Myopie monétaire
12 janvier 2006
traduit de The Economist
Les félicitations décernées à Alan Greespan peu avant sa retraite le 31 janvier prochain ont un fort goût d'exubérance irrationnelle
Alan Greenspan, qui est maintenant entré dans ses dernières semaines en tant que président de la réserve fédérale des États-Unis, a été proclamé « plus grand banquier central qui ait jamais vécu ». Auprès des Américains ordinaires il est pratiquement aussi célèbre qu'une star du rock. Il a reçu la médaille de la liberté du président des États-Unis, il a été fait chevalier par la reine d'Angleterre, et il a reçu la Légion d'honneur française. Pourtant mérite-t-il réellement de telles acclamations universelles ? Et quand le bruit des hourras sera retombé, comment les économistes jugeront-ils sa présidence ?
Il est amusant de se rappeler qu'en 1987, quand M. Greenspan a succédé à Paul Volcker, son prédécesseur qui avait cassé les reins de l'inflation, certains se demandaient s'il était vraiment à la hauteur. Et il connut quelques années difficiles au début de son premier mandat. La bourse s'effondra dans les deux mois qui suivirent son arrivée ; la croissance américaine passa pour plusieurs années en dessous de celle de l'Europe et du Japon. Néanmoins, durant la dernière décennie, on lui a attribué des pouvoirs quasiment magiques. Il est crédité du sauvetage de l'économie mondiale - lors des crashs boursiers de 1987 et de 2000-2001, lors du défaut de paiement de la Russie et de l'effondrement du fonds d'arbitrage LTCM en 1998 - en injectant des liquidités quand l'économie était vulnérable. A un dîner des membres du G7, en décembre dernier, Mervyn King, le gouverneur de la banque d'Angleterre, qui est aussi un fan de football, offrit à M. Greenspan un dessin le représentant en gardien de but qui sauvait penalty après penalty.
Vue de loin la performance de l'économie américaine a été remarquable durant ses mandats. Non seulement l'inflation a été maintenue à un faible niveau, mais l'Amérique a connu les deux plus longues périodes d'expansion de son histoire, entachées seulement par les deux récessions les plus légères Par comparaison, les dix-huit années précédentes avaient vu quatre récessions, dont les deux plus sévères depuis la Grande dépression des années trente.
Mais à y regarder de plus près la performance de M. Greenspan apparaît moins impressionnante. La diminution de l'inflation américaine n'a, en réalité, pas été plus importante que dans la moyenne des autres pays industrialisés de l'OCDE. Partout dans le monde, les pressions désinflationnistes ont rendu le combat contre l'inflation plus facile pour toutes les banques centrales.
M. Greenspan n'a pas non plus accompli un meilleur travail que ses collègues des autres pays pour lisser le cycle des affaires. S'il est vrai que le PIB de l'Amérique a connu une croissance supérieure à celles des autres grands pays de l'OCDE, cela n'est pas le résultat de l'action de la Fed. Les rythmes de croissance de long terme sont la conséquence de facteurs structurels, pas de la politique monétaire, qui influe surtout le cycle des affaires. Le taux de croissance potentiel de l'Amérique est supérieur à celui de la zone euro ou du Japon, essentiellement parce que la population est en croissance plus rapide et parce que les marchés du travail et des produits et services sont plus flexibles.
Une analyse effectuée par Martin Barnes, du Bank Credit Analyst, révèle que si la performance de croissance américaine est mesurée non plus dans l'absolu mais par le décalage entre la production réelle et la production potentielle, elle apparaît beaucoup moins exceptionnelle. En moyenne, l'Amérique a un décalage négatif légèrement plus grand que le décalage du reste de l'OCDE. D'autres économies ont aussi connu des récessions douces. Une recherche menée par deux économistes américains, James Stock et Mark Watson, est parvenue à la conclusion que la diminution de la volatilité de l'économie américaine durant les deux dernières décennies était essentiellement expliquée par des chocs économiques eux-mêmes moins sévères qu'auparavant et par la plus grande part des services (qui sont moins sensibles aux récessions que la production manufacturière). Seulement 10 % de l'accroissement de la stabilité économique est, selon eux, expliquée par une meilleure politique monétaire.
Les fans de M. Greenspan prétendent que le savoir-faire du président du Fed n'a pas seulement réduit la volatilité de l'économie, mais a peut-être aussi - au moins temporairement - augmenté le taux de croissance potentiel de l'Amérique. Avoir décelé l'accélération de la croissance de la productivité à la fin des années 90, avant presque tout le monde, est l'une des grandes réussites de M. Greenspan. Réalisant que cela permettrait à l'économie de croître plus rapidement sans alimenter pour autant l'inflation, M. Greenspan a laissé le boom de se développer et le chômage baisser, réinsérant de nombreux travailleurs défavorisés dans les forces productives.
Néanmoins, ce gain à court terme aura un coût à long terme. Sa confiance dans le miracle de la productivité l'a sans doute aveuglé sur les dangers d'une croissance monétaire excessive. Sa politique a permis à la demande intérieure d'être systématiquement supérieure à l'offre et de croître plus vite, entraînant une croissance alarmante du déficit de la balance courante des États-Unis.
Durant les mandats de M. Greenspan à la tête de la Fed, l'Amérique a connu les plus grandes bulles boursières et immobilières de son histoire. Être aux commandes durant une bulle peut être considéré comme de la malchance ; être aux commandes durant deux bulles commence à ressembler à du laisser-aller. L'ère de M. Greenspan ne se terminera pas le 31 janvier. Son héritage durera encore longtemps sous la forme des plus grands déséquilibres économiques de l'histoire de l'Amérique : un taux d'épargne négatif des foyers et un déficit record de la balance courante.
Emprunt sur l'avenir
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Labeur et trouble
La longue dispute entre The Economist et M. Greenspan vient
du fait qu'il a choisi de ne pas réduire la bulle boursière de la fin
des années 90 ou bien la bulle immobilière qui se développe encore
maintenant. Il a déclaré qu'il valait mieux ne pas faire éclater la
bulle des capitalisations en augmentant les taux d'intérêt, mais qu'il
fallait plutôt la laisser éclater d'elle-même puis, ensuite, diminuer
rapidement les taux pour éponger les dégâts. L'économie s'est mieux
portée que nous ne l'imaginions depuis que les prix des actions se sont
effondrés, avec seulement une récession modérée en 2001. Mais un
meilleur test de la politique de M. Greenspan serait non pas de savoir
si l'Amérique a échappé à une grave récession, mais si l'économie
reposerait aujourd'hui sur des bases plus solides si le Fed avait pris
des mesures contre la bulle.
Quelle doit être la réponse de la politique monétaire face à
l'augmentation des prix des actifs, comme les maisons ou les actions,
est le plus grand dilemme auquel les banques centrales partout dans le
monde sont confrontées. Le Fed prend en compte l'augmentation du prix
des actifs seulement dans la mesure où elle augmente les dépenses et
donc l'inflation à venir. Mais la question cruciale est : doit-il aussi
agir même quand l'inflation semble sous contrôle ? M. Greenspan et ses
amis avancent essentiellement trois arguments pour expliquer que les
banques centrales ne doivent pas se mêler du prix des actifs autrement
qu'en ce qui concerne leur impact sur l'inflation. Premièrement, une
politique monétaire focalisée sur l'inflation et la croissance est la
meilleure façon de garantir la stabilité économique. Deuxièmement, on
ne peut jamais être sûr que ce qui ressemble à une bulle est réellement
une bulle. Troisièmement, les taux d'intérêt ont un effet sur
l'économie plus proche du marteau que du scalpel. Un accroissement
modeste des taux a peu de chances de freiner l'augmentation des prix
des actions, mais un accroissement suffisant pour faire éclater la
bulle freinerait toute l'économie et pourrait même causer une
récession. Ainsi M. Greenspan conclut qu'il est préférable d'attendre
que la bulle éclate toute seule et ensuite de desserrer la politique
monétaire pour atténuer le ralentissement économique.
Examinons ces trois arguments un par un. Premièrement, la mission d'une
banque centrale n'est pas seulement d'empêcher l'inflation, mais aussi
d'assurer la stabilité financière. Or les trois plus grandes bulles
boursières du siècle passé - en Amérique dans les années 20 et dans les
années 90, et au Japon dans les années 80 - se sont toutes développées
alors que l'inflation était faible. On peut argumenter que M. Greenspan
a simplement défini le rôle de la politique monétaire de manière trop
étroite. On décrit souvent l'inflation comme trop d'argent à la
poursuite de trop peu de biens. Mais dans un monde submergé par
l'argent bon marché et aussi avec de puissantes nouvelles sources de
biens et services, telle la Chine, qui maintiendront des prix bas,
l'inflation restera basse et n'enverra pas de signal quand l'économie
est en surchauffe. Une forte crédibilité de la banque centrale aide
aussi à contrôler l'inflation. Si les banques centrales maintiennent
des taux d'intérêt bas, cela encourage la prise de risque sur les
marchés financiers et l'excès de liquidités finit par déborder vers les
prix des actifs plutôt que dans l'inflation traditionnelle.
L'inflation du prix des actifs peut être aussi dangereuse que
l'inflation conventionnelle. Un effondrement soudain des prix des
actions ou des maisons peut déclencher un ralentissement sévère. Une
forte augmentation du prix des actifs désorganise aussi les signaux que
représentent les prix et entraîne une mauvaise allocation des
ressources - en encourageant insuffisamment l'épargne, ou bien en
encourageant trop l'investissement dans l'immobilier, réduisant
d'autant la croissance à venir. C'est pourquoi les banques centrales
doivent prêter plus attention aux prix des actifs.
Deuxièmement, il n'est pas vrai, contrairement à ce que M. Greenspan
prétend, qu'il est impossible d'identifier les bulles. Quand les prix
n'ont plus de rapport avec les fondamentaux et qu'il y a d'autres
signes d'excès, comme une croissance rapide du crédit, le signal
d'alarme devrait se déclencher. La déclaration de M. Greenspan sur «
l'exubérance irrationnelle », dans son célèbre discours de décembre
1996, montre bien qu'il était déjà préoccupé par l'augmentation de la
bulle bien avant que celle-ci n'ait atteint son pic. Et les
retranscriptions des discussions de la Federal Open Market Commitee
(FOMC, qui se réunit pour décider des taux d'intérêt) montrent
maintenant clairement que plusieurs responsables de la Fed
nourrissaient les plus grandes inquiétudes au sujet de la bulle dès
1998/1999. Lors du meeting de décembre 1999, pendant la discussion sur
la bourse, M. Greenspan déclara : « La question est seulement dans
quelle mesure y a-t-il une bulle. »
De plus, les banques centrales n'ont pas besoin d'être certaines
d'avoir identifié une bulle pour agir. La politique monétaire est par
nature constamment confrontée à l'incertain - comme par exemple sur la
taille du déficit de production (par rapport au niveau maximum
potentiel). L'incertitude justifie d'avoir une réponse prudente, mais
ne justifie pas de ne rien faire du tout.
Passons au troisième argument de M. Greenspan, selon lequel, même si un
banquier central est sûr qu'il y a une bulle, il n'y a pas grand-chose
qu'il puisse faire, car l'outil des taux serait trop brutal. En août
2005, M. Greenspan a déclaré : « Compte tenu de l'état de nos
connaissances, il me paraît difficile d'envisager que les banques
centrales puissent définir "à quel niveau le prix des actifs devient
excessif" dans un avenir proche. » Mais il mettait en avant un
épouvantail. Personne ne prétend sérieusement que les banques centrales
peuvent viser un prix des actifs particulier. La plupart des
économistes reconnaissent qu'une action agressive pour faire éclater
une bulle peut aussi être dangereuse. Le débat aujourd'hui est plutôt
de décider si les banques centrales doivent "aller contre le vent"
quand le prix des actifs apparaît dangereusement décalé par rapport aux
fondamentaux, en augmentant alors les taux d'intérêt plus que ce que
l'inflation à elle seule nécessiterait.
Au-delà de l'inflation
Contrairement à ce que M. Greenspan déclare, certaines banques
centrales sont exactement en train de faire cela. La Banque
d'Angleterre ainsi que les banques centrales d'Australie et de
Nouvelle-Zélande ont augmenté leur taux d'intérêt, ces dernières
années, de nettement plus que ce que l'inflation elle-même justifiait -
ceci à cause de leurs préoccupations concernant les prix de
l'immobilier. M. Greenspan a tort aussi de prétendre que seule une
forte augmentation des taux peut stopper la bulle. Aussi bien en
Grande-Bretagne qu'en Australie, une augmentation des taux d'intérêt de
seulement 125 points de base, accompagnée par des signaux clairs de la
part des banques centrales que les prix des maisons étaient surévalués,
suffirent à faire passer le rythme annuel d'inflation immobilière de 20
% à près de zéro.
Le patron de la Banque d'Angleterre, M. King, a été l'un des premiers à
expliquer pourquoi la politique monétaire doit parfois être resserrée
en réponse à une augmentation du prix des actifs, même si les
prévisions d'inflation restent dans les limites prévues. Ceci,
explique-t-il, entraîne d'accepter de viser légèrement à côté de la
cible suggérée par l'inflation à court terme, pour éviter plus tard
d'être largement à côté de la cible quand un éclatement de la bulle
menace de conduire à un sévère ralentissement économique et même à de
la déflation. Jean-Claude Trichet, le président de la banque centrale
européenne, ne dit rien d'autre quand il déclare que les banques
centrales doivent, dans certaines circonstances, resserrer la politique
monétaire pour prévenir un boom du prix des actifs, alors même que
l'inflation est faible. C'est la justification de la politique
monétaire, très contestée, de la banque centrale européenne qui
s'appuie sur les deux piliers que sont le contrôle de la croissance de
la masse monétaire et le contrôle de l'inflation : les bulles des prix
des actifs sont en général accompagnées par une croissance rapide de la
quantité de monnaie et de crédit.
Plusieurs membres du FOMC défendent l'idée que le Fed et les autres
banques centrales ont, en réalité, répondu à l'augmentation du prix de
l'immobilier avec des méthodes comparables. La différence,
déclarent-ils, est dans ce qu'ils disent, pas dans ce qu'ils font. Le
fait que les taux d'intérêt réels ont été beaucoup plus bas en Amérique
qu'en Grande-Bretagne ou en Australie invalide pourtant cette
assertion. Mais, quoi qu'il en soit, si une banque centrale veut agir
sur une bulle du prix des actifs et les déséquilibres qu'elle entraîne,
il faut qu'elle le fasse savoir publiquement. Non seulement le Fed a
augmenté les taux d'intérêt trop tard et trop peu, à la fin des années
90, mais au lieu de prendre clairement position contre la bulle M.
Greenspan s'est comporté en
cheerleader (majorette en chef) de la nouvelle économie. Même s'il
avait raison en ce qui concerne l'accélération de l'augmentation de la
productivité, son exubérance a encouragé, sans qu'il le veuille, des
anticipations de profit irréalistes de la part des investisseurs,
poussant toujours plus haut le prix des actions.
Le défaut le plus grave de la politique monétaire de M. Greenspan
vis-à-vis du prix des actifs est son asymétrie. Si le Fed baisse
systématiquement les taux quand les prix des actifs s'effondrent, mais
ne les relève pas quand ils augmentent, les investisseurs sont
encouragés à prendre des risques toujours plus grands. C'est ce qui
facilite l'apparition des bulles. Le Fed avait raison de desserrer les
cordons quand la bulle boursière a éclaté, pour éviter de répéter
l'erreur de la banque du Japon dans les années 90. Mais ce "passage de
la serpillière" devrait être un recours de dernier ressort, pas une
stratégie annoncée, qui atténue l'éclatement d'une bulle en favorisant
le développement d'une autre - comme c'est le cas, depuis 2002, dans
l'immobilier.
Un pragmatique, pas un puriste
Il apparaît évident que le désintérêt de la Fed pour l'évolution du
prix des actifs l'a conduit à mener une politique monétaire beaucoup
trop laxiste. C'est d'autant plus étonnant que M. Greenspan a été un
des premiers banquiers centraux à attirer l'attention sur l'importance
croissante du prix des actifs dans les économies. De plus, M. Greenspan
a admis lors d'une déposition devant le Congrès en 1999 que « si nous
pouvions trouver un moyen de prévenir l'apparition ou de dégonfler les
bulles, nous nous en trouverions mieux. » Et plus récemment : «
j'admets tout à fait que de futurs travaux pourront améliorer notre
compréhension du comportement du prix des actifs, et avec elle, la
conduite de la politique monétaire. »
En effet, les déclarations publiques de M. Greenspan sur les prix des
actifs semblent avoir insensiblement évolué. Jusqu'à récemment, il
niait toute possibilité qu'il puisse y avoir une bulle immobilière à
l'échelle nationale ; maintenant il admet que le marché montre des
signes d'ébullition et il a prévenu que le prix des maisons pourrait
commencer à décroître. En septembre dernier, un rapport de recherche
cosigné par lui souligna la quantité massive de nouveaux emprunts
garantis par des biens immobiliers. Il estime que cela peut expliquer
entièrement la chute du taux d'épargne des foyers américains durant la
dernière décennie. Ceci a pour conséquence qu'une chute du prix des
maisons pourrait déclencher un sévère ralentissement des dépenses.
C'était seulement le second rapport de recherche sur lequel il a apposé
son nom alors qu'il était à la tête de la Fed.
Dans une deuxième évolution, M. Greenspan a reconnu, toujours en
septembre dernier, que la politique de la Fed peut avoir joué un rôle
ayant facilité l'apparition des bulles. Il a admis que les succès de la
Fed pour maintenir une longue période de stabilité économique avec une
inflation faible - et donc des taux d'intérêt bas - peut avoir
encouragé les investisseurs à accepter moins de rentabilité en échange
de prises de risque, et ce faisant avoir augmenté le prix des actifs.
La nouvelle façon de penser de M. Greenspan au sujet des bulles serait
cohérente avec l'approche consistant à gérer les risques, qui a sa
faveur en matière de politique monétaire. Elle examine non seulement
l'évolution probable de l'économie, mais aussi les risques et les coûts
et les bénéfices d'autres évolutions et politiques possibles. Dans ce
cadre d'analyse, resserrer la politique monétaire lors d'un boom des
actifs est comme acheter une assurance contre un risque à venir d'un
retournement économique plus sévère. Le coût d'une perte de production
à court terme doit être mis en regard du risque de coût futur plus
important si le prix des actifs s'effondre.
Du point de vue du management des risques, les arguments en faveur de
mesures contre la bulle immobilière sont encore plus forts que ceux en
faveur de mesures contre la bulle boursière. Une bulle immobilière crée
un effet de richesse plus important, stimulant les dépenses de
consommation, de sorte qu'un effondrement du prix des maisons causerait
beaucoup plus de dégâts économiques qu'un effondrement de celui des
actions.
Contrastant avec l'approche pragmatique de M. Greenspan sur le prix des
actifs, Bern Bernanke, son successeur, estime que les taux d'intérêt ne
doivent pas être utilisés en réponse aux mouvements des prix des
actifs, sauf si ces derniers influent sur les prévisions d'inflation.
Des travaux de recherche dont M. Bernanke était coauteur en 1999
concluent que si une banque centrale prend des décisions en réaction
aux prix des actifs, elle risque de créer plus d'instabilité économique
que si elle se contente de se fixer des cibles en matière d'inflation.
Cependant, son modèle se place dans un environnement économique où il
n'y a pas de bulles [il est ajusté, comme souvent en économie
théorique, pour démontrer ce que M. Bernanke pense a priori, NdT].
En réalité, la politique monétaire peut contribuer au développement
d'une bulle - surtout si les investisseurs s'attendent à ce que le Fed
réduise les taux quand les prix des actions diminuent, et ne fasse rien
pour prévenir leur accroissement.
Voies divergentes
Parallèlement à ses vues sur les bulles, M. Bernanke a hâte
d'introduire des objectifs formalisés en termes d'inflation, ce qui
pourrait avoir pour conséquence de réduire la marge de manoeuvre de la
Fed en réponse aux prix des actifs. Ainsi il semble qu'au moment précis
où le décalage entre les vues de M. Greenspan et celles des autres
banquiers centraux était en train de se réduire, le Fed pourrait
malheureusement s'apprêter à faire un pas en arrière, sous la
présidence de M. Bernanke.
La répugnance passée de M. Greenspan à s'attaquer aux prix des actifs
est en partie compréhensible : les banques centrales n'ont pas pour
mission de réduire les bulles. Par conséquent il est difficile de
justifier une augmentation des taux d'intérêt devant le Congrès quand
l'inflation est faible, comme c'était le cas à la fin des années 90.
Néanmoins, les points de vue évoluent avec le temps. Dans les années
60, l'objectif principal de la politique monétaire était le
plein-emploi, pas la maîtrise de l'inflation. Convaincre aujourd'hui le
public que les bulles d'actifs sont aussi dangereuses que l'inflation
n'est certainement pas plus dur que de faire passer, entre 1975 et
1985, les préoccupations prévalentes du chômage vers l'inflation.
Mais tout d'abord, M. Greenspan et les autres banquiers centraux
doivent commencer par élaborer des explications pour augmenter les taux
d'intérêt en réponse à l'augmentation des prix des actions et des
maisons - et à se préparer à la période d'impopularité qui s'ensuivra.
M. Greenspan ne serait certainement pas aussi populaire aujourd'hui
s'il avait publiquement et clairement pris position contre les bulles
boursières et immobilières.
Alors que les ovations de départ faites à M. Greenspan ont atteint le
niveau du délire, il est ironique de constater que c'est sans doute son
extraordinaire popularité et les pouvoirs magiques qui lui sont
attribués qui expliquent le mieux les problèmes qu'il va laisser en
partant. La confiance exagérée des investisseurs dans sa capacité à les
protéger quoi qu'il arrive les a sans aucun doute encouragés à prendre
encore plus de risques et à faire monter encore plus haut les prix des
actions et des logements. Et par voie de conséquence, les dépenses des
consommateurs américains sont devenues dangereusement dépendantes d'une
croissance des prix des actifs et de leur endettement - situation qui
ne peut pas durer.
En décembre, M. Greenspan a reçu la distinction d'Homme libre de la
Cité de Londres. L'un des avantages traditionnels attachés à cet
honneur est qu'il peut maintenant se saouler et avoir une conduite
désordonnée sans crainte d'être arrêté. Le problème est que sa
politique a encouragé la soûlerie et la désorganisation des marchés des
actifs et a enivré les consommateurs. Quand la fête se terminera, M.
Greenspan ne sera pas là pour nettoyer les dégâts. Mais elle se
terminera, ça c'est sûr.
Traduction André Cabannes