Cher
ami,
cédant à la mode et aux amicales pressions d'une certaine Michelle, jeune femme
de mes relations, j'ai accepté de m'intéresser au concept dit "café
philo". Car, à compter de septembre, à sa demande j'en animerai un.
Au terme d'un long voyage en auto, entre Michelle, qui m'a entraîné dans cette galère, et une autre dame blonde que je connaissais déjà (un joli petit cul moulé dans un pantalon trop serré), 35 ans chacune, je
suis arrivé dans un village nommé Tardeny quelque chose, du côté de Laumes. Il y avait effectivement un
café. La tenancière avait foutu des affiches manuscrites partout et installé un
coin de salle pour nous.
Coup de pot pour moi, c'était un rodage. Mes fonctions ne débuteront qu'en
septembre, dans un autre village, à la Queue-en-Brie. J'étais convié, ce soir,
pour voir comment fonctionnait le truc et y participer de mon mieux. La meneuse
de jeu, grande femme débordante de vie, me décrivit le concept, avant l'arrivée
des participants. Du coup, j'avais compris que faire.
Les gens se sont amenés peu à peu. Certains sont des vétérans, la nommée
Marie-Claude, l'organisatrice, y étant depuis plusieurs années. Ils
sont rodés, savent se taire tant que l'autre n'a pas fini de parler. D'autres,
en revanche, sont entrés un peu par curiosité ou parce que le sujet les
branchait. A la fin, nous étions plus d'une trentaine, avec une majorité de
femmes venues seules - les mecs aussi, sauf deux.
Si jamais le débat n'a pissé très haut, les deux premières heures furent
plaisantes - peu instructives, mais plaisantes. La troisième heure, en revanche,
tourna à la plus totale pagaille. Dépendant, pour m'en aller, de la bagnole
de Michelle qui m'avait amené, j'ai rongé mon frein. D'où j'ai tiré la
conclusion qu'il faut arrêter les frais au bout de deux heures (à moduler,
sans doute).
Cela dit, sur un sujet aussi vaste que bateau, "le désir", il s'est
dit quelques petites choses intéressantes. Entre la dame un peu zinzin qui se
trouvait à ma droite - et qui désire chaque matin nourrir ses petits,
puis désire faire son ménage etc. - et un Africain fort malin,
quoique très chauve (mais l'un n'empêche pas l'autre), qui était,
selon toute vraisemblance, le seul philosophe qualifié de la soirée et qui a
exposé la théorie, a priori étrange, mais pas si sotte, encore que fortement
teintée d'idéalisme selon laquelle le
désir est un choix, je me suis croqué quelques bricoles.
Mansour a d'abord expliqué que nous, les hommes, nous avons des besoins
physiologiques (bouffe, excrétion, reproduction, sommeil) et psychologiques
(recherche de sa moitié d'orange, fuite de la solitude, détente, etc.). Une
fois qu'ils sont satisfaits, désirer autre chose devient un choix volontaire.
Je sais pas ce que ça vaut, mais je trouve ça pas sot.
Un peu plus tard, je suis bien intervenu pour ramener ma science, si je puis
dire, et rappeler que, puisqu'on parlait de Freud, le tonton Sigmund avait,
grosso modo, tenu la balance égale entre l'Eros et le Thanatos. Et que, de
toute façon, il fallait compter avec l'obligatoire incomplétude du désir.
Bon, je me tirerai d'affaire en septembre. C'est pas difficile et les gens,
contrairement à ce que je craignais, s'autodisciplinent assez facilement (du
moins, je crois, tant qu'il ne sont pas trop nombreux).
Pendant le trajet de retour, mes deux compagnes de voyage et moi-même avons
déterminé le sujet de notre première séance. Josette (il en faut !), la blonde,
suggérait que nous débattions de la vérité. J'ai crié casse-cou et proposé le
complément dialectique de la vérité, à savoir le mensonge. Les deux dames ont
sauté sur l'occasion, avalé l'hameçon, la ligne et la canne à pêche.
La vérité m'emmerdait d'autant plus qu'il aurait fallu se farcir les détenteurs
de vérités absolues (Saint Paul, les Talibans, les Staliniens, la Sainte
Inquisition, Luther, Arlette Laguiller, etc.). Le caractère charmant, incomplet,
relatif et parfois utile du mensonge me séduisait bien davantage. N'ayant pas
d'idées a priori sur la question, je me contenterai, le moment venu, de lancer
quelques suggestions à propos du mensonge utilitaire, du mensonge charitable,
du mensonge récréatif, etc. Et je crois que, même s'il n'en sort pas grand
chose, les participants passeront un moment agréable à échanger des
"idées" - ce qui est toujours mieux que d'égorger son mari, battre sa
femme ou même regarder la télévision.
Mais, le jour venu, et comme à trois exceptions près, Michelle, Josette et moi,
les participants ne seront pas les mêmes, je reprendrai le thème du
"désir", car je n'aurais pas, moi, dirigé (sic) le débat comme l'a
fait Marie-Claude. Simple question d'optique, bien sûr.
Il est des sujets en revanche que je veux éviter comme la peste : l'éducation
par exemple. Ou la morale en politique.
Nous verrons bien.
Marie-Claude, la meneuse de jeu, avait beau expliquer que le désir, au sens
philosophique du terme, ne se limitait pas au seul désir sexuel, la majorité
des participantes s'en tenait là, avec, du reste, des réflexions que je me
serais plutôt attendu à trouver dans la bouche de bonshommes - sur le caractère
fugace de la chose, et le fait que le désir porte en lui le levain de sa propre destruction. Attitude jadis
très masculine, si je suis bien informé : Don Giovanni ne vit pas autrement les
choses, tandis que ses victimes hésitent entre l'amour et la haine - ce qui
est, finalement, la même chose, au signe près.
C'est là que se situe un épisode, si je puis dire marrant, et qui a échappé à
mon début de compte-rendu. Faut dire que je n'ai tout compris que dans la
voiture du retour. Marie-Claude, le Socrate de service, avait fini par
accepter de se laisser entraîner sur le terrain du sexe. Et, sortant de sa
réserve, elle déclara : "S'il y a un an que j'ai pas fait l'amour, je
saute, moi, sur la première braguette venue". Faut aussi dire que la nommée
Marie-Claude, un mètre soixante-quinze, avec des épaules de lutteur, me paraît
effectivement assez capable de violer n'importe quel bon jeune homme. En outre,
elle voyage beaucoup par le train (qui doit tout de même conserver quelques
vertus érotiques), vu que fonctionnaire d'un machin interministériel dont le
nom ou le sigle m'échappe, elle passe son temps entre Paris et Bruxelles, je
veux dire les instances européennes. Cela pour mieux te permettre, admirable
ami, de cerner le personnage.
A ce moment du film, si j'ose, un mec intervient, d'une manière fort agressive
: "Et tu seras amoureuse de l'objet de ton désir ?". Il est
visiblement bourré, le type. Marie-Claude répond, non moins sèchement :
"J'ai passé l'âge d'habiller mon envie de baiser d'un vernis
sentimental". Le bonhomme la traite, mezzo voce, de "salope"
puis se lève en vacillant et s'éloigne vers le bar. Le débat reprend alors.
Dans la bagnole, au retour, Josette, la seule à bien connaître Marie-Claude,
nous explique qu'icelle est mariée au type en question, que ce type est un
"manuel" et qu'il est "jaloux" de la "supériorité
intellectuelle" de son épouse. J'ai le sentiment, moi, et je le dis à la
blonde Josette, qu'il est surtout jaloux tout court, car, à en juger par divers
remarques et propos, Marie-Claude ne se gène guère pour s'envoyer en l'air avec
qui elle veut, quand elle veut. D'autant que ses activités professionnelles lui
en fournissent et l'occasion et le loisir. Alors que l'époux, cloué toute
l'année dans son village de la Brie profonde par son métier, en est réduit à se
contenter de ce qu'il a, c'est à dire, selon toute probabilité, pas grand
chose.
En repensant à ça, je me dis qu'après le mensonge je traiterai, histoire de
provoquer un mini psychodrame, le délicat problème de la fidélité, joli sujet
pour apprentis philosophes de grande banlieue.
Hier soir, en tout cas, le débat a bien failli tourner court après cet
incident. Car deux ou trois intervenantes ont, précisément, posé la question
des freins et des limites au désir - et en particulier au désir
"physique".
Je suis alors intervenu pour essayer de faire passer l'idée suivante : si le
désir ne peut être que fugace et disparaître, ou s'atténuer, une fois
satisfait, n'y aurait-il pas des gens, hommes ou femmes, que leur subtilité ou
leur besoin d'amour, au sens éthéré du terme, pousserait à se refuser, ou à
feindre de s'éloigner, afin d'entretenir, par l'absence, la flamme de leur
partenaire. Et j'ai hardiment proposé d'inverser la célèbre formule de
Corneille, dans Polyeucte. Corneille faisait dire à son personnage : "Plus
le désir s'accroît, plus l'effet se recule" (à ne pas dire à haute voix,
sous peine d'éclater de rire). Je dirais, moi, que plus l'effet se recule, plus
le désir s'accroît (le dire à voix haute ne changera rien, dès lors, au sens profond de la formule).
Du coup, c'était reparti. On entendit des grands mots : "liberté",
"fidélité" (tiens, je ne m'en souvenais plus, quand j'ai évoqué,
voilà quelques minutes, la possibilité d'un débat sur ce thème),
"responsabilité", etc. Moi, j'avais le nez dans ma bière. Posée
sur le classeur où se trouvaient les pages et les pages que j'avais compilées
sur le "désir". Plein de Lacaneries, piquées dans les "Séminaires", y compris les
"inédits" que je possède.
Peu après, et alors que nous abordions la troisième heure, le "débat"
se transforma lentement en bouillie pour les chats - outre la fatigue, je
suppose, l'ambiguïté de certains propos déstabilisait les gens. A minuit, heure
limite plus ou moins imposée par la taulière - peut-être pour des raisons
"légales" de fermeture de son café -, tout le monde s'est séparé.
Tiens, justement, parlons en, de la taulière. Bistrotière, certes, mais
participant activement, entre deux stages derrière son comptoir (il y avait
quantité de gens dans le café-tabac, à côté des participants au "café philo").
Le sujet la passionnait visiblement. J'en eus la preuve quand je voulus acheter
une boîte de cigarillos et régler mes bières. Le total s'élevait à la somme
modique de 78 F. Je tendis à la dame un billet de deux cents balles. Elle se
trompa totalement dans le décompte de la monnaie. Aurais-je été malhonnête que
je n'aurais rien dit, car, entre un billet de cent, un de cinquante, et une
poignée de bigaille, elle me rendait plus que je ne lui avais donné. Soit deux cent vingt et
quelques francs. Je la remis dans le droit chemin de la vertu commerciale, en
ajoutant que son intérêt pour le sujet de la soirée lui faisait perdre de vue
son intérêt tout court. Elle eut le bon goût de sourire en me remerciant. Mais,
bonne commerçante, elle se garda bien de m'offrir un verre - histoire de
marquer le coup.
Tout cela, revécu après quelques heures d'un sommeil plus instructif que
réparateur, me donne à penser. Sur la nature même du "café philo". Et
sur ce qui m'a poussé, dans la bagnole, à proposer, pour premier sujet de mon
proconsulat, le "mensonge". Le fait, tout simplement, que ces gens,
poussés dans leurs retranchements par la recherche d'une définition du terme
"désir" et de son rôle dans la vie de chacun, ont fini, pour éviter,
je crois, de trop se livrer, par tenter de biaiser, en travestissant, sans
doute involontairement, leurs pensées les plus profondes. De ce point de vue,
le "non-dit" a été plus significatif que les propos tenus.
Reste que la formule me semble assez "conviviale" et que si on demeure
dans des limites temporelles raisonnables c'est une façon aussi instructive que
plaisante de passer le temps. Je ne crois pas en revanche, mais j'ai gardé ça
pour moi, que ça puisse en quoi que ce soit modifier la
"Weltanschauung" des gens. J'ai bien vu, notamment au cours de
quelques apartés avec les deux femmes qui m'entouraient, à la façon
d'une paire de gendarmes encadrant un malfrat, que les convictions intimes résistaient très fortement aux
assauts verbaux de tel ou tel intervenant. Mansour, l'Africain, homme
visiblement fort malin, le remarqua à haute et intelligible voix. Il fit une
autre remarque, assez profonde, je trouve.
Un vieux type, ancien grand reporter, lui posa directement la question de
savoir si la pratique de l'excision dans certaines régions d'Afrique visait à
détruire le désir ou le plaisir chez les femmes. Et Mansour, sans prendre mal
la chose, ce que d'autres Africains auraient pu faire, riposta que, pour ce
qu'il en savait, cette honteuse pratique s'en prenait au plaisir plutôt
qu'au désir -comme si, ajouta-t-il, les
mecs à l'origine du truc avaient voulu se garder le plaisir pour eux tout seul.
L'ex-reporter en demeura sur son cul.
Voilà, je t'ai à peu près résumé la chose. Tu devrais, cher ami, essayer
d'organiser un truc comme ça dans ton village. C'est marrant, au bout
du compte.
F. L.