La chronique d'Eric Le  Boucher
L'échec de la lutte contre le chômage  : il est temps d'ouvrir les yeux
LE MONDE | 05.03.05 | 13h50

 

Le gouvernement a vite minoré le franchissement, en janvier, de la barre des 10 % de chômeurs pour la première fois depuis cinq ans. Il veut encore faire croire aux Français qu'à l'automne les choses s'amélioreront. Le pire est peut-être qu'il croit à ses propres mensonges.

Il suffit pourtant de constater qu'en 2004 la croissance de 2,4 % n'a pas permis de faire reculer le nombre de sans-emploi pour douter qu'en 2005, avec une croissance qui va descendre vers 1,9 %, l'économie française puisse espérer une amélioration sur le front de l'emploi.

La réalité est plus simple à énoncer : la France a la plus mauvaise politique de l'emploi des pays développés. Le bilan pour nos hommes politiques depuis trente ans est une honte. Un Français sur dix est sans emploi. Une famille monoparentale sur quatre est sans emploi. Les plus touchés sont les plus fragiles, et d'abord les jeunes (un sur trois a 21 ans !). La durée du chômage est double de celle des autres pays du G7.

"Les comparaisons internationales indiquent que la majorité de nos voisins réussissent bien mieux que nous, il n'est pas étonnant que le sentiment d'insécurité sociale soit le plus fort en France", résument Pierre Cahuc et Francis Kramarz ("De la précarité à la mobilité", rapport aux ministres de l'économie et de l'emploi, décembre 2004).

BONS SENTIMENTS

La démonstration de cet échec national est maintenant faite par une série d'études d'économistes de tous bords qui ont été publiées ces derniers mois. L'OCDE, qui le dit depuis longtemps, n'est plus seule. La France se trompe sur le fond comme sur le détail. Elle se trompe sur le fond puisqu'elle considère que l'emploi est une petite chose fragile et que l'Etat doit intervenir pour "aider, protéger, faire partager".

Elle se trompe dans le détail puisque les politiques publiques, animées par les bons sentiments, aboutissent systématiquement à des effets pervers qui, bilan fait, sont plus néfastes qu'utiles à la cause de l'emploi.

L'exemple le plus clair vient d'en être donné par l'Insee sur la fameuse "contribution Delalande" (Economie et statistique, n° 372). En 1987, les pouvoirs publics, alarmés par les comportements des entreprises, qui se débarrassent massivement des salariés âgés, ont imposé une taxe pour tout licenciement d'un travailleur de plus de 55 ans.

EFFETS PERVERS

Que s'est-il passé ? D'abord, le dispositif n'a pas eu d'effet mesurable sur les départs des "vieux", a calculé l'Insee. Taxe inefficace donc. Pis : il est certain, en revanche, que le dispositif a poussé les entreprises à ne plus embaucher des gens de 50 ans au prétexte que, cinq ans plus tard, ils seront devenus coûteux à faire partir.

Ce phénomène d'"effet pervers" est général : dans une société moderne, les dispositifs publics provoquent des anticipations des agents dont le résultat est souvent d'inverser le résultat recherché, de positif en négatif.

Venons-en au détail. La première des politiques de lutte contre le chômage mises en œuvre en France depuis le "début" du chômage de masse, à la fin des années 1970, a été de restreindre l'offre de travail. Moins de demandeurs d'emploi, moins de chômeurs ! On a dissuadé les jeunes et les vieux de travailler. Avec réussite (le taux d'emploi des moins de 25 ans et des plus de 55 ans est l'un des plus bas de l'OCDE).

Mais l'effet sur le chômage, on le mesure maintenant, a été négatif. L'argent public mis dans les préretraites aurait été mieux utilisé s'il avait été consacré, par exemple, à trouver du travail aux jeunes. On le mesure au fait que les pays qui ont fait disparaître ces dispositifs malthusiens ont vu, depuis, leur chômage baisser (Going for Growth, Economic Policy Reform, OCDE). On comprend, trente ans plus tard, qu'il faut encourager l'emploi, et non pas le décourager.

Le deuxième volet porte sur les stimulations de la demande de travail : les "emplois aidés" pour les jeunes ou pour les non-qualifiés. Certaines de ces politiques (les contrat emploi-solidarité et autres emplois-jeunes) ont un résultat médiocre, les entreprises embauchent pour toucher les aides par "effet d'aubaine", et puis ciao !

PROTÉGER LES PERSONNES

D'autres ont été plus efficaces, comme les baisses de cotisations de charges patronales mises en place depuis 1993, qui auraient créé entre 200 000 et 500 000 emplois (direction de la prévision, in "Productivité et croissance", rapport du Conseil d'analyse économique). Mais, d'une part, leur coût pour les finances publiques est devenu très élevé et, d'autre part, elles ont pour conséquence d'abaisser la productivité globale de l'économie, ce qui est néfaste. Aujourd'hui, il faudrait avoir le courage de pousser la productivité (comme aux Etats-Unis), et non plus le contraire.

Un troisième volet concerne la réduction du temps de travail. Les 35 heures auraient créé 300 000 emplois, mais le débat sur leur efficacité globale n'est pas clos, même parmi les économistes. Passons donc.

Dernier volet de la panoplie : les réformes du marché du travail. "C'est le parent pauvre des politiques d'emplois en France", résument les auteurs du livre Politique économique (éd. de Boeck, 2004).

Or c'est là qu'il eût fallu agir, c'est là que la France se trompe le plus. Elle a opté pour une stratégie qui consiste, expliquent MM. Cahuc et Kramarz, "à faire une part importante aux CDD, à protéger les emplois existants et à peu accompagner les chômeurs à la recherche d'emploi". Il faudrait faire exactement l'inverse : moins protéger les emplois, mieux protéger les personnes. Ce serait non seulement plus efficace, mais aussi plus juste.

Jean-Louis Borloo, l'actuel ministre de la cohésion sociale, déploie beaucoup d'énergie. Il saute sur toutes les idées, y compris certaines de celles que nous venons d'évoquer. Mais sans ligne directrice claire, ajoutant les dispositifs aux dispositifs et provoquant, en conséquence, plus de scepticisme que d'adhésion.

Il est temps que les pouvoirs publics aient l'humilité de regarder chez nos voisins, comme le font les économistes, pour voir que la seule ligne possible en matière d'emploi est celle du demi-tour toute.

 ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 06.03.05