Conclusion



À la vérité, l'histoire de mon tee-shirt n'est qu'une longue anecdote. Elle ne peut pas, par elle-même, confirmer ou infirmer une théorie, ni offrir une réponse définitive dans le débat qui oppose les tenants du libre-échange et les anti-globalisation. L'histoire de mon tee-shirt ne saurait non plus être généralisée pour tirer des vastes enseignements sur la globalisation. Les industries, l'époque, le produit et les pays sont chacun unique. Cependant l'histoire d'un produit, même aussi simple, peut apporter un éclairage, sinon une réponse définitive, à un grand nombre de débats en cours.

Au cours des cinq dernières années, les réactions contre la libéralisation des échanges qui commencèrent par des manifestations se sont frayées un chemin jusque dans les opinions publiques, et des citoyens dans tous les pays du monde expriment maintenant des réserves à l’égard du commerce globalisé. Cette évolution était très claire, en 2004, pendant les élections présidentielle et pour le renouvellement d’une partie du Congrès, lorsque les candidats ont été contraints d'expliquer à un public mal à l'aise leurs positions sur les accords commerciaux, la menace chinoise, les délocalisations, les normes de travail, et sur une quantité d’autres questions liées. Elle était même perceptible durant les Jeux Olympiques de 2004 quand beaucoup de groupes d'activistes protestèrent ensemble contre les compagnies multinationales de l'habillement et les conditions de travail de type sweatshop, dénonçaient-ils, dans lesquelles les vêtements des athlètes étaient produits1. Tandis que l'establishment des affaires et la plupart des économistes continuent à louer les effets du libre-échange et des marchés ouverts à la concurrence, un ensemble diversifié d'autres groupes craignent les effets des forces du marché laissées à elles-mêmes, en particulier leurs conséquences sur les travailleurs. Cependant le débat sur les mérites et les dangers des marchés concurrentiels est assez théorique en ce qui concerne mon tee-shirt : quels que soient les effets positifs et négatifs de la compétition sur les marchés, dans ses voyages autour du monde mon tee-shirt n'a en réalité connu que très peu de marchés libres.

Mon tee-shirt est né au Texas car une longue tradition de politique gouvernementale y a protégé les fermiers contre une variété de risques parmi lesquels les risques de prix, les risques liés au marché du travail, les risques du crédit et les risques climatiques. Tandis que les planteurs américains ont montré dans le passé et continuent à montrer aujourd'hui une créativité et une capacité d'adaptation remarquables, tant dans les aspects techniques que dans les aspects commerciaux de la culture du coton, ces facteurs ont été renforcés par l'infrastructure économique, éducative et politique des États-Unis, qui rend possible des partenariats efficaces entre le public et le privé et facilite ainsi l'innovation et le progrès chez les fermiers.

Les règles du jeu dans la production globalisée de tee-shirts sont le résultat des efforts de générations de militants qui continuent à contenir les forces du marché et cherchent à améliorer les conditions de travail et à imposer des pratiques de management acceptables. Mon tee-shirt a été fabriqué en Chine grâce au système hukou mis en place par l'État qui limite la mobilité des travailleurs et la flexibilité du marché de l'emploi. Et tandis que les cibles favorites des activistes anti-globalisation sont les grandes firmes multinationales basées aux États-Unis, presque toutes les firmes qui ont joué un rôle dans l'histoire de mon tee-shirt étaient des entreprises familiales relativement petites (Sherry Manufacturing, Splendeur de Shanghaï, Trans-Americas, la ferme des Reinsch) plutôt que des multinationales. Les deux plus grandes entreprises dans la vie de mon tee-shirt (Tricotages de Shanghaï et la Filature de coton numéro 36) étaient la propriété de l'État chinois.

Le voyage de mon tee-shirt de Chine vers les États-Unis est aujourd'hui contrôlé par un entrelacs de contraintes hautement politiques imposées aux marchés, dans lequel pays riches et pays pauvres ensemble recherchent une protection politique contre les marchés, en particulier contre la menace chinoise. Cette menace de la Chine, à cause des protections politiques de son industrie (l'État actionnaire, le système hukou, les subventions, le contrôle de la valeur du yuan) est en réalité plus une menace politique qu'une menace commerciale.

Comme nous l'avons vu, c'est seulement au niveau de la vente au détail, et après qu'il a été jeté dans le bac de l'Armée du Salut, que la vie de mon tee-shirt devient enfin une affaire de marchés et non plus de politiques. Ce sont les réactions politiques vis-à-vis des marchés, les protections politiques contre les marchés, les interventions politiques dans les marchés, plutôt que la concurrence sur les marchés qui sont au centre de l'histoire de la vie de mon tee-shirt. Glorifier ou vilipender les marchés est une dangereuse simplification du commerce mondial. Pour paraphraser James Carville* : « C'est la politique, idiot. »

On peut ne voir dans ces manoeuvres de protection politique que des interférences « artificielles » avec les mécanismes de marché. Il est effectivement devenu de bon ton de comparer les mécanismes de marché avec les processus biologiques comme la survie des mieux adaptés, dans lesquels l’idéal est de laisser la nature agir seule. Mais si les interférences peuvent être sous optimales en tant que politique économique, elles ne sont certainement pas une exception dans les processus naturels. C’est tout le contraire. Quoi de plus naturel que de rechercher une protection dans un monde de compétition darwinienne ?

Ainsi, l'histoire de mon tee-shirt n'est pas une illustration des forces du marché d'Adam Smith, mais plutôt une illustration du double mouvement de Karl Polanyi, dans lequel les forces du marché doivent composer avec le désir de protection. Cette recherche de la protection n'est pas seulement le fait des ouvriers du textile ou des fermiers de coton, mais caractérise partout dans le monde les citoyens qui éprouvent un malaise croissant vis-à-vis du commerce international, même si les revenus augmentent. Dans certains cas les protections politiques aggravent encore la situation des pauvres (subventions américaines à la production de coton), tandis que dans d'autres cas elles améliorent les choses (évolutions des réglementations du travail). En tout cas elles sont toujours au centre de l'histoire de mon tee-shirt.

Ni le commerce ni les théories du commerce ne commencèrent avec Adam Smith. Le commerce de textiles et d'habillement, et les débats sur ce commerce, existaient bien avant qu'il n'y ait économistes. Pendant des siècles, le commerce fut l'objet d'un débat moral et religieux, plutôt que d'analyses économiques. Et en examinant les premiers débats des scolastiques sur le commerce, je suis frappée par l'absence de la moindre discussion économique2. Alors que les économistes se désespèrent de voir des considérations non économiques entrer dans les débats sur les politiques commerciales, avec une perspective historique sur la longue durée on constate que c'est seulement relativement récemment que les facteurs économiques ont été introduits dans les discussions sur le commerce, et plus récemment encore qu'ils y ont pris une place centrale. Qu'un discours moral continue à baigner les débats sur le commerce ne devrait donc pas être une surprise.

Mon tee-shirt révèle que les discussions morales et politiques sont fondamentales aujourd'hui si le double mouvement doit apporter des bienfaits largement partagés. Certains des acteurs dans l'histoire de la vie de mon tee-shirt – Nelson Reinsch, les ouvriers du textile en Caroline du Nord – bénéficient de protections. Quelques autres – Ed Stubin et Geofrey Milonge – gagnent, ou au moins se maintiennent au-dessus de l'eau, en concourant sur des marchés. Aucun des deux côtés du double mouvement, cependant, n'a atteint de vastes populations. La plupart des fermiers de coton africains, par exemple, n'ont ni protection politique, ni marge de manoeuvre commerciale, ni accès aux technologies ni même à l'alphabétisation de base. En Chine, même si la plupart des ouvrières des sweatshops sont heureuses d'avoir échappé à la vie à la ferme, ces jeunes femmes sont des citoyennes de deuxième classe dans un pays où même les citoyens de première classe n'ont pas droit à la parole. Ce ne sont pas les forces cruelles du marché qui ont cloué le destin de millions de fermiers africains et d'ouvrières des sweatshops asiatiques. C'est au contraire l'exclusion des possibilités qu'offre la compétition sur les marchés, la participation politique, ou les deux.

Cette exclusion est tout autant la conséquence des gouvernements des pays en voie de développement qui pillent les bénéfices engrangés sur les marchés (les gouvernements des pays africains) ou bien qui, de diverses manières, empêchent leurs citoyens de s'exprimer (le gouvernement chinois), que la conséquence des gouvernements des pays riches continuant à appliquer honteusement deux poids deux mesures dans leurs politiques commerciales (le gouvernement des États-Unis). Heureusement, un changement pour le meilleur est en cours. L'élimination des subventions agricoles, la démocratisation et l'invitation des pays pauvres à la table des négociations commerciales sont des pas dans la bonne direction.

Au terme de mes voyages, j'en suis venue à voir dans les questions de commerce international un problème moral encore plus impérieux que le problème économique. Après avoir été le témoin de deux guerres mondiales, l'ancien Secrétaire d'État Cordell Hull écrivait dans ses mémoires qu'il était parvenu à la conclusion que le commerce était un instrument de la paix :


J'ai compris que vous ne pouviez pas séparer le principe du commerce des considérations sur la guerre et la paix. On ne peut pas voir une guerre importante éclater quelque part dans le monde et s'attendre à ce que le commerce continue comme avant... Et [j'ai constaté que] les guerres étaient souvent causées par les rivalités économiques... C'est ainsi que je suis parvenu à la conclusion que... si l'on pouvait augmenter les échanges commerciaux entre les nations en abaissant les barrières tarifaires et autres et en dégageant les différents obstacles internationaux au commerce, alors nous aurions fait un grand pas vers l'élimination de la guerre elle-même3.


Tandis que je suivais mon tee-shirt autour du globe, chaque personne rencontrée m'a présentée à la suivante et puis encore à la suivante jusqu'à ce qu’une chaîne d'amis s'étende tout autour du monde : Nelson et Ruth Reinsch, Gary Sandler, Patrick et Jennifer Xu, Mohammed et Gulam Dewji, Geofrey Milonge, Auggie Tantillo, Ed Stubin, Su Qin et Tao Yong Fang. Comment puis-je taper cette liste de noms sans être d'accord avec Cordell Hull ? Les Texans, les Chinois, les Juifs, les Siciliens, les Blancs, les Noirs, les Bruns qui se sont passé mon tee-shirt de main en main dans la ronde de l'économie globalisée s'entendent très bien entre eux. En réalité encore bien mieux que bien, merci beaucoup. Ces gens, et des millions d’autres comme eux, sont liés les uns aux autres par le commerce de la fibre de coton, du fil, du tissu et des tee-shirts. C'est ma conviction que chacun d'entre eux, quand il traite avec le suivant, contribue à maintenir la paix.

Alors, qu'est-ce que j'ai à dire à la jeune femme sur les marches de l'Université de Georgetown qui était tellement préoccupée par les maux de la course vers le fond, tellement concernée par où et comment son tee-shirt avait été fabriqué ? Je voudrais lui dire de considérer ce que les marchés et le commerce ont accompli pour toutes ses soeurs à travers les âges qui ont été libérées par la vie dans un atelier sweatshop, et de faire attention de ne condamner personne à la vie dans une ferme. Je voudrais lui dire que les pauvres souffrent plus de l'exclusion par les politiques que des périls du marché, et que si elle a encore de l'énergie militante il faut qu’elle la consacre à permettre aux peuples d'agir sur les politiques plutôt que de chercher à les protéger des marchés. Et je voudrais lui parler de ceux sur les épaules de qui elle est assise, ses frères et ses soeurs à travers les âges et toute la noble famille des activistes, comment ils ont changé ce qu'est une journée de travail tout autour du monde. Je voudrais lui dire qu'en seulement cinq brèves années, j'ai vu l'évolution que sa génération a réalisée, et lui dire aussi que d'autres se tiendront un jour sur ses propres épaules. Je voudrais lui dire que Nike, Adidas, et GAP ont besoin qu'elle continue à veiller, de même que Wal-Mart et le gouvernement chinois. Je voudrais lui dire que Yuan Zhi a besoin d'elle, que des futures générations d'ouvrières dans les sweatshops et de fermiers de coton ont besoin d'elle. Je voudrais lui dire de regarder de chaque côté, mais d'aller de l'avant.



Notes de la conclusion :


  1. No Sweat”, The Economist.

  2. Pour un compte-rendu de cette littérature, voir Irwin, Against the Tide.

  3. Cité dans Rothgeb, U.S. Trade Policy, 17.

* Conseiller politique de Bill Clinton, célèbre pour avoir déclaré : « C’est l’économie, idiot ! » (N.d.T.)