Argentine : un redressement qui défie l'orthodoxie

 

Le consensus de Washington, du FMI, est contredit par un remarquable redressement économique

 

Uki Goñi à Buenos Aires, pour le Guardian

mardi 10 janvier 2006

 

Quand l'ancienne star du football argentin, Diego Maradona, a eu une crise cardiaque l'an dernier, peu de gens imaginaient qu'il pourrait survivre aux problèmes causés par son habitude de consommation de cocaïne et sa surcharge pondérale. Le scepticisme grandit encore quand il choisit de se faire soigner dans une clinique de désintoxication dans le Cuba de Fidel Castro plutôt qu'au Centre Betty Ford en Californie, et quand il décida de se faire poser un anneau gastrique en Colombie, un pays plus connu pour ses guerrillos d’ultra-gauche et ses barons de la drogue que pour ses chirurgiens.

 

Mais Maradona a médusé la sagesse capitaliste conventionnelle. Non seulement il est de nouveau mince et en forme, mais il est passé d’une caricature pesant 150 kilos de ce qu'il avait été du temps de sa splendeur à une nouvelle vie de présentateur de télévision libéré de la drogue. Il est devenu un féroce critique anti Bush, avec une représentation de Castro tatouée sur sa jambe gauche.

 

Comme Maradona, l'Argentine a aussi émergé de manière étonnante du chaos économique et du déclin à l'aide de méthodes non orthodoxes qui partagent plus avec le manifeste anti globalisation qu'avec le consensus de Washington et les règles du FMI.

 

Comme si elle voulait démontrer qu'elle avait raison, l'Argentine, la semaine dernière, s'est débarrassée d'une ligne de crédit de 9,8 milliards de dollars auprès du FMI, se libérant ainsi elle-même, de manière tant symbolique qu'effective, des contraintes imposées par le FMI, que beaucoup ici tiennent pour responsable du long malaise économique qui avait culminé dans le chômage massif et l'explosion de la pauvreté.

 

Stupéfiant

 

« Avec ce paiement, nous enterrons une part importante d'un passé plein d'ignominie, » déclara le président péroniste de l'Argentine, Nestor Kirchner, quand il annonça le remboursement final la semaine dernière. Le président de centre-gauche Kirchner bénéficie d’un stupéfiant 80 % d'opinions favorables dans les sondages, grâce en partie à une attitude ferme vis-à-vis du FMI et grâce à ses liens amicaux avec les dirigeants anti Bush d'Amérique latine comme Fidel Castro et le président vénézuélien Hugo Chavez. Dans un récent discours à la nation, Chavez a décrit les nouveaux liens entre l'Argentine de Kirchner et le Venezuela, riche en pétrole, comme « l'Axe du bien », une description qui peut ne pas plaire aux responsables à Washington, tout particulièrement étant donné que l'Argentine envisage peut-être le transfert d'une partie de ses technologies nucléaires avancées au Venezuela.

 

Les Argentins ont des excuses pour ne pas avoir une haute opinion des recettes certifiées par le FMI dans le cadre de la « globalisation ». Les réformes imposées par le FMI sous la présidence du précédent président péroniste Carlos Menem avaient bien commencé au début des années 90, quand l'Argentine était montrée comme un succès brillant de l'application du libéralisme économique. Mais le processus se termina en désastre il y a quatre ans, quand ce pays, qui à une époque dominait de la tête et des épaules ses voisins sud-américains plus pauvres, bascula dans un chaos effrayant. Une bonne partie de la classe moyenne argentine passa sous le niveau de pauvreté tandis que toutes ses économies étaient effacées par un effondrement bancaire sans précédent. Les banques fermaient leurs agences, et les clients campaient dehors exigeant le remboursement de leurs économies en tapant sur les portes avec des casseroles.

 

Les chaînes de télévision commencèrent à montrer des images d'enfants argentins affamés. Quand le cash devint rare, des clubs de troc surgirent soudainement dans les cours d'écoles et dans les maisons de quartier. Les coiffeurs échangeaient leurs services contre des gâteaux faits à la maison, les fruits étaient échangés contre des couches. Les conséquences politiques ne se firent pas attendre : cinq présidents se succédèrent en quinze jours (fin 2001 - début 2002) et l'Argentine fut contrainte d'annuler ses dettes extérieures qui se montaient à plus de 100 milliards de dollars.

 

Étant tombés si bas, les Argentins se demandaient s'ils avaient touché le fond et s'ils pourraient un jour refaire surface. Le sauvetage vint plus vite que la plupart ne l'avaient espéré. Aujourd'hui, même si les niveaux de la pauvreté et du chômage restent préoccupants et si l'inflation a doublé l'année dernière pour atteindre 12 %, dans les rues de Buenos Aires les visages sinistres et les poches vides ont été remplacés par de grands sourires et une vague de dépenses renforcée par un solide investissement et une croissance des revenus fiscaux.

 

Dans les rues de Palermo Viejo, dans le passé un quartier endormi de la capitale habité par la classe moyenne, les clubs de troc ont été remplacés par des boutiques à la mode et le quartier a été renommé Palermo Hollywood. Des vagues de touristes américains et européens, attirés par le taux de change favorable, passent sur les trottoirs transportant de lourds sacs d'achats faits dans toutes les boutiques ouvertes par de jeunes stylistes argentins.

 

« Il y a un nouveau type de tourisme qui arrive, » déclare Paul Azema, un chef cuisinier qui vient d'ouvrir son restaurant Azema dans la section Palermo Hollywood. « Ce sont essentiellement des américains aisés, entre 35 et 55 ans, qui demandent, pourquoi aller en Europe quand vous pouvez avoir la même qualité de vie en Argentine pour beaucoup moins cher ? Beaucoup restent pour vivre ici. »

 

La tendance est confirmée par les agents immobiliers de Buenos Aires qui déclarent que 20 % de leurs ventes l'année dernière ont été réalisées avec des Américains et des Européens qui ont acheté des propriétés pour faire un investissement ou bien pour prendre une année sabbatique ici, plus particulièrement dans Palermo Viejo, ou dans le quartier colonial de San Telmo.

 

Même le vrai Hollywood commence à s'intéresser au phénomène. Steve Levitt, un scénariste hollywoodien qui a fait "At First Sight", avec Val Kilmer, a passé récemment un mois en Argentine pour mettre la touche finale à un scénario sur un sujet argentin. Le réalisateur bosniaque Emir Kusturica est en train de filmer ici un documentaire sur Maradona. Les réalisateurs allemands sont aussi au travail sur des films liés à l'Argentine.

 

Tout n'est pas rose sur le front économique. La vague inflationniste menace la popularité du président même s'il peut se vanter d'une croissance économique ininterrompue depuis son arrivée au pouvoir en 2003. « C'est le gouvernement de la croissance économique, » a déclaré récemment le nouveau ministre de l'économie, Felisa Miceli, en promettant de maintenir la stricte politique fiscale de son prédécesseur pour empêcher l'inflation de redémarrer. Première femme à ce poste, Miceli a remplacé le plus orthodoxe Roberto Lavagna, qui avait conduit l'Argentine dans le délicat processus de redressement des quatre dernières années mais qui a perdu sa place à la suite de désaccords avec Kirchner. Certains observateurs pensent que son départ signifie un tournant à gauche et une tentative par Kirchner de prendre lui-même en main la politique économique.

 

Miceli a déclaré qu'elle n'utiliserait pas « les méthodes orthodoxes » comme resserrer la quantité de monnaie en circulation ou bien accroître les taux d'intérêt pour contrôler l'inflation, qui, à 12 %, est un coup sévère en particulier pour les ouvriers et l'importante classe moyenne argentine, qui a tout juste commencé à émerger de la pauvreté l'an dernier.

 

Jusqu'à présent Kirchner a préféré les méthodes populistes pour contrôler l'inflation, comme par exemple demander aux chaînes de supermarchés d'accepter volontairement de ne pas accroître les prix, accuser les propriétaires de supermarchés de faire un chantage à son gouvernement, ou bien diriger lui-même un boycott contre Shell en novembre dernier quand les stations d'essence de la multinationale ont augmenté leurs prix.

 

Chronologie de la crise

 

1991 : l'Argentine attache sa monnaie au dollar pour contrôler l'inflation

 

1991 - 97 : l'économie croît à un rythme moyen de 6,1 % par an, mais la dette croît aussi

 

Avril 1998 : à la suite de la crise financière asiatique, le FMI prévient l'Argentine qu'elle est vulnérable aux chocs extérieurs. L'Argentine ignore l'avertissement.

 

Mi 1999 : plongeon dans la récession conduisant à la tourmente politique

 

2000 : le FMI accepte un plan de sauvetage incluant 14 milliards de dollars de prêts par le FMI et 6 milliards de dollars par d'autres créanciers officiels

 

Octobre 2001 : le FMI accepte un accroissement de 8 milliards de dollars de prêts

 

Décembre 2001 : le gouvernement annonce la plus grande annulation dans l'histoire d'une dette souveraine par un pays, se montant à 132 milliards de dollars. Les restrictions sur les retraits bancaires entraînent des émeutes. Le gouvernement est forcé de démissionner

 

Janvier 2002 : l'Argentine détache le peso du dollar

 

Avril 2003 : l'économie montre des signes de redressement, avec une croissance du PIB de 8,8 %

 

Septembre 2004 : annulation par l'Argentine d'une dette de 2,9 milliards de dollars due au FMI

 

Janvier 2005 : restructuration de la dette de l’Argentine de 82 milliards de dollars

 

Juin 2005 : le poids de la dette extérieure, qui était en 2002 de 147 % du PIB, n'est plus que de 72 %