La Canaque

 

J’étais descendue en fin d’après-midi boire un verre de vin rosé à l’auberge du Père Trouchu, après une journée passée à écrire. Sur la terrasse à moitié couverte par une tonnelle, la glycine et la vigne vierge dansaient le tango. L'herbe poussait entre les grandes pierres carrées en granit. Leur régularité me rappelait que je devais mettre de l'ordre dans ma vie. Un parapet trop bas qui donnait le vertige invitait à admirer la vallée de la Creuse. A l'ouest, le soleil approchait de la cime des arbres, au sommet de l’autre versant, et une lumière de coquillage baignait le pays. La paix de ce moment, de ce hameau, de cette auberge où j’étais venue passer la première quinzaine de mai pour terminer un travail sans être dérangée, me remplissait d'émotion : émerveillement, énergie, espoir ? Je ne saurais le dire. L'histoire que je vais vous raconter m'apporta la moitié de la réponse.

Dans le pré en contrebas la grosse Amélie dépendait du linge en chantant. C’était la femme du Père Trouchu. Elle était toujours vêtue de vêtements amples et colorés. Elle pouvait avoir quarante ou cinquante ans, ce qui lui faisait encore dix ans de moins que son mari. Et elle était toujours gaie. Sa peau était très noire car elle était canaque.

J’étais perdue dans ma rêverie quand Jean-Michel, l’artisan ébéniste de la maison voisine, apparut sur la terrasse, et vînt sans façon s’asseoir à côté de moi.

- C’est l’heure douce ! Je me demande comment ai-je pu vivre si longtemps dans un pavillon de la banlieue de Clermont-Ferrand.

Amélie remontait lentement vers l’auberge, dodelinant, les bras chargés, quand elle nous vit sur la terrasse. Un large sourire fendit son visage rond cerclé de cheveux noirs et frisés qui lui faisaient une auréole.

- Tu me sers la même chose que "l’écrivaine" ? lui cria Jean-Michel.

Ce grand garçon mince devait avoir juste atteint la trentaine. Son allure un peu voûtée, s'adressant à vous, rajoutait à sa cordialité naturelle. Il était toujours actif. Quand il ne fabriquait pas des meubles ou des jouets en bois dans son atelier, il s’occupait de sa maison ou était en course quelque part. Avec sa femme Monique et leur fillette ils avaient apporté la jeunesse au hameau. Leur maison était pimpante, des géraniums aux fenêtres et des liserons grimpant le long de la façade autour des fenêtres aux rideaux bleus. "L’écrivaine" était le surnom que m'avait donné Jean-Michel. Il s’intéressait à mon métier, à l’aura qu’on attache aux écrivains : le processus de création, à partir de rien, d’histoires que des milliers de gens peut-être liraient le fascinait. Je lui avais expliqué qu’un écrivain est un artisan comme lui. Au lieu de travailler le bois pour construire des meubles, l’écrivain construit des phrases, des paragraphes, qui forment des histoires plus ou moins bien chevillées et construites. Il a souvent besoin de connaître des histoires brutes et vraies comme point de départ de son travail. Ce sont ses morceaux de bois. Cette comparaison entre nos travaux d’artisans ravissait Jean-Michel et il me racontait des histoires du pays.

Après qu'elle lui eut apporté son verre de rosé, je lui dis, en regardant Amélie retourner de sa démarche un peu lourde vers la salle basse de l’auberge, quelle admiration j’avais pour elle et pour le Père Trouchu qui avaient une vie si heureuse. Il me dit que ça n'avait pas toujours été comme ça.

- Je vais vous raconter l’histoire du Père Trouchu.

Quelques années plus tôt, Jean-Michel et sa femme habitaient Clermont-Ferrand quand ils décidèrent de changer et de venir vivre ici, dans ce village à côté de Guéret, une vie plus proche de la nature et plus authentique. Ils achetèrent pour une poignée de figues la bâtisse délabrée, vide depuis des années, à côté de celle du Père Trouchu.

Leur voisin était un paysan trapu, court sur pattes, qui avait déjà passé la cinquantaine. Ses petits yeux enfouis sous d’épais sourcils blancs et gris, qui évoquaient les clignotants d'une guimbarde d'avant guerre, au-dessus de hautes pommettes rougeaudes, et sa bouche cachée par une moustache broussailleuse empêchaient de lire sur son visage quand il vous parlait - ce qu’il faisait de toute façon assez peu. C’était un homme sauvage et taciturne qui ne fréquentait pas le reste du village. Il vivait seul et maigrement, partageant son temps entre une lande caillouteuse, au dessus du hameau, où il élevait une douzaine de moutons, et sa maison qui n’était à l'époque pas encore une auberge.

Après leur installation Jean-Michel et sa femme découvrirent quel ours ils avaient pour voisin. Jamais Trouchu ne prêtait un outil. Jamais il ne rendait un service ou n’acceptait une invitation, même à boire un verre. Les branches des arbres qui dépassaient chez lui étaient coupées. Le matin, Jean-Michel découvrait sans raison sa poubelle renversée ou bien sa boîte à lettres ouverte et vidée par terre. Au bout d’un an, Monique et Jean-Michel n’en purent plus, et la mort dans l’âme décidèrent de retourner à Clermont-Ferrand. Là-bas ils songèrent qu’il aurait dû y avoir une autre solution à leur problème d'adaptation au village que la fuite.

A Clermont, Monique donna naissance à une fille. De nouveau ils ressentirent que la vie urbaine, les rues, les voitures, les odeurs indéchiffrables, l’anonymat, les lumières des lampadaires comme seules étoiles du ciel, n’étaient plus faits pour eux, qu’ils avaient soif d’une autre vie, dans la nature, et que ce serait aussi bien meilleur pour élever leur enfant. Ils décidèrent de retourner au village, dans leur maison où ils avaient déjà fait beaucoup de travaux d’aménagement. Au lieu de se buter contre Trouchu ils essaieraient d'entretenir des rapports distants mais corrects. Peut-être même, en faisant preuve de psychologie, parviendraient-ils à percer sa sauvagerie et à établir des relations avec l’être humain en mal d’affection qu’il y a au fond de beaucoup d'entre nous.

Trouchu n’avait pas beaucoup changé : toujours le même regard fuyant, ne répondant pas quand on lui parlait et ne parlant que pour émettre des récriminations. En une circonstance, néanmoins, était-il moins ours : quand il voyait la petite Carine. Alors il s’attendrissait, jetait son mégot, esquissait un sourire. Ses petits yeux gris d’animal traqué s’agrandissaient. Et on pouvait y voir une bonté enfantine. Il parlait à la petite :

- On est bien dans sa poussette ? demandait-il d’une voix perchée, en touchant du doigt le genou ou les cheveux du bébé.

Sous l’effet du charme que la petite exerçait sur lui, peu à peu Trouchu devint plus civil. Il se mit à rendre des petits services. Un jour il apporta un cheval à bascule poussiéreux et vermoulu provenant de son grenier, pour Carine. Une autre fois ce fut du fromage de brebis. Il précisa que c’était bon pour la croissance. Jean-Michel et Monique parvinrent même à l’inviter pour un verre et Trouchu vînt, sans beaucoup parler, seulement un peu du temps, qui était bon pour les moutons. Il avait l’air plus perdu et inquiet que renfrogné : son regard glissait alternativement entre l’enfant, le paysage et sa maison.

Dans les semaines qui suivirent, on vit le Père Trouchu acheter régulièrement le journal à l’Epicerie-Droguerie-Journaux-Tabac du village. Il le lisait lentement, des grosses lunettes aux montures noires et aux verres épais sur le nez, assis sur une chaise en bois sur sa terrasse sans table. Il consacrait au moins une heure chaque jour à lire les annonces. Il alla à la poste porter une lettre. Le facteur lui apporta du courrier. Trouchu en envoya encore.

Enfin, il y a de cela deux ans, un soir où Jean-Michel était venu inviter le Père Trouchu à passer chez eux le lendemain, celui-ci lui annonça gravement qu’il ne pourrait pas car il devait aller à Clermont-Ferrand chercher sa femme. Il partit par l’autocar de six heures et demi du matin, mieux rasé que d’habitude, vêtu d’un épais manteau marron qu’on ne lui connaissait pas. A cinq heures du soir, il était de retour, accompagnée d’une femme noire, petite et grosse avec des vêtements très colorés. Trouchu à côté d’elle, l’air embarrassé, portait une grande valise brune en carton bouilli. Le visage rond de la femme, sous ses cheveux noirs et frisés, montrait de la surprise et une sorte de malice pour tout ce qu’elle voyait. Mais son regard exprimait la bonté.

La présence de cette femme noire chez Trouchu, qu’on n'avait jamais vu que seul, fit jaser le village. Le curé, quand il sut qu’on ne lui demanderait pas de célébrer un mariage religieux, fit savoir que Dieu n’approuvait pas une telle situation. Les gars et les commères essayaient de faire honte au vieux paysan et à Amélie. Ils fabriquaient des ragots, disaient que cette Amélie était une femme de mauvaise vie que Trouchu avait ramassée à Clermont-Ferrand. Mais celle-ci ne répondait pas aux avanies et restait toujours d’un commerce agréable. Elle était gentille envers et contre tout et tous. Elle ne se forçait pas, c’était sa nature. Elle était au dessus ou en dehors des mesquineries de la vie du village.

Quant à Trouchu, il avait changé : il n’était plus taciturne - de ce mutisme qui renferme tant d’hostilité même si la cause en est la timidité -, il était tout simplement devenu heureux. Alors peu à peu on cessa de faire des commentaires vicieux sur Trouchu et Amélie. Les ragots s’éteignirent. La Canaque fut acceptée Tout le monde se mit à aimer la femme que ce diable de vieux avait trouvé le moyen de faire venir de l'autre bout du monde.

Après quelques temps, il alla voir le maire du village pour lui dire qu’ils voulaient se marier. Les bans furent publiés. Le mariage consista en une brève cérémonie à la mairie où le vieux sauvage avait laissé place à un homme simple et réservé que personne ne connaissait. Amélie portait une robe serrée, rouge, jaune et bleu, avec un peu de vert aussi et un chapeau de paille des Iles. Monique et Jean-Michel étaient les témoins. Une longue tournée dans les trois bistrots du village acheva de sceller les nouveaux liens entre Trouchu, sa femme et tout le village.

Dans sa maison aussi la vie du Père Trouchu changea. Une semaine après le mariage, on leur livra une machine à laver le linge. Avec l’aide du plombier, Trouchu installa une salle de bains. Quelques mois plus tard, il décida avec sa femme de faire de leur maison, qui était bien située, l’auberge du hameau. Il construisit la tonnelle.

Et c'était là, dans la douceur du soir et la sérénité d’une maison heureuse, sur la terrasse dominant la vallée de la Creuse, en compagnie de mon ami Jean-Michel, l’ébéniste, que je buvais mon verre de rosé du Père Trouchu, marié sur le tard à Amélie, la Canaque, et devenu au soir de sa vie un homme heureux.

Et je voulais qu'on me dise : "Un jour aussi tu sera heureuse."

La moitié de la réponse ? Ah oui ! C'est que les émotions que je ressens, en pensant à cette histoire que je viens de vous raconter, à Jean-Michel, l'ébéniste - pourquoi le travail du bois est-il si apaisant ? - et à d'autres souvenirs, me disent que je le serai.

Mais quand ? C'est l'autre moitié.

 

A.C. 1998
Merci à N. qui m'a raconté cette histoire.