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Les premiers « eurobonds »

 

Les Rothschild et le financement de la Sainte alliance, 1818 - 1822

 

Niall Ferguson, Ph.D.

Professeur d’Histoire internationale à l’Université de Harvard,

Senior research fellow à Jesus College, Université d’Oxford,

Senior fellow à la Hoover Institution, Université de Stanford.

 

 

Le terme « eurobond » est entré dans le jargon financier dans les années 1960 pour décrire des obligations au porteur libellées en dollars qui n'étaient pas seulement échangées mais aussi émises sur les marchés financiers européens, principalement à Londres. On attribue généralement à Siegmund Warburg (1902-1982) le crédit pour la création de ce nouveau marché, qui s'est épanoui durant les décennies 1960 et 1970 alors que les contraintes sur les émissions d'obligations à New York par des compagnies étrangères étaient resserrées1. Cependant, l'idée d'émettre des obligations pour un gouvernement ou bien une entreprise sur un marché et dans une devise autres que ceux de l'entité émettrice remonte à bien plus loin que 1963, l'année du premier eurobond mis en place par Warburg pour l’autorité italienne des autoroutes Autostrade. Prenons une définition moderne typique d'un eurobond : « Les obligations peuvent être ou ne pas être dans la devise du pays d'origine de l'émetteur, et elles sont vendues à des investisseurs situés dans différents pays plutôt que seulement dans le pays se déroule l'émission2. » En réalité, cette définition peut parfaitement être appliquée à deux importantes émissions obligataires qui eurent lieu un siècle et demi avant l'emprunt d'Autostrade. En effet, il n'est pas absurde de décrire les emprunts émis par les frères Rothschild pour la Prusse et la Russie, à la suite des guerres napoléoniennes, comme les vrais premiers eurobonds. Ces emprunts marquèrent le début d'une époque qui allait durer plus d'un siècle, jusqu'à la Grande dépression, durant laquelle une proportion importante des émissions d'obligations souveraines étaient, dans la pratique sinon officiellement, des eurobonds ; c'est-à-dire qu'elles étaient libellées dans des devises et émises sur des marchés financiers autres que ceux du pays émetteur.

Ce que firent les Rothschild n'était pas non plus entièrement nouveau. Au milieu du XVIIIe siècle, comme l'ont montré les travaux de James C. Riley, au moins sept gouvernements ont levé sur le marché d'Amsterdam des emprunts libellés en florins, la monnaie hollandaise. Il s'agit de l'Autriche, du Danemark, de la Suède, de la Russie, de la Pologne, de l'Espagne, et des États-Unis3. Des marchés secondaires actifs existaient à Amsterdam pour au moins certains de ces titres de dette. Même quand l'un de ces pays émit des obligations libellées dans sa propre monnaie – par exemple en 1803, quand les États-Unis émirent pour plus de $11 millions d'obligations à 6 % pour financer l'achat du territoire de la Louisiane – les obligations contenaient une clause explicite fixant le taux de change entre le dollar et le florin hollandais (2,5 florins pour un dollar)4. (Au XVIIIe siècle, seulement deux pays en plus de la République des Provinces-Unies étaient en mesure d'émettre des obligations libellées dans leur propre devise avec l’espoir que les investisseurs hollandais les achèteraient : l'Angleterre et la France5.) Le problème auquel les économistes font souvent référence comme « le péché originel » – le fait que quelques pays sont capables d'émettre sur les marchés internationaux des obligations dans leur propre devise, mais que la plupart ne le peuvent pas – n'était pas inconnu avant 18186. De plus, d'autres banques menaient ce genre d'activité bien des années avant que les Rothschild n'apparaissent sur la scène financière, dans les dernières années des guerres napoléoniennes. Les Louisiane à 6 % étaient vendues aux investisseurs par la maison Baring de Londres et par Hope & Cie d'Amsterdam, à une époque où Nathan Mayer Rothschild (1777-1836) était encore un négociant en textiles à Manchester.

Pourtant en moins de vingt ans Nathan Rothschild et ses frères apportèrent deux améliorations fondamentales à ce qui avait été initié à Amsterdam. Tout d'abord, ils introduisirent l'émission libellée en livres sterling d'obligations par des gouvernements étrangers sur le marché londonien. Les émissions d'obligations par les Rothschild en 1818 et 1822 deviendraient le modèle pour l'introduction en bourse d'obligations souveraines pendant plus d'un siècle – un siècle qui verrait s'épanouir Londres comme centre de mouvements de capitaux à travers les frontières sur une échelle dont n'aurait pas rêvé la Hollande du XVIIIe siècle. Deuxièmement, grâce à leur structure caractéristique de multinationale active sur cinq places financières dans cinq pays différents, les Rothschild eurent la possibilité de mettre en pratique l'idée de faire une seule introduction sur plusieurs marchés à la fois avec différents mécanismes de paiement d'intérêt pour les investisseurs. Une étude attentive des négociations qui conduisirent aux émissions de 1818 et 1822 donne corps à l'affirmation que ce sont les Rothschild qui ont établi l'un des instruments financiers les plus importants du premier âge de la globalisation7.

 

La banque Rothschild, possédée et gérée en tant qu'entreprise familiale privée mais opérant sur plusieurs places, était la plus grande et la plus puissante des institutions financières du XIXe siècle. La « maison » d'origine, M. A. Rothschild, avait été fondée à Francfort par Mayer Amschel Rothschild dans les années 1790. Au départ un négociant en pièces de collections et autres antiquités, Mayer Amschel était devenu courtier et plus tard gérant de patrimoine pour Guillaume IX, le riche prince (et plus tard électeur) de Hesse-Kassel. En 1797, Rothschild avait déjà amassé un capital d'environ £10 000 et accordait des crédits à une large clientèle allemande. Quand l'électeur fut renversé par Napoléon et envoyé en exil, Mayer Amschel continua à aider à la gestion de sa fortune – qui comprenait un important portefeuille d'obligations anglaises domicilié à Londres – en dépit des risques qui en résultaient d'arrestation par les autorités françaises.

Il n’y avait, cependant, là rien d'exceptionnel. Mayer Amschel faisait seulement partie des nombreux juifs allemands Hoffaktoren (« juifs de cour ») qui offraient leurs services financiers aux petits princes. Sa décision d'envoyer son troisième fils Nathan en Angleterre, en 1799, n'était pas non plus particulièrement inhabituelle. La croissance rapide de l'industrie textile anglaise attirait de nombreux marchands allemands, très désireux d'acheter les nouveaux tissus du Lancashire pour les expédier vers le marché continental. Cela devint aussi une activité risquée après que Napoléon eut imposé le Système continental. Même la décision de Nathan Rothschild, en 1811, de prendre part au financement des campagnes militaires de l'Angleterre n'avait rien d'original. Depuis la fin du XVIIe siècle, les emprunts du gouvernement anglais – aussi bien à long terme à la Bourse qu’à court terme sur le marché monétaire – avaient attiré de nombreux financiers étrangers à Londres. La mobilisation par les Rothschild de leur réseau continental de crédit pour délivrer des lingots d'or aux armées anglaises en campagne en France en 1814 et 1815, et aussi pour effectuer des versements aux alliés de l'Angleterre sur le continent, était seulement remarquable par son échelle. Les risques étaient en proportion. Contrairement à la légende, Nathan et ses quatre frères - Amschel, Salomon, Carl et James - furent poussés au bord de la faillite par la nouvelle que Napoléon avait été défait à Waterloo, car ils avaient amassé de grandes réserves d'or en anticipation d'une guerre prolongée. Les immenses achats spéculatifs d'obligations du gouvernement anglais, par Nathan juste après Waterloo, non seulement sauvèrent la situation mais rapportèrent un gigantesque profit. En 1818, l'ensemble du capital des Rothschild atteignait près de £1,8 millions. À partir des années 1820 jusqu'à l'éclatement de la Première Guerre mondiale, leur partenariat bancaire représentait la plus grande concentration de capital financier, détenu entre les mêmes mains, dans le monde entier.

Jusqu'à 1818, le mode de fonctionnement des Rothschild avait été en fait étonnamment rudimentaire, quoique très efficace. Leur comptabilité était chaotique. Ils établissaient des bilans à intervalles irréguliers. Ils n'appliquaient pas les techniques d'enregistrement en partie double. Il arrivait que les partenaires ne sachent plus combien de cash ils avaient à leur disposition. Leur correspondance – qui se voulait confidentielle – était souvent interceptée et, bien qu'écrite en Judendeutsch (de l'allemand retranscrit en caractères hébreux), déchiffrée par les autorités autrichiennes. Néanmoins, sous la direction d'un Nathan à l'humeur changeante, et sur la base des fonds qu'ils avaient amassés durant la guerre, les Rothschild commencèrent à jouer un rôle plus innovant, en particulier dans l'intégration des marchés européens des capitaux. Un avantage déterminant, dont ils jouissaient sur leurs rivaux établis depuis longtemps, venait de la forme inhabituelle de la banque Rothschild elle-même. Bien qu'elle restât une entreprise familiale – structurée en partenariat entre les membres masculins de la famille – la banque Rothschild acquit peu à peu un caractère multinational, car les cinq frères finirent par s'établir dans les cinq places financières et politiques européennes principales : Francfort, Vienne, Londres, Naples et Paris. Cela leur permit de servir beaucoup plus facilement leurs clients – particulièrement les investisseurs en obligations gouvernementales –, dont les intérêts étaient eux-mêmes internationaux, que n'avaient pu le faire les institutions financières précédentes.

Le système grâce auquel les États européens finançaient une partie de leurs déficits budgétaires en vendant des obligations à long terme portant intérêt à une élite d'investisseurs internationaux avec l'aide d'intermédiaires financiers était, comme l'avons vu, bien établi avant 1818. Le marché d'Amsterdam avait facilité la vie des investisseurs en émettant et en échangeant un large éventail de titres libellés en florins, mais les guerres de 1793 jusqu'à 1815 avaient fait un tort considérable au système hollandais. La France révolutionnaire avait manqué à la plupart des engagements pris par la monarchie de l’Ancien régime, avait imprimé de la monnaie sans retenue, et s'était ensuite tournée vers la conquête et l'exploitation pour combler le fossé entre ses revenus fiscaux nationaux et ses dépenses. En 1794, les Autrichiens s'adressèrent à Londres, mais ils firent défaillance seulement trois ans plus tard sur le prêt qu'ils obtinrent et, en 1804, annoncèrent que désormais les paiements sur les prêts en cours accordés par la Hollande auraient lieu à Vienne et seraient effectués en papier-monnaie ; en 1811, la devise autrichienne avait perdu 88 % de sa valeur et le pays était en faillite8. La conquête de la Hollande par la France et, en 1810, son annexion laissa ce pays en faillite aussi9. Les Russes évitèrent de justesse le même sort en négociant, en 1797 et en 1815, d'importantes conversions de leur dette extérieure, la deuxième de ces opérations venant après deux années durant lesquelles le service de la dette avait été unilatéralement suspendu10. Selon Richard Hellie,

 

De 1801 à 1809, les dépenses annuelles du gouvernement russe dépassaient d'un tiers les rentrées, le déficit étant comblé par l'impression de papier monnaie et par des emprunts auprès d'institutions de crédit... Le déficit pour les années 1812 à 1814 se montait à 360 millions de roubles et était couvert par l'impression de monnaie (191 millions), des emprunts nationaux (47 millions), des subventions anglaises (42 millions), et d'autres sources (89 millions)11.

 

Tout cela aide à comprendre pourquoi le centre de gravité financier de l'Europe traversa la Manche d'Amsterdam à Londres. Grâce à une activité économique florissante et à la réussite du nouvel impôt sur le revenu, les Britanniques n'eurent plus besoin de l'aide de la Hollande pour financer leur dette nationale immense mais à faible taux d'intérêt. Cependant, c'est précisément le volume des émissions nationales d'obligations durant cette période qui repoussa toute tentative d'émettre des obligations étrangères à Londres. À la lumière de la défaillance autrichienne, les Anglais conclurent qu'ils pouvaient aussi bien faire des dons à leurs alliés continentaux, plutôt que de leur prêter de l'argent qui ne serait jamais remboursé.

Il revenait donc aux Rothschild d'éduquer le marché obligataire britannique, engorgé par les émissions nationales, pour qu'il commence à envisager, dans la période d'après-guerre, l'accord de prêts à des gouvernements étrangers. Quand Nathan Rothschild déménagea à Londres, sa principale activité était alors de gérer le portefeuille d'obligations britanniques de l'électeur de Hesse-Kassel. Il discerna, cependant, que de tels apports de capital à Londres* allaient être beaucoup moins importants, une fois les combats finis, que les exports de capital depuis Londres.

Quatre éléments poussèrent les Rothschild à inventer ce qui serait beaucoup plus tard connu sous le nom de eurobonds. Premièrement, malgré le rôle crucial qu'ils avaient joué dans le financement de l'effort de guerre anglais contre Napoléon après 1812, ils furent largement exclus des transactions financières qui eurent lieu après le congrès de Vienne, en particulier les prêts qui permirent au régime des Bourbons de la Restauration de payer, en plus des frais d'occupation, des réparations de guerre d’un montant total de 700 millions de francs. Cette transaction fut financée, comme l'avait été l'achat de la Louisiane, par la Barings (qui, à ce moment-là, avait pris le contrôle effectif de Hope & Cie)12. Le mécanisme qu'ils choisirent fut d'émettre une rente perpétuelle libellée en francs sur trois marchés : Paris, Londres et Amsterdam. (Plus de la moitié – 57,6 % – fut vendue sur le marché national avec un rendement courant de 8,41 %. À Londres et à Amsterdam, en revanche, les rendements étaient supérieurs – respectivement de 43 et 66 points de base**13.) Contrariés d’avoir été tenus à l'écart de ce deal, les Rothschild résolurent de trouver de nouvelles sources – et de nouvelles méthodes – de business.

Deuxièmement, par chance pour les Rothschild, les autres grandes puissances d'Europe centrale et orientale – l'Autriche, la Prusse et la Russie, associées maintenant dans la « Sainte alliance » – se trouvèrent en grave difficulté financière dès que les subventions britanniques de temps de guerre cessèrent de leur arriver. Nous avons déjà vu les difficultés qui assaillirent l'Autriche en faillite, et la Russie qui l'évita de peu. La Prusse, qui avait jusqu'à présent exploité les domaines royaux et thésaurisé plutôt que d'emprunter à l'étranger14, n'allait maintenant guère mieux. Entre 1794 et 1815, la dette nationale prussienne était passée de 38 millions à 206 millions de thalers15.

 



* Il faut noter que ce n’est pas le fait de transférer à Londres un portefeuille d’obligations anglaises qui représente un « apport de capital », mais l’arrivée à Londres de moyens monétaires supplémentaires comme l’or ou ses équivalents.

** Un point de base est un centième de pourcentage.