru », personnage avancé du jeu Final Fantasy XI, se vend $599,99.

 

Les économistes disent que les monnaies virtuelles fonctionnent comme n’importe quelle autre monnaie, tant que les gens ont confiance en les institutions qui les sous-tendent. Le dollar américain, quand il a cessé d’être garanti par l’or en 1971, a continué de fonctionner car les gens avaient confiance dans le gouvernement des États-Unis.

 

Les difficultés commencent quand une monnaie virtuelle n'est garantie par aucun gouvernement en lequel on puisse avoir confiance mais devient néanmoins liée à une vraie, c’est-à-dire qu'elle a un taux de change. Les courtiers en monnaies virtuelles appellent ça le mécanisme de RMT (real-money trade, échange avec une monnaie réelle). Quand c'est arrivé aux « pièces » QQ, elles sont de fait devenues une monnaie parallèle à côté du yuan, dit Yiping Huang, l’économiste en chef pour l’Asie de la Citibank.

 

Trop de création de QQ, fait-il observer, pourrait, en théorie, entraîner un excès dans la masse monétaire chinoise et conduire à de l’inflation. Même si peu de gens pensent qu’une crise monétaire liée au QQ soit vraisemblable, évaluer son impact économique est difficile car Tencent tient secret le volume de « pièces » QQ en circulation.

 

« Si j’étais un des responsables de la politique monétaire, je serais certainement très attentif », dit M. Huang.

 

Pourtant, pour l’instant, les réglementations – ou même les protections légales –, dans le monde entier, concernant les monnaies virtuelles sont rares. Cette semaine, un tribunal chinois a condamné un ancien responsable de l’entreprise de jeux en ligne Shanda Interactive Entertainment Ltd à cinq ans de prison pour escroquerie virtuelle. Avec deux complices, ce programmeur qui s'occupait de la création des actifs dans le jeu Legend of Mir II avait créé, sans permission, ses propres actifs et les avait vendus pour $260 000. Il a annoncé qu’il allait faire appel car il n’y a aucune loi en Chine relative aux actifs virtuels.

 

En février, cinq entreprises chinoises sur Internet, dont Tencent, ont publié une déclaration commune demandant instamment au gouvernement de réglementer le crédit et le commerce d’actifs virtuels. « Le problème, c’est que les sites d’enchères servent parfois à vendre des actifs ou des monnaies virtuels volés », ont-elles dit.

 

Tencent a estimé qu’elles pouvaient perdre des dizaines de millions de yuans chaque année à cause des « pièces » QQ volées ou d’autres crimes de même nature.

 

« Une chose est sûre : les pouvoirs publics veulent garder la maîtrise des conséquences des monnaies virtuelles, mais en même temps ils ne veulent pas faire de tort à des entreprises légitimes et remarquables comme Tencent, qui ont très bien réussi dans leurs autres activités et qui contribuent à la bonne marche de l’économie », explique Liu Bin, un analyste dans le cabinet d’étude de marché BDA China, « mais ils leur faudra sans doute des années pour mettre en place un cadre légal. »

 

En dépit des avertissements du gouvernement chinois, les gens continuent à échanger des « pièces » QQ. Le récent contrôle de leur quantité leur a, en fait, conféré une valeur nouvelle résultant de la rareté : leur prix a augmenté de 70 % ces dernières semaines, dit Milly Chen, qui fait du négoce de « pièces » QQ.

 

« En quelques mois, il est devenu plus compliqué de transférer des crédits virtuels et il y a moins d’offre. »

 

Traduction André Cabannes