Discours de réception de Jean Cabannes à l’Académie des Sciences

par Aimé Cotton, 9 juin 1949

Mon cher Ami,

je suis sans doute le plus âgé de ceux qui sont venus vous fêter aujourd'hui et j'ai le privilège de vous connaître depuis plus de quarante ans. C'est pour cela que l'on m'a demandé de prendre le premier la parole à cette réunion.

Dans une occasion analogue à celle-ci, vous avez rappelé, l'an passé, comment nous nous étions rencontrés : vous entriez à l'Ecole normale où vous aviez été reçu en 1906, et vous veniez me trouver de la part d'un de vos professeurs du lycée de Nice, mon cousin Camille COTTON qui eut aussi comme élèves votre prédécesseur au décanat, Paul MONTEL, et le Vice-Président du Conseil d'Etat René CASSIN. Mon cousin me disait, dans la lettre que vous me remettiez de sa part, combien il était heureux de votre succès. Il a maintenant 84 ans et il ne vous a pas oublié ; il a suivi avec joie les étapes de votre brillante carrière et il est certainement de tout coeur avec nous aujourd'hui.

La promotion de 1906 à laquelle vous appartenez a donné à la France d'excellents physiciens qui furent mes amis, RIBAUD en particulier. Malheureusement cette promotion fut durement éprouvée. Vous étiez à peine sorti de l'Ecole et libéré du service militaire, que la grande guerre éclatait, et nous devions après la bataille de la Marne déplorer la mort de CHAUMONT. Bien d'autres pertes cruelles sont venues ensuite, et la deuxième guerre mondiale en a causé de nouvelles. Parmi ceux qui auraient été si heureux de se trouver ici aujourd'hui, je voudrais saluer la mémoire de Georges BRUHAT, mort en déportation en 1945, et celle de SOURY.

La guerre de 1914-1918 vous a empêché de poursuivre les recherches que vous aviez déjà commencées. Mais nous avons été bien heureux, Pierre WEISS et moi, lorsque vous fûtes appelé à quitter l'infanterie pour faire partie d’une des sections de repérage des pièces ennemies par le son, qui utilisaient nos appareils. Tandis que la section commandée par Jules BAILLAUD et Charles MAURAIN allait sur le front de la 2ème armée, au nord de Paris, vous faisiez partie de la section qui allait en Champagne, avec Emile BOREL. La 4ème armée à laquelle elle était affectée, était bien disposée pour accueillir favorablement les perfectionnements proposés par l'armement, et BOREL avait vu bien vite que les sections C.W. arriveraient à surveiller tout le front de la 4ème armée. Elles finirent par opérer, en effet, sur tout le front de Reims an voisinage de l'Argonne. Les savants qui se trouvaient ainsi dans ces sections en relation les unes avec les autres, arrivèrent, grâce à leurs qualités propres et à leurs connaissances étendues, non seulement à lever les difficultés que la méthode employée rencontrait, mais à gagner la confiance et l'amitié des officiers d'artillerie et du canevas de tir et des chefs de l'armée.

Pendant cette période, une équipe de sapeurs du génie avait été attachée au Laboratoire de Physique de l'Ecole Normale Supérieure où nous cherchions à perfectionner les appareils utilisés sur le front. Je me souviens, mon cher Ami, que c'est vous qui dans toute cette longue période, vouliez bien m'écrire très souvent pour me mettre au courant des progrès et des résultats obtenus. Vos lettres ont été pour moi, pendant le temps qui a suivi le retour de Pierre WEISS à Zurich un réconfort précieux. Les jours trop rares où j'ai pu me rendre en Champagne dans vos sections et où il m'a été donné de vous voir à l'oeuvre, sont les seuls qui, pendant la guerre, m'aient laissé de bons souvenirs. J'avais vu d'ailleurs quelle affection vous portaient tous vos hommes et avec quel dévouement vous veilliez sur eux. Le commandant du canevas de tir, M. FICHOT, vous tenait en grande estime : vous étiez toujours prêt à faire plus que votre devoir.

En 1919, vous fûtes enfin démobilisé et en état de reprendre vos recherches. Vous aviez déjà travaillé sur le bleu du ciel au Laboratoire de FABRY à Marseille, et c'est dans ce Laboratoire que vous fûtes nommé préparateur. FABRY vous engagea à continuer votre premier travail et à en faire le sujet de votre thèse de doctorat. Cette thèse eut un grand retentissement, et je veux en dire quelques mots, parce que toute votre oeuvre scientifique s'y rattache.

Lord RAYLEIGH, à la fin du siècle dernier, avait proposé une explication de la couleur bleue du ciel, qu'il considérait comme liée à la structure discontinue des gaz de l'atmosphère. Chacune des molécules constitue un petit objet qui rompt l'homogénéité du milieu. D'après Lord RAYLEIGH, elle doit diffracter de la lumière, et surtout de la lumière de courte longueur d'onde, puisque les phénomènes de diffraction sont toujours plus marqués dans le cas des faibles longueurs d'onde. Partant de là, Lord RAYLEIGH avait fait une théorie et donné une formule qui exprimait l'intensité de la lumière diffusée en fonction de la longueur d'onde.

Personne encore n'avait pu réussir à vérifier expérimentalement cette formule. On ne pouvait songer à le faire en observant la lumière du ciel lui-même, en raison des complications tenant au fait que l'air n'est pas un gaz pur, que sa composition est variable, qu'il renferme des poussières, etc... Il fallait opérer sur un gaz pur et sec, dans un récipient clos, et en évitant la lumière parasite émise par les parois du vase,

C'est vous qui avez montré que la lumière bleue diffusée dans ces conditions, quoique peu intense, peut cependant être mesurée avec précision en employant les procédés de la photométrie photographique. Vous avez constaté qu'elle suit la loi de RAYLEIGH, augmentant beaucoup dans l'ultra-violet, disparaissant complètement dans le vide.

Votre travail fut très remarqué : il mettait entre les mains des Physiciens un moyen d'étude nouveau et très simple de l'action de la lumière sur la matière. Vous avez non seulement vérifié l'explication de Lord RAYLEIGH, mais complété la théorie en lui donnant une extension considérable.

On sait que la lumière du ciel bleu est polarisée quand on regarde à 90° du soleil. Lord RAYLEIGH expliquait ce caractère, mais il croyait que la polarisation était complète, et il en rendait compte en admettant que les molécules avaient les mêmes propriétés dans toutes les directions. Or, on a des raisons d'admettre que dans l'immense majorité des cas, les molécules se comportent comme des corps anisotropes. En reprenant les expériences, vous avez trouvé que la polarisation n'était pas complète et qu'il fallait corriger la formule de Lord RAYLEIGH. Les gaz rares de l'atmosphère sont une exception : leurs molécules paraissent isotropes et la formule s'y applique.

A ce premier travail se rattache presque naturellement l'ensemble des recherches que vous avez poursuivies sur la diffraction de la lumière sur les liquides, qu'il s'agisse de la diffraction sans changement de longueur d'onde qu'avait prévue le physicien français LALLEMAND ou de l'effet RAMAN dans les liquides ou dans les cristaux. La part qui vous revient, ainsi qu'à vos élèves, est considérable. Vous avez montré comment, en observant à la fois les spectres diffractés et les phénomènes de diffraction correspondants, il est possible d'atteindre la structure des molécules, de mettre en évidence leurs éléments de symétrie et de calculer leur fréquence propre d'oscillation. Les mêmes méthodes appliquées aux cristaux vous ont donné, à M. ROUSSET et à vous-même, des résultats des plus importants.

Dans toutes ces recherches, et particulièrement dans le cas des observations dans les gaz et les vapeurs, il a été nécessaire d'employer des spectrographes de plus en plus lumineux. Avec l'aide de vos élèves, COJAN, DUFAY, vous avez obtenu avec ces appareils d'autres résultats remarquables et inattendus. C’est ainsi que vous avez pu découvrir dans le spectre de la lumière du ciel nocturne des raies et des bandes de l'oxygène et de l'azote, ou même de certains radicaux. En dernier lieu, vous avez pu établir avec DUFAY qu'une des raies les plus intenses du ciel nocturne est due à du sodium en vapeur.

Enfin, vous avez réussi à étudier l'ozone atmosphérique, en analysant la lumière de la portion du ciel voisine du zénith.

Après la soutenance de votre thèse, vous aviez été nommé Maître de Conférences à Montpellier. C'est dans cette Faculté que vous deviez grouper autour de vous les jeunes savants dont vous êtes devenu le chef d'école. Vous n'avez quitté Montpellier qu'à regret pour venir à Paris où votre rayonnement n'a cessé de grandir. Parfois, dans nos brumes du nord, vous devez regretter le soleil du midi. Je me souviens que c'était déjà le cas pour FABRY, qui avait beaucoup hésité, lui aussi, avant de venir à Paris : il le trouvait bien loin de Marseille !

C'est à Montpellier que vous avez épousé la nièce de mon ami FABRY, et ce mariage harmonieux vous a permis de fonder la belle famille qui fait votre bonheur. Nous sommes heureux, en ce jour, d'associer tous les vôtres, et tout spécialement Madame CABANNES, aux félicitations que nous vous exprimons du fond du coeur.