L’afflux de moyens monétaires, métaux précieux rapportés du nouveau monde ou devises échangées contre des bons du trésor, n’a jamais enrichi une nation. Les États-Unis devraient méditer l’histoire de l’Espagne au XVIe et XVIIe siècle.

 

Et la mauvaise gestion des monnaies et dettes nationales, par les grands pays, encourage de nouveau l’apparition de nouvelles formes de monnaies privées.

 

Le chapitre 10 ci-dessous,  extrait du livre « Le Pouvoir de l’or : histoire d’une obsession », Fayard/Mazarine, Février 2007, raconte ces deux histoires.


Chapitre 10

 

Le poison fatal et la monnaie privée

 

Un volume gigantesque d'or et d'argent traversa l'Atlantique, du Nouveau Monde vers l’Espagne, durant les années 1500.* Selon un auteur qui fait autorité, le stock total d'or et d'argent en Europe, à la fin du XVIe siècle, était près de cinq fois plus important qu’en 1492.1** Pour imaginer l’importance des volumes il faut se représenter des convois armés de soixante navires transportant les trésors vers l'Europe. En certaines occasions, il y eut jusqu'à cent navires***. Au début du XVIe siècle, chacun de ces vaisseaux transportait deux cents tonnes de cargaison, et, au début du XVIIe, les plus grands navires allaient jusqu’à quatre cents tonnes.2 Durant la seule année 1564, 154 navires arrivèrent à Séville pour décharger leur cargaison de trésors.3 À la fin du XVIe siècle, les métaux précieux représentaient en valeur la plus grande partie des marchandises expédiées d'Amérique en Espagne.

En étudiant l’influence qu'a eu tout cet or sur l'économie européenne au cours du XVIe siècle, nous allons voir que l'histoire fait à la fin une pirouette. Pendant la plus grande partie de l'histoire l'or a eu pour rival l'argent, mais à la fin du XVIe siècle un autre concurrent sérieux des deux métaux précieux était en train d’émerger – il s’agit de différentes formes de monnaie papier servant à exprimer des dettes, et qui étaient émises par des entités privées plutôt que par des gouvernements. Toute l'excitation concernant l'or au XVIe siècle était d'une certaine manière une célébration du passé. Sans que personne n'y prêtât beaucoup attention, l'avenir, qui allait apporter les moyens de paiement dématérialisés, commençait à poindre.

 

*  *  *

 

Le gouvernement espagnol était remarquablement efficace pour organiser le transport complexe des trésors à travers des mers dangereuses et hostiles. L'or et l'argent étaient chargés sur les navires à Vera Cruz au Mexique, Trujillo au Honduras, Nombre de Dios sur la côte atlantique de Panama, et à Carthagène en Colombie. La région des Caraïbes qui contient ces différents ports devint connue sous le nom de « Mer espagnole » (aujourd’hui « La mer des Caraïbles »), un nom qu'on retrouve encore dans les récits d’inspiration romantique sur cette époque. De là, les navires ralliaient les eaux cubaines pour se former en convois, ou flotas, pour le voyage au long cours jusqu'à leur port d'attache de Séville. De deux à huit galions armés accompagnaient les flotas pour les protéger contre les pirates et les boucaniers qui rôdaient dans la mer des Caraïbes à l’affût des vaisseaux chargés de trésors.**** Ces flotas offraient aussi l'espoir de récupérer sinon les hommes du moins les cargaisons quand des tempêtes violentes menaçaient d’envoyer par le fond l'un ou l'autre des galions.

Quand les vaisseaux étaient forcés par les tempêtes, ou bien par la crainte d'une attaque, de s'abriter dans un port autre que Séville, il était interdit à l'équipage de descendre à terre pour se livrer au moindre commerce. Une fois la cargaison arrivée à Séville, elle était transportée, avec les plus grandes mesures de sécurité, jusqu'à la Maison du Commerce où tout était pesé puis stocké dans des coffres spéciaux dans une chambre du trésor. Les coffres et la pièce elle-même étaient chacun muni de trois serrures et les clés étaient réparties entre les différents fonctionnaires de la Maison du Commerce. Le métal était refondu et raffiné sur place. Une partie était ensuite frappée en pièces de monnaie, mais des quantités importantes étaient expédiées directement sous forme de lingot aux créditeurs de la couronne dont la plupart à l’étranger.

On est stupéfié quand on imagine tout le savoir-faire qu'il fallait avoir pour rassembler, organiser, contrôler et maintenir le contact avec tant de bateaux pour un voyage de cinq mille kilomètres à travers l'océan, sans les moyens de communication comme la télégraphie sans fil ou les radars qui étaient utilisés quatre cents ans plus tard pour les convois entre l'Amérique et la Grande-Bretagne durant la Seconde Guerre mondiale.* En comparaison, diriger un millier de chameaux à travers les étendues désertiques du Sahara devait être un jeu d'enfant. Il y avait une autre grande différence entre les convois des années 1500 et les convois du début des années 1940. Pendant la Seconde Guerre mondiale, les bateaux transportaient de l'or noir – du pétrole – ainsi que de la nourriture et des armements pour vaincre les Nazis ; dans les années 1500, une partie du fret n'était rien d’autre que des lingots de métal brillant sans utilité par eux-mêmes. On savait tout de suite quoi faire avec les précieuses cargaisons transportées à travers les eaux infestées de sous-marins de l'Atlantique nord, mais les Espagnols avaient un éventail d'options pour l’emploi de leurs métaux précieux. Ils firent souvent le mauvais choix.

Même si les pertes des flotas espagnoles à cause des pirates étaient bien plus faibles que les pertes causées par les tempêtes – ou bien à cause des sous-marins allemands pendant la Seconde Guerre mondiale –, le danger d'une attaque restait une préoccupation constante. Une rumeur en Espagne raconte que Charles V criait de joie chaque fois qu'on lui annonçait l'arrivée d'une flota saine et sauve.4 L'empereur Charles V était aussi, se rappellera le lecteur, le roi Charles 1er d'Espagne par sa mère, Jeanne la Folle, la fille de Ferdinand et Isabelle. Il était Charles V en tant qu'empereur du Saint Empire romain (Charlemagne ayant été le premier Charles dans cette fonction). Il est aussi connu sous le nom de Charles Quint, mais l’auteur préfère s'en tenir à la nomenclature avec des numéros en chiffres romains, la plus souvent adoptée dans les pays anglo-saxons. Charles V jouera un rôle important dans la suite du chapitre.

Comme l’a dit l'historien Kenneth Andrews dans sa description de cette époque, la piraterie avait été élevée au rang d'instrument de politique internationale par la Grande-Bretagne, la France et la Hollande, chacune de ces nations cherchant à participer à l'action en Amérique, que les Espagnols et les Portugais revendiquaient comme leur propriété exclusive. L'Espagne, pendant tout le XVIe siècle, a été en guerre, à moment ou à un autre, avec chacun de ces pays. Pour la seule période de 1570 à 1577, il y eut treize expéditions officielles organisées par les Anglais vers les Caraïbes, sans parler d’un nombre difficile à connaître d'expéditions par des flibustiers agissant pour leur propre compte.5 Néanmoins, en dépit de toutes les histoires romantiques sur les pirates et sur leurs succès pleins d’éclat, les registres de la Maison du Commerce contiennent beaucoup de notes d'attaques ratées et d'arrivées à bon port.6 Seulement trois fois, des flottes entières furent interceptées et totalement défaites : deux fois par les Anglais et une fois, en 1628, par le célèbre amiral hollandais Piet Heyn.7 C'étaient, le plus souvent, seulement les traînards qui se mettaient en danger. En mars 1569, par exemple, vingt-deux navires espagnols et portugais furent conduits à Plymouth où les Anglais les soulagèrent avec empressement de leurs précieuses cargaisons.8

La menace la plus sérieuse et la plus durable pour les expéditions maritimes espagnoles était Sir Francis Drake, qui s'était fait une spécialité du pillage de l'or des catholiques de la Péninsule ibérique. Ses entreprises enrichirent ses équipages, sans parler de la fortune qu'il s’était constitué pour lui-même et des sommes encore plus importantes qu'il envoya à la Couronne anglaise. La haine qu'il éprouvait envers les Espagnols était réciproque : eux-mêmes l'appelaient « le bandit en chef du monde inconnu. »9

Pendant près de vingt-cinq ans, avec quelques éclipses, Drake se consacra à cette tâche. Il a même abordé en 1572 à Panama avec l'objectif de capturer le port atlantique de Nombre de Dios* et bloquer ainsi la route des Caraïbes à l'or espagnol. Une blessure à la jambe le força à abandonner son projet, mais il réussit quand même, en récompense de leurs efforts, à s'emparer avec ses hommes d'un chargement complet d'or en route vers Nombre de Dios en provenance de la ville de Panama sur le Pacifique et d'une valeur de £20000 en pièces d'or.

Pendant son célèbre voyage sur le Golden Hinde, entre 1577 et 1579,** Drake s'empara de plus de dix tonnes d'or, d'argent et de bijoux pris aux navires espagnols, d'abord du côté atlantique puis, après être passé par le détroit de Magellan, du côté pacifique.10 Drake fit ensuite voile vers le nord, vers la côte de Californie, avant de traverser le Pacifique. En Californie, il atterrit à Point Reyes sur les rivages de Marine County, au nord de la baie de San Francisco, et revendiqua le territoire au nom de la reine Elizabeth d'Angleterre. En 1586, l'ambassadeur vénitien à Madrid rapporta que Drake avait abordé à Saint-Domingue, Porto Rico et Cuba et « était reparti vers l'Angleterre avec 38 navires chargés de butin. »11 En 1595, la reine envoya de nouveau Drake à Panama pour capturer Nombre de Dios et la ville de Panama afin d'en tirer une rançon. Cette fois-ci il réussit à s'emparer de Nombre de Dios, mais il fut à son tour vaincu, ainsi que beaucoup de ses membres d'équipage, par une dysenterie fatale. Sa dépouille fut immergée.

 

*  *  *

 

Il pourrait sembler que l'Espagne au milieu du XVIe siècle devait être de très loin la nation la plus riche d'Europe. Il n’en était rien. L'effet de cette addition soudaine et immense à la richesse monétaire de l’Occident se fit sentir dans le reste de l'Europe, et même jusqu'en Extrême-Orient, mais les exploits spectaculaires des Conquistadors autant que les torrents de sang versés par les hommes blancs de peau et par les Indiens n'apportèrent pas de bénéfices durables à l'Espagne. L'or rentrait par une issue et sortait par l'autre, comme dans tonneau percé.

Comment les Espagnols se débrouillèrent-ils pour si mal tirer parti de l'une des plus extraordinaires aubaines de tous les temps ? Comment se fait-il que la plupart des fruits de la première ruée vers l'or de l'histoire finirent en d'autres mains que les leurs ? Une cause – et peut-être la cause principale – se trouve dans la dynamique économique et dans l'environnement social en perpétuel mouvement de l'époque, auxquels les structures rigides de la société espagnole étaient mal adaptées.

Quand l'or se mit à couler à flot, les Espagnols étaient beaucoup plus doués pour dépenser que pour produire. L'Espagne se comporta comme un homme pauvre qui vient de gagner une grosse somme au loto et qui croit qu'il va désormais, pour toujours, faire partie des gens riches, alors qu'il s'agit d'un événement non récurrent. L'arrivée de métaux précieux en Espagne était effectivement un événement non récurrent : aussi importantes que fussent les réceptions d'or durant le XVIe siècle, elles atteignirent leur maximum vers le milieu du siècle, puis déclinèrent ; leur baisse, après 1610, fut même rapide. Quant aux réceptions d'argent, elles atteignirent leur maximum vers 1600 et elles aussi déclinèrent rapidement après les alentours de 1630.*12

Au cours du XVIe siècle, les cinq sixièmes des exportations de l'Espagne, principalement vers les colonies, consistaient en matières premières ou en marchandises qui avaient été produites dans d'autres pays.13 Vers la fin du siècle, les Cortes (le Parlement espagnol) déclarèrent : « Plus il y a d'or qui rentre et moins le Royaume en possède... Alors que nos royaumes devraient être les plus riches du monde... ils sont les plus pauvres, car ils sont seulement une passerelle [pour l'or et l'argent] vers les royaumes de nos ennemis. » Un autre commentateur espagnol, Pedro de Valencia, écrivait en 1608 « Tant d'argent et d'or... a toujours été un poison fatal aux républiques et aux cités. Elles pensent que l'argent va les soutenir mais ce n'est pas vrai : ce sont les labourages, les pâturages et les pêcheries qui assurent la prospérité. » Un autre encore se plaignait ainsi : « L'agriculteur posa sa charrue, se vêtit de soie et laissa ses mains calleuses se reposer. Le commerçant prit des grands airs... et parada dans les rues. »14 Au lieu de transformer l'or et l'argent en nouvelle richesse productive, les Espagnols dépensèrent leurs métaux précieux dans les autres pays ; ils consommèrent tellement que leurs dettes auprès des étrangers augmentèrent. Dès les années 1550, un dicton populaire circulait, qui disait que « l'Espagne est "les Indes" des étrangers, » parce qu'une grande quantité de bonne monnaie espagnole était payée aux étrangers en échange de « puérilités » – des babioles comme des bracelets, de la verroterie ou des cartes à jouer.15

L'Espagne avait aussi fait une grossière erreur économique en 1492, l'année de Christophe Colomb, même si à l'époque la décision avait été fêtée dans la joie et la fierté par le peuple espagnol. Les Juifs et les Musulmans furent chassés en 1492. Quelques Juifs restèrent après s’être convertis à la religion chrétienne, mais la communauté intellectuelle vibrante à laquelle ils avaient tant contribué en Espagne pendant des siècles se désintégra rapidement. A l’époque, la plupart des espagnols catholiques étaient des paysans ou des soldats, illettrés et sans connaissance même élémentaire de l'arithmétique. Quant aux aristocrates, c’étaient pour la plupart soit des oisifs, soit des hidalgos illuminés.

Les Juifs et les Musulmans, au contraire, étaient très éduqués, ils contribuaient aux développements scientifiques et mathématiques, et il ne leur était pas interdit de pratiquer l'usure**, contrairement aux Chrétiens. C'étaient aussi des fonctionnaires et des hommes d'affaires très capables. Les Musulmans, en particulier, avaient hérité d'une longue tradition de négoce, d'importation et d'exportation. Avec leur départ, l'Espagne perdit pratiquement toute sa classe marchande, qui était si essentielle à une époque où le développement économique était vigoureux à travers toute l'Europe. Cadix et Séville, les deux principaux centres économiques dans l'Espagne du XVIe siècle, étaient peuplées d'étrangers – des marchands et des banquiers génois, des prêteurs à gages allemands, des manufacturiers hollandais, et des fournisseurs de toutes sortes de biens et services, y compris financiers, venant de toute l'Europe, même des Bretons et des gens venant de régions aussi éloignées que la mer du Nord.16 Presque tous les emprunts massifs de l'Espagne au XVIe siècle furent financés par des étrangers.

Le départ des Juifs et des Musulmans était une perte dans un autre sens encore. L'Espagne ne se trouvait pas sur les routes que les négociants et les voyageurs empruntaient pour aller d'un endroit à un autre. Les pays à l'est de la France ou s'avançant dans la Méditerranée comme l'Italie et la Grèce se trouvaient au croisement des routes pour voyager ou pour faire du commerce entre l'est et l'ouest en Europe. Mais il n'était pas nécessaire de traverser l'Espagne, sauf si vous veniez d'Afrique, et encore l'Espagne n'était pas alors la seule possibilité. Par conséquent, l'Espagne avait tendance à être plus provinciale et repliée sur elle-même que ne l’étaient les pays au nord et à l'est ; seules Séville, Barcelone et Bilbao étaient en relations importantes avec le reste de l'Europe. L'atmosphère cosmopolite provenait des communautés juives et musulmanes qui étaient en contact avec d'autres régions depuis des siècles. Leur départ coupa les liens avec le monde extérieur, laissant l'Espagne dépendant d'étrangers dont les liens d'allégeance étaient ailleurs.

Une étude qui fait autorité a résumé la situation de l'Espagne comme un effrayant paradoxe :

 

L'or et l'argent acquirent simplement leur statut international en Espagne, sans être en aucune façon connectés à l'économie espagnole... Il y avait une abondance de métaux précieux sans aucun développement productif, une hausse des prix sans altération monétaire. En bref, l'Espagne du XVIe siècle était caractérisée par une séparation entre la monnaie et les marchandises.17

 

Le plus grand gâchis auquel fait penser l'or espagnol n'était pas dans les babioles ou dans la perte de sophistication commerciale et financière. Il était dans les rêves de gloire des monarques espagnols. L'or avait toujours été associé à la puissance. Quand les rois d'Espagne réalisèrent quelle énorme richesse les découvertes d'or dans les colonies d'Amérique allait leur apporter, ils furent persuadés que leur richesse serait suffisante pour soumettre le monde à leur volonté, en particulier en ce qui concernait le sujet brûlant du catholicisme contre le protestantisme. Au milieu du siècle, la moitié des affaires commerciales d'importance étaient réalisées pour le compte du roi.18

Charles V (Charles Quint), quand il accéda au trône d'Espagne, sous le nom de Charles 1er, en 1516 à la mort de son grand-père Ferdinand d'Aragon, était déterminé à faire de l'Espagne la puissance dominante en Europe. Mais la souveraineté sur l’Espagne n'était pas suffisante pour Charles. Il voulait aussi suivre les traces de son autre grand-père, Maximilien 1er de Habsbourg, en devenant empereur du Saint Empire romain germanique. La position n'était pas héréditaire. Vous ne pouviez devenir empereur qu’à la suite d’une élection par un groupe de sept princes allemands désignés par le pape, appelés les "Grands électeurs". Le roi de France, François 1er, avait les mêmes ambitions. Les enchères montèrent rapidement pour acheter les voix des électeurs. François était soutenu par les banquiers génois et Charles par les Fuggers, la grande famille de banquiers d'Augsbourg. Charles l’emporta, mais au prix de 850 000 florins, ce qui l'endetta jusqu'au cou. Il s'engagea alors dans vingt-sept années de guerre contre François 1er, avec des trêves de temps à autre, qui étaient invariablement violées. A un certain moment, cela faillit conduire à un pugilat personnel entre les deux monarques. Charles revendiqua aussi les Pays-Bas comme partie de son empire. Il laissa à son fils, Philippe II, le soin de mener une guerre stérile, qui dura quatre-vingts ans, pour essayer de dompter les Hollandais et les Belges. Durant cette guerre, la plupart des combattants du côté espagnol étaient des mercenaires qui n'acceptaient de se battre que contre de l'argent en « bonne monnaie » – c'est-à-dire en or ou en argent. Philippe, à son tour, fut assez audacieux pour essayer, en 1588, de renverser la reine Elizabeth d'Angleterre dans l'aventure qui se termina tristement pour les Espagnols* avec leur "Invincible Armada" détruite devant Dunkerque – et cela sans parler des campagnes sporadiques contre les Turcs ottomans (dont l'importante bataille navale de Lépante, en 1571*) qui s'étaient lancés dans une série d'agression dans les Balkans et en Méditerranée orientale.

Ces aventures nécessitaient des financements. La dette extérieure de 37 millions de ducats, contractée par Charles V durant ses quarante années de règne en tant que roi d'Espagne, excédait de 2 millions de ducats la valeur totale des métaux précieux revenant à la Couronne qui arrivèrent à Séville en provenance d'Amérique durant toutes ces années.19 La guerre aux Pays-Bas coûta, pour la seule année 1572, 14,4 millions de florins ; mais les Espagnols ne purent contribuer, sur leur propre trésor, plus que 7,2 millions de florins pour l'ensemble des deux années 1572 et 1573. En juillet 1576, le roi Philippe II devait à ses troupes 17,5 millions de florins. Ayant épuisé ses possibilités financières, Philippe ordonna d'arrêter de payer ses créditeurs, confisqua deux expéditions d'argent qu'il leur devait, et força ses créditeurs à convertir la plus grande partie de leurs créances en emprunts à long terme. Ceci manqua de mettre à bas la banque Fugger. La banqueroute de Philippe entraîna la débandade de ses troupes mercenaires qui se mutinèrent ou désertèrent. On raconte l’anecdote d’un général en chef qui, un jour, se trouva dans l’incapacité de payer son déjeuner.20 C'est ainsi que Philippe II introduisit dans le monde occidental la pratique, encore rare à l'époque, mais terriblement destructrice, de la défaillance dans ses remboursements par un souverain (nous parlerions aujourd'hui d'État souverain). L'Espagne traverserait d’autres crises financières en 1596, 1607,1627 et 1647.21

 

*  *  *

 

Il se passait beaucoup d’autres choses à travers toute l’Europe à ce moment-là, pas seulement en Espagne. En dépit des déprédations continuelles causées par la guerre et de l'agitation religieuse, ces événements pénibles se déroulaient avec en toile de fond l’apogée de la Renaissance, quand les accomplissements artistiques et scientifiques atteignaient des sommets extraordinaires. Léonard de Vinci, le Tintoret, Raphaël, Palladio, Cellini, Michel-Ange, le Titien, Dürer, Cervantès et El Greco créèrent tous leur œuvre au XVIe siècle. C’est à cette époque que l’immense cathédrale Saint-Pierre fut érigée sur les rives du Tibre, avec ses intérieurs couverts d'or. Copernic et Galilée exploraient le système solaire, tandis que le changement révolutionnaire de la comptabilité en partie double se répandait parmi les hommes d'affaires.** 22 C'est aussi durant cette période que le latin fut peu à peu remplacé, dans les actes officiels, par les langues vernaculaires qui facilitaient les communications au sein des populations, y compris pour les personnes riches, qui n'étaient pas allés à l'université ou n’étaient pas membre du clergé.

Mais l'événement le plus important de tout le siècle se déroula en 1517 quand Martin Luther placarda ses 95 thèses sur la porte de l'église de Wittenberg.*** La Réforme fut comme un tisonnier chauffé à blanc planté dans le corps de la société européenne, transformant les croyances et révolutionnant les styles artistiques, créant des fractures au sein du monde politique et dans les familles royales. La Réforme fut la cause de nombreuses guerres, mais, au XVIe siècle, de toute façon, la guerre était pour ainsi dire un mode de vie.

Au XVIe siècle, l'Angleterre fut en guerre pendant un total de quatorze années. En 1545, simultanément en guerre avec François 1er et menacé d'invasion par l'Écosse, Henri VIII disposait de 120 000 hommes en armes – payés sur son trésor. Henri fut forcé d'emprunter de l'argent à des taux d'intérêt allant jusqu'à 16 %. Il confisqua même tout le plomb du royaume pour le vendre à l'étranger. Dans un vaste plan de privatisation, qui porte quelque ressemblance avec ceux mis en place dans beaucoup de pays dans les années 1990, Henri vendit des possessions qu'il avait confisquées aux monastères et aux églises, lorsqu’il vira vers le protestantisme après son divorce de 1533.23 Mais, au bout du compte, il eut recours à la dégradation de la monnaie.

Aussi pénibles et coûteuses que fussent leurs guerres, les Anglais passèrent beaucoup moins de temps en guerre que les Espagnols ou les Français, et cette différence explique probablement le développement économique relativement rapide de l'Angleterre durant le siècle que dura la dynastie des Tudors. Les Espagnols se battirent avec les Français pendant près de trente ans. L'enjeu principal était la domination de l'Italie*, mais pour les Espagnols cette guerre venait s'ajouter à la malheureuse aventure de l'Armada espagnole contre l'Angleterre et à leur guerre de 80 ans pour essayer de maintenir leur contrôle sur les Pays-Bas. Les guerres de religion étaient aussi des guerres civiles, dont beaucoup se prolongèrent longtemps au XVIIe siècle (par exemple la Guerre de Trente Ans). La conséquence fut la dénonciation répétée de leurs dettes aussi bien par les souverains Espagnols que par les Français.

Les Européens ne se battirent pas seulement entre eux. Juste au-delà de la Méditerranée orientale, les Turcs se lancèrent dans une série de campagnes contre l'Europe qui continueraient, avec quelques brèves interruptions, pendant plus d’un siècle. En 1529, pour la première fois, les Turcs approchèrent des portes de Vienne. Ils ravagèrent l'Italie et la Sicile dans les années 1530. Ils étaient en guerre avec Venise de 1537 à 1540, et encore de 1545 à 1564, mais ils subirent, comme on l’a vu, une défaite navale dévastatrice à Lépante, à l’entrée du golfe de Corinthe, en 1571.

La plus grande partie de l'activité militaire en Europe, au XVIe siècle, était le résultat des rivalités entre les deux grands monarques de cet âge – Charles Quint en Espagne et François 1er en France. Henri VIII (1491-1547), qui souhaitait ardemment asseoir de manière définitive la légitimité de sa propre dynastie en Angleterre, joua souvent le rôle du conseiller intempestif et, à l'occasion, s’immisça dans les conflits entre Charles et François, montant constamment l'un contre l'autre. Au début de son règne, la marge de manoeuvre d'Henri était limitée, car Charles Quint était le neveu de sa première femme, Catherine d'Aragon. Mais Henri se lança aussi dans le jeu des alliances avec François.

La France n'avait pas la chance de faire partie des pays qui découvrirent de l'or dans le Nouveau Monde, mais la France se procurait de l'or par le commerce et en capturant des galions espagnols en route d'Amérique vers Séville. François 1er (1494-1547) était un adhérent fervent à la croyance traditionnelle en l'importance de l'or pour les relations publiques, pour les manifestations ostentatoires et pour montrer son pouvoir. Ses goûts n'étaient en aucune manière inhabituels pour l'époque, quand les broderies flamandes ou bourguignonnes étaient richement tissées de fils d'or, quand les décorations des églises comportaient maintenant beaucoup d'or, quand le rang des aristocrates se mesurait par le poids des chaînes d'or qu'ils portaient autour du cou (Henri VIII portait une "masseye gold cheyne" – une chaîne en or massif – de 98 onces, à peu près trois kilos), et quand les chevaliers allaient à la bataille en portant des pourpoints couverts d'or et de bijoux.24

François était un patron enthousiaste des arts. Quand il fit libérer Benvenuto Cellini de sa prison romaine pour venir travailler à la cour de France, il lui déclara : « Je vais t'étouffer sous l'or ! »25 Cellini produisit alors un grenier à sel si somptueusement décoré avec de l'or et des bijoux que François pleura d'émerveillement quand il le vit.26 François n'était pas seulement un fin connaisseur des arts : il était célèbre aussi pour ses nombreuses amours. Il est l'auteur de cette observation célèbre : « Une cour sans femme est une année sans printemps et un printemps sans rose. »27 En 1515, François suivit la voie tracée par Charlemagne et alla combattre les Lombards : il conquit l'Italie du Nord, ce qui lui valut d’être fêté par le pape.

François se considérait maintenant comme le monarque le plus puissant d'Europe. Néanmoins pour se protéger contre les menaces de plus en plus pressantes de la part de Charles Quint qui voulait s'emparer de l'Italie afin de l’incorporer au Saint Empire, François décida de sceller une alliance avec Henri VIII. Précisons tout de suite que Charles Quint atteignit son but de chasser le Français d'Italie. La bataille de Pavie, en 1525, fut une déroute pour François, qui termina prisonnier de Charles, marquant ainsi la deuxième fois dans l’histoire où un roi de France devenait une prise de guerre. Charles n'était pas un modèle de chevalerie comme l'avait été Édouard III quand il avait capturé Jean le Bon : François se morfondit pendant une longue année dans un cachot humide à Madrid. Il passa le temps en écrivant des chansons et des poèmes. Charles prit le contrôle total de l'Italie. Il autorisa ses troupes à mettre Rome à sac avec une violence inouïe même pour l’époque. Le contrôle de l'Italie incluait le contrôle de la papauté. C'est la raison pour laquelle le pape Clément VII se trouva dans l'impossibilité d'autoriser le divorce d’Henri d'avec la reine Catherine d'Aragon, car c’était la tante de Charles. Pourtant, Henri avait toutes les raisons d'être choqué par le rejet du pape : quelque temps plus tôt, le pape ne l’avait-il pas nommé lui-même « Défenseur de la Foi », en récompense pour le zèle avec lequel Henri avait condamné Martin Luther comme ennemi mortel de tous les bons chrétiens ?

Henri VIII et François 1er se rencontrèrent en personne, en 1520, à Guynes, dans les environs de Calais*, pour une réunion au sommet qui accomplit encore moins que n’accomplissent en général les réunions au sommet. François ne savait pas que Charles Quint s'était rendu discrètement à Londres, peu avant le départ d'Henri pour Calais, ce qui est une des raisons pour lesquelles le meeting de Guynes eut plus de pompe que d'utilité, les cérémonies au luxe et à l'ostentation extravagants occultant l'absence de discussions sérieuses.

Henri traversa la Manche à bord du Henri Grâce-de-Dieu, le vaisseau amiral de la Royal Navy (la flotte britannique), suivi de suffisamment de vaisseaux plus petits pour transporter une suite de quatre mille cinq cents personnes l’accompagnant lui-même, et de mille deux cents personnes accompagnant la reine Catherine, sans parler de trois mille chevaux et d'une grande quantité de matériel de toute sorte. À son arrivée à Calais, le cardinal Wolsey, le chancelier d'Henri, chevaucha sa mule aux étriers d'or jusqu'au camp français pour annoncer l'arrivée de l'Anglais.

La rencontre entre les deux monarques en parade devint connue sous le nom de Rencontre du Camp du Drap d'Or. Le titre est approprié. Si la terre n'était pas littéralement tendue avec un drap en or, les participants portaient des costumes d'or si somptueux et les 2800 tentes apportées par François pour l'occasion étaient recouvertes avec tellement de tissu d’or étincelant au soleil qu'un observateur avait le sentiment d'être lui-même immergé dans l'or.28

Cinq jours après l'arrivée d'Henri, au signal d’un coup de canon, les deux rois et leurs riches entourages se mirent en marche l'un vers l'autre jusqu’au point prévu à Guynes pour la rencontre. Les archers français à cheval portaient leurs armes dans des fourreaux en or. Ils étaient suivis par les maréchaux de France, étincelants dans leurs costumes d'or. Venaient ensuite deux cents nobles vêtus d'uniformes dorés et cramoisis. François lui-même portait une casaque en tissu d'or, tandis que son cheval était caparaçonné avec un filet d'or.

Il ne s'agissait pas pour les Anglais d'être en reste. Wolsey était accompagné par cinquante géants transportant des massues en or dont la pomme était aussi grosse que la tête d'un homme.29 Shakespeare dans sa pièce Henri VIII décrit ainsi les événements :

 

Aujourd'hui les Français

Tout clinquants, tout dorés comme des dieux païens,

Ont plus brillé que les Anglais ; et puis le lendemain

Ces derniers feraient de l'Angleterre les Indes ; chaque homme apparaîtrait

Étincelant comme une mine.

(Acte I, Scène 2, 18-22)

 

La référence aux Indes est en fait une référence au Nouveau Monde que l'on confondait encore, à l’époque, avec les Indes. L'hyperbole de Shakespeare, selon laquelle chaque homme brillait comme une mine, veut dire que les Anglais étaient tellement couverts d'or qu'ils ressemblaient à des mines d'or.30 L'or occupait tant les esprits qu’un des aides de camp d'Henri dit de la barbe que celui-ci avait laissée pousser pour l'occasion (il avait le poil roux), qu'elle « ressemblait à de l'or. »31

L'ensemble de la scène était décoré de drapeaux flottant au vent et de faux palais. Il y avait deux fontaines d'où jaillissait en permanence du vin rouge (l'année 1520 était, dit-on, un excellent cru). Henri proposa même spontanément un concours de lutte avec François – ils échangèrent quelques prises à la suite desquelles Henri se retrouva à terre, rouge de rage. Des joutes à cheval et des concours de tir à l'arc alternaient avec des repas où l’on mangeait « du cygne, des venaisons, du brochet, du héron, des tartes aux poires, de la crème et des fruits... du chevreau, de l'esturgeon, du paon, des cailles, du faisan, et des aigrettes. »32 On ne s'étonnera pas que le chef s’appelât Merryman ("homme heureux" en français).

Malgré cela, à peine trois ans plus tard, Henri et François étaient de nouveau en guerre l'un contre l'autre. Est-ce que tout l'or dont ils avaient fait étalage pendant leur sommet les avait aveuglés sur les réalités ? Maintenant ils allaient utiliser leur or pour des usages plus sinistres.

 

*  *  *

 

Pendant que tout cela se passait, et dans une certaine mesure parce que tout cela se passait, l'Europe vivait de profonds changements économiques et les répercussions s'en faisaient sentir jusqu’en Asie. Le comportement des prix et la demande pour de la monnaie en Europe changèrent si profondément durant les années 1500 que les économistes parlent de cette période comme de la Révolution des prix du XVIe siècle. La Révolution des prix, la guerre incessante, la croissance rapide du commerce international et l'expansion des relations économiques avec des partenaires commerciaux situés à des milliers de kilomètres en Extrême-Orient galvanisèrent les méthodes pour faire des affaires et transformèrent le caractère des transactions financières. Indépendamment des difficultés que les monarques ont pu éprouver avec leurs finances au XVIe siècle, les affaires dans le secteur privé atteignirent un niveau de sophistication qu'elles n'avaient jamais eu dans le passé.

La Révolution des prix donna le ton à tout le siècle. On put observer une tendance à la hausse des prix d'abord en Italie et en Allemagne dès 1470, le point le plus bas de la dégringolade des prix qui avait suivi la Peste noire de 1349. Ensuite, comme les autres formes de peste, l'inflation infecta, pas à pas, toute l'Europe. Elle arriva en Angleterre et en France dans les années 1480, s'étendit à la Péninsule ibérique pendant la décennie suivante, et apparut en Europe orientale au début des années 1500. Les prix ne s'élevaient pas chaque année, car la caractéristique en particulier des prix agricoles est d'être volatile à cause des variations du climat, mais le point le plus bas de chaque déclin avait tendance à être plus haut que le précédent tandis que chaque point haut établissait un nouveau record.33

Quiconque a vécu dans des périodes d’inflation sait qu’elle est toujours source d’inquiétude car elle rend l'avenir encore plus imprévisible, mais le choc de l'inflation irrépressible et durable fut un bouleversement pour les habitants de l'Europe du XVIe siècle. Ils n'avaient pas d'expérience de l'inflation, pas de théorie économique pour l'expliquer et pas d'ensemble de règles de comportement ou de principes d'action politique pour y faire face. Il y avait bien eu, de temps à autre, des brèves bouffées d'inflation, en général à la suite de mauvaises récoltes, mais la Révolution des prix du XVIe siècle dura pendant plus de cent ans avant de commencer à s’apaiser. Aucune autre période d’inflation dans l'histoire n'a duré aussi longtemps.

La hausse des prix fut la plus rapide pour les matières de première nécessité, particulièrement les denrées alimentaires. En Angleterre les prix du bois, du bétail et des grains furent multipliés par des facteurs allant de cinq à sept entre 1480 et 1650, tandis que les prix des produits manufacturés se contentaient de tripler.34 On peut faire observer qu’une augmentation de 700 % sur 170 années ne correspond qu'à un taux composé de 1,2 % par an, mais, avec des salaires croissant deux fois moins vite que les prix des produits, c'était la durée et la ténacité de la pression inflationniste qui secouèrent la population. Le pouvoir d'achat de l'argent et des revenus du travail se détériorait à un rythme alarmant pour l'époque.

Qu'est-ce qui causa cette détérioration ? Il existe une imposante littérature sur la question. La conclusion des débats est qu'aucune cause ne peut être tenue pour responsable unique de la longue durée de la Révolution des prix. L'historien économique Glyn Davies dit d’elle qu’elle est « étrange et profonde. »35 De nombreuses controverses agitèrent les commentateurs au XVIe siècle. Parmi les causes citées dans la littérature de l'époque il y a le déclin de l'agriculture, une fiscalité ruineuse, la démographie déclinante, la manipulation des marchés, le coût élevé du travail, le vagabondage, la luxure et les machinations des hommes d'affaires comme les Génois.36

Des experts modernes expliquent que la combinaison de l'accroissement rapide de la population et de la croissance à un rythme plus lent de la production de nourriture était responsable du démarrage de l'inflation. Après la Peste noire et la première phase de la guerre de Cent Ans, les populations européennes avaient commencé à se reconstituer dès le début du XVe siècle. La plus grande croissance démographique eut lieu durant la première moitié du XVe siècle (entre 1400 et 1450), faisant passer la population européenne de 45 millions à 60 millions, mais elle continua à croître d'une dizaine de millions pendant chaque période de cinquante ans jusqu'à 1600. À ce moment-là, la population avait doublé par rapport à son niveau de 1400. En 1550, le nombre d'habitants en Europe avait enfin rattrapé et dépassé les 73 millions de l'année 1300, une cinquantaine d’année avant la catastrophe de la Peste noire.37

La production de nourriture, qui avait été amplement suffisante pendant la première partie du XVe siècle, ne pouvait plus suivre l'augmentation des bouches à nourrir. La production agricole aurait de toute façon pris du retard sur la croissance de la population, mais deux autres facteurs contribuèrent à aggraver la pénurie. Le premier était un déplacement de l’activité agricole, particulièrement en Angleterre, du labourage des terres arables vers l'élevage pastoral, car il y avait plus de profit à tirer de l'élevage des moutons que de la culture des graminées ; le deuxième était un exode continu de la main-d'oeuvre vers les villes. En 1538, un auteur allemand écrivait : « Il y a tellement de gens partout qu'on ne peut plus bouger. »38 Peut-être rentrait-il de Florence où, en 1561, le nombre moyen de personnes par foyer était de 7,8, c'est-à-dire le double de ce qu'il était 120 ans plus tôt.39

L'inflation apparaît toujours durant les périodes de guerre, quand les dépenses font un bond tandis que la production des biens et services tend à baisser par rapport aux temps de paix. Tacite a écrit : « Pecunia nervus belli » (L'argent est le nerf de la guerre) 40 ; or il n'y eut pas une seule année de paix complète sur l’ensemble du continent européen durant les cent années entre 1550 et 1650. Les problèmes fiscaux liés au financement de ces guerres étaient aggravés par le système de taxation au XVIe siècle, qui faisait porter presque tout le fardeau sur les classes les plus pauvres. Comme c'étaient les classes les plus pauvres qui souffraient le plus de l'évolution inflationniste, les revenus des gouvernements ne pouvaient pas suivre les dépenses pour la guerre, en perpétuel accroissement et accélérées encore par l'inflation. Des déficits fiscaux gigantesques et une explosion des dettes gouvernementales étaient les conséquences inévitables. Cela conduisit à deux innovations financières : les asientos en Espagne et le Grand Parti en France. Il s'agissait dans les deux cas de certaines formes particulières d'emprunt sur les marchés des capitaux – pour utiliser la terminologie moderne – qui venait se rajouter aux méthodes traditionnelles de négociation privée des dettes s'accumulant à l'actif des bilans des banquiers en Italie, en Allemagne et en Hollande.

Il y avait une autre méthode de financement royal qui était maintenant une vieille ficelle : augmenter la masse monétaire par une dévaluation de la devise. En 1523, les Cortes espagnols enjoignirent Charles V de réduire la quantité d'or dans les pièces pour essayer de contrecarrer la fuite de leurs si précieuses pièces vers d’autres pays. Ainsi, ils pourraient frapper un plus grand nombre de pièces avec la même quantité d'or. Charles attendit jusqu'à 1537 avant de prendre cette décision : l’importance de ses besoins peut être mesurée par le fait qu'il a pris sa décision après même que Cortez et Pizarre eurent commencé à alimenter l’Espagne avec ce qui semblait à l'époque une source inépuisable d’or et d’argent. D'autres dirigeants suivirent. La politique d’altération du numéraire par Henri VIII, de 1542 à 1547, était tellement flagrante qu'on en vint à l'appeler, avec une majuscule, la Grande dégradation. La dégradation effectuée par Henri était le résultat direct de la guerre avec la France dans les années 1540, quand, comme l'a écrit un historien, il « tira de la Monnaie tout ce qu'elle pouvait produire. »41

Les monarchies n'étaient pas les seules à être dépensières dans cet environnement. L'inflation crée sa propre dynamique, qui s'entretient elle-même. Comme les marchandises acquièrent plus de valeur que la monnaie, l'inflation encourage la constitution de réserves (de marchandises), non seulement par les consommateurs mais aussi par les hommes d'affaires et par les fermiers. Formulé de manière plus technique, les réserves sont une forme de spéculation, dans laquelle les gens achètent à l'avance au-delà de leurs besoins, ou bien essayent de "coincer le marché" soit en anticipation d'une hausse des prix, soit pour revendre les biens à un prix supérieur plus tard. Tout ceci intensifie la pression à la hausse sur les prix et en retour encourage d’autant plus les réserves de marchandises et la spéculation.

 

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Mais quel fut l’impact des trésors de l’Amérique sur la Révolution des prix ? Pour Adam Smith cela ne fait aucun doute : « La découverte des abondantes mines d'Amérique semble avoir été la seule cause [de la fantastique augmentation des prix]... Il n'y a jamais eu la moindre dispute à ce sujet ou sur cette cause. »42 À première vue, il semble évident que l’afflux de nouvelles pièces frappées à l’aide de ce trésor en provenance du Nouveau Monde a dû être le moteur de la très longue inflation du XVIe siècle. Peut-être que les populations ont dépassé la production de denrées alimentaires, mais les bébés ne viennent normalement pas au monde avec une cuiller en argent dans la bouche. Si la surpopulation était une cause automatique d'inflation, des pays comme l'Inde ou le Bangladesh se classeraient premiers dans l'inflation mondiale, tandis que des pays dont la population croît plus lentement connaîtraient des prix stables ou déclinants. Les faits ne s'ajustent pas avec ces hypothèses, loin s'en faut. Dans certains cas, une croissance de la population dépassant celle de la nourriture est sans doute une condition nécessaire de l'inflation, mais ce n'est largement pas suffisant. Où la plus grande population trouverait-elle les moyens de payer des prix plus élevés ?

La réponse est dans la question : la masse monétaire doit croître. C'est ce raisonnement qui conduisait à la conclusion didactique d'Adam Smith selon laquelle les abondantes mines d'Amérique étaient responsables de l'inflation des prix. Le point de vue de Smith avait pour origine un remarquable travail d'analyse économique, publié en 1568 par un observateur français nommé Jean Bodin, qui remonta loin dans l'histoire pour démontrer comment des quantités croissantes d'or et d'argent étaient toujours associées avec une hausse des prix. Il attira l'attention sur le fait que les quantités prodigieuses de métaux précieux en provenance du Nouveau Monde avaient atterri en Espagne et que les prix en Espagne étaient plus élevés qu'en France et en Italie : « L'Espagne est riche, hautaine, indolente... C'est... l'abondance de l'or et de l'argent qui est en partie la cause de la cherté des choses. »43

Bodin est le père spirituel du monétarisme, une branche importante de la théorie économique dont le partisan le plus éminent est le prix Nobel Milton Friedman, qui a déclaré que l'inflation est toujours et partout un phénomène avant tout monétaire. Quand le niveau général des prix augmente, un acheteur doit dépenser plus d'argent pour acheter le même panier de biens et de services. C'est-à-dire que l'inflation ne peut pas durer si elle n'est pas, d'une façon ou d’une autre, financée. Si les acheteurs ne peuvent pas trouver l'argent supplémentaire dont ils ont besoin pour maintenir leur niveau d'achats, ils achèteront moins de choses, limitant ainsi la possibilité pour les vendeurs de continuer à augmenter leurs prix. Ainsi les monétaristes prétendent que la Révolution des prix du XVIe siècle n'aurait jamais duré aussi longtemps si elle n'avait pas été alimentée par l'accroissement de la masse monétaire résultant de l’arrivée des lingots d'or et d'argent en provenance du Nouveau Monde.

Néanmoins, faire coller cette théorie monétariste avec les faits n'est pas aussi facile que le pensait Bodin. Les trésors qui arrivaient en Europe ne restaient pas tous sous forme de monnaie. La thésaurisation, comme toujours, en détournait une partie hors de la circulation. Les magnifiques décorations dans les églises prenaient leur part. Et, comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, une partie significative partait en Asie et ne revenait pas.

De plus, les prix ont commencé à croître à partir de 1470 ; ils grimpaient déjà dans toute l'Europe en 1500, alors que l'or du Nouveau Monde n'est pas arrivé en Espagne en quantités substantielles avant 1520. Les découvertes péruviennes n’eurent lieu qu’après 1530 ; et les grandes découvertes d'argent n’ont pas commencé à porter leurs fruits avant encore une vingtaine d'années supplémentaires. La relation entre prix et masse monétaire continue à ne pas être claire après 1600. Apparemment, les importations d'or et d'argent à Séville ont atteint leur sommet vers 1590, sont ensuite restés à leur niveau élevé pendant trente ans, puis ont chuté précipitamment depuis les environs de 1630 jusqu'à la fin du siècle. Néanmoins, les prix ont continué à grimper à un rythme qui semble sans relation avec l'arrivée de nouvelles cargaisons de métaux précieux. En Angleterre, par exemple, les prix ont doublé entre 1600 et 1650.44

Il faut reconnaître aussi que les données de Séville ne donnent pas une représentation complète des importations de métal, car une quantité de plus en plus importante était déchargée dès Cadix ou même à Lisbonne, et les diversions illégales par rapport aux approvisionnements officiels augmentaient aussi. L'or est trop facile à introduire clandestinement pour que l'on puisse avoir totalement confiance en les statistiques officielles. L'analyse de sources d'information informelles va jusqu’à conclure que le flot des métaux précieux en Espagne a en réalité continué à augmenter après 1600.45 Les énormes mines d'or brésiliennes démarrèrent leurs propres expéditions vers le Portugal après 1700, néanmoins, à ce moment-là, la Révolution des prix était parvenue à son terme. Même une autorité aussi éminente sur le monétarisme qu'Anna Schwartz, une des principales collègues de Milton Friedman, a décrit l'expérience de la Révolution des prix comme « une contradiction avec l'hypothèse de base » du monétarisme.46

D'autres économistes contestent la focalisation du monétarisme sur une variable économique unique (la masse monétaire). Ils préfèrent renverser l'argument. De leur point de vue, la Révolution des prix du XVIe siècle n'était pas le résultat d'un accroissement dans l'offre de monnaie sous forme de métaux précieux ; c’est la hausse des prix qui exacerba la demande de monnaie, poussant les Espagnols à redoubler d'efforts pour rapporter de l'or et de l'argent d'Amérique. De ce point de vue, l’accroissement de la masse monétaire n'est pas la cause de l'inflation, mais sa conséquence.

 

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Quelles que soient les causes de la Révolution des prix, l'afflux de trésors n'a pu que l’aggraver. Un exemple spectaculaire de ce phénomène est apparu au cours du conflit entre François 1er et Charles Quint.

Après la capture de François 1er à Pavie et son emprisonnement à Madrid, Charles Quint le força à signer un traité calamiteux, garanti par ses deux fils aînés gardés en otages, qui étaient respectivement âgés, à l’époque, de huit et sept ans. Adieu les prétentions des Français sur la Lombardie ! Les deux malheureux enfants restèrent prisonniers pendant quatre ans, jusqu'à ce que François accepte de payer une rançon de 2 millions de couronnes pour les libérer. Les paiements commencèrent avec un premier versement de 1,2 millions de couronnes transportées sur un bateau qui traversa la rivière à la frontière franco-espagnole, tandis que simultanément un autre bateau transportant les princes s’avançait dans la direction opposée. L'échange avait été retardé (comme on l’a vu au Chapitre 6) pendant quatre mois, le temps de compter et vérifier toutes les pièces.47

Cet énorme transfert d'or étrangla l'aristocratie française, ainsi que le clergé et les contribuables, et, en même temps, déclencha une vague de dépenses dans l'économie espagnole. Les prix en Espagne furent bientôt plus élevés qu'en France. La disparité des prix stimula alors un tel accroissement des exportations françaises au-delà des Pyrénées – depuis le blé, le vin et le cognac jusqu'aux hamacs, aux bougies et à la toile – que la transfusion d'or et d'argent était bientôt renversée et que les monnaies retournaient en deçà des Pyrénées.48

L'aspect le plus curieux de toute cette suite d'événements est ce qui arriva à la valeur de l'or elle-même, et de l'argent à sa suite. Les métaux précieux, pas plus qu'autre chose, n'étaient protégés contre la loi implacable de l'offre et de la demande. L'offre d'or en Europe au XVIe siècle s'accrut rapidement au fur et à mesure que les importations d'or américain se déversaient sur le continent ; à celles-ci se joignait aussi l'or provenant de nouvelles mines employant des techniques d'extraction plus productives en Europe orientale, en particulier en Hongrie.

En conséquence, bien que le prix de l'or, comme le prix de toute chose, ait augmenté au cours de la Révolution des prix, les changements dans le prix de l'or étaient plus modérés. Par exemple, le prix de l'or en Angleterre, mesuré en schillings (une pièce d'argent), grimpa de 40 à 60 schillings l'once entre 1492 et 1547, une augmentation de 50 %, ensuite il se stabilisa pendant cinquante ans, et enfin connut encore une hausse modeste jusqu'à 74 schillings en 1611.49 C'était une augmentation totale de 85 % – bien moindre que l'augmentation des salaires, ou du prix des vêtements ou de la nourriture. Bien que les Anglais n'aient à leur disposition, ni aux Amériques ni ailleurs, de ressource propre en or, il y a des raisons de penser que l'offre d'or en Angleterre s'accrut néanmoins à un rythme soutenu grâce aux énormes prises de la piraterie et de la guerre.50

Adam Smith nous offre un point de vue intéressant sur ce phénomène. La quantité de n'importe quelle matière, déclare-t-il, s'ajuste d'elle-même dans chaque pays en fonction de la demande de ceux qui sont disposés à payer un prix suffisant pour qu'elle soit mise sur le marché. Aucune matière ne se régule elle-même « plus aisément et plus exactement, » conformément à cette règle, que l'or ou l'argent, car leur forte valeur rapportée à leur volume rend leur transport aisé depuis les lieux où ils sont bon marché jusqu'aux lieux où ils sont onéreux. Cette relation physique explique pourquoi le prix de l'or est beaucoup plus stable que le prix des marchandises « dont les libres mouvements d'un endroit à un autre sont entravés par leur volume. » Aussi, « quand les quantités d'or et d'argent importées dans un pays excèdent la demande effective, aucune action du gouvernement, aussi vigilant soit-il, ne peut empêcher leur exportation. Toutes les lois somptuaires de l'Espagne et du Portugal ne peuvent rien pour conserver l'or et l'argent dans ces pays. Les importations continuelles depuis le Pérou ou le Brésil... font baisser les prix de ces métaux en dessous de ceux des pays voisins. »51 Avec cet argument, Smith offre un éclairage additionnel sur l'incapacité des Espagnols à conserver leur précieux or.

 

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La Révolution des prix et la découverte d'abondantes sources d'or en Amérique étaient des changements abrupts par rapport au passé, mais il y eut d'autres innovations économiques significatives en cours durant le XVIe siècle. Ainsi, la foire commerciale, une institution traditionnelle qui existait depuis des siècles, commençait à jouer un rôle important sur la scène économique, mettant en branle une mutation dans le rôle de l'or qui continue encore de nos jours. Le développement de cette institution est remarquable aussi par son caractère civilisé, en contraste frappant avec les guerres, les disputes religieuses, les pillages ou les mises à sac qui duraient depuis des siècles.

Commençant au Moyen Âge, la foire commerciale devint une institution essentielle pour faire des affaires – présenter des marchandises, en acheter et en vendre, dans un monde où la plupart des villes étaient petites, sans banque à chaque coin de rue, sans supermarché à cinq minutes en voiture de la maison. C'était aussi un monde sans téléphone, ni Federal Express, ni Internet, ni service d'information pouvant coter ou faire connaître un prix, sans instruments financiers, ni marchés des devises. Sans lieu central où se rassembler, les marchands ne pouvaient pas s'approvisionner largement et étaient limités à seulement une ou peut-être deux sources locales. Les gros clients ne pouvaient pas savoir où se trouvaient les marchandises – ni, encore moins, où se trouvaient les banquiers – dont ils avaient besoin. Les multiples monnaies et instruments de crédit ne pouvaient pas être utilisés comme moyen de compensation des obligations qui s'accumulaient dans des milliers de transactions. Dans le monde d'aujourd'hui, la foire annuelle des livres de Francfort, les salons pittoresques de Las Vegas pour l'industrie high-tech, ou la très ancienne foire de Leipzig pour les machines industrielles ne sont que de pâles copies de cette institution vitale et essentielle qui nous vient du Moyen Âge. De plus, la plupart des foires modernes se tiennent sur un rythme annuel alors que les foires qui nous concernent ici avaient lieu au moins deux fois par an. La foire de Lyon, une des plus importantes, se tenait quatre fois par an.

Contrairement aux marchés locaux, où les marchands échangeaient leurs marchandises avec leurs voisins, les transactions dans les grandes foires commerciales permettaient à un marchand d'acheter sans nécessairement avoir quelque chose à vendre, ou vice versa. Un achat à sens unique en général nécessite un financement puisque l'acheteur ne fait pas une vente correspondante. Le fonctionnement des foires devint ainsi de plus en plus élaboré, et, durant le XVIe siècle, le financement des achats dans les foires devint lui-même une marchandise importante. Souvent, les transactions étaient purement financières sans relation avec des mouvements de biens.52 Bien que les foires se tinssent dans beaucoup d'endroits en Europe, les facteurs géographiques et politiques déterminaient les villes idéales où les acteurs les plus importants se rencontraient et où les princes accordaient des protections et des facilités spéciales aux étrangers. A Lyon, les étrangers venaient principalement de Florence, Milan, Lucques et Gênes.53 Dans les grandes foires, les marchands et les financiers tenaient le haut du pavé, tandis que les représentants des municipalités ou des institutions royales avaient un statut moins élevé. La popularité des foires montait ou baissait au cours du temps selon l'évolution des produits et des régimes politiques – la Champagne, Anvers au XVe siècle, Genève ensuite, d'où les rois de France attirèrent la foire vers Lyon, puis vers la ville de Besançon en Franche-Comté, dans l’Est de la France, puis Plaisance (en Italie du Nord), furent tour à tour des lieux où se tinrent de grandes foires. A Plaisance, les foires étaient connues sous le nom de Bisenzone, une italianisation de Besançon.

Beaucoup de stands dans les foires étaient occupés par des changeurs de monnaie. A la foire de Medina del Campo en Espagne (entre Madrid et Valladolid), le négoce de traites tirées dans les monnaies de différentes nations, appelées lettres de change, était la seule activité. Les changeurs de monnaie devaient être bien occupés ; un auteur cite quarante-huit types de pièces d'or différentes circulant en Europe au XVIe siècle, parmi lesquels onze venaient des cités italiennes, neuf des Pays-Bas, six d'Angleterre et des nombres plus faibles d'Espagne, de France, du Portugal et de Hongrie.54

Les marchands se battant avec cette multiplicité de monnaie étaient la cible de nombreuses plaisanteries populaires. Dans « Shipman's tale » (« Conte d'un marin », qui fait partie des Contes de Canterbury, de Chaucer), le marchand est tellement absorbé par ses comptes qu'il a donné pour instruction de n'être dérangé sous aucun prétexte. Un jeune moine profite de la situation pour faire des avances à sa femme fort désirable, et elle tambourine sur la porte de son mari en criant,

 

Pendant combien de temps encore vas-tu compter et additionner

Tes sommes, tes livres et tes possessions ?

Le diable doit prend part à tous ces comptes !55

 

Néanmoins, les changeurs de monnaie étaient bien moins occupés par les pièces de monnaie elles-mêmes que par ce qui les remplaçait de plus en plus : les instruments monétaires représentés par du papier, qui étaient beaucoup plus simples et commodes pour effectuer des paiements que les pièces en métal. Le principal véhicule pour ces sortes de paiement était la lettre de change, un instrument mis au point par les Italiens au XIIIe siècle, peut-être avant. C'était une innovation financière tout à fait remarquable qui offrait un large éventail de formats et d'utilisations.56

Voici un exemple simple de fonctionnement d'une lettre de change.* Considérons deux transactions faisant intervenir quatre agents :

1ère transaction : Franco, en Italie, achète de la laine à Berthold, qui réside en Flandre. Nous allons voir quelle est la contrepartie de la transaction, c'est-à-dire comment Franco va payer Berthold.** Peu importe où Franco et Berthold se rencontrent – en général à une foire quelque part, mais ils peuvent aussi bien traiter par courrier. En revanche (dans cet exemple simple) la laine sera matériellement expédiée de Flandre en Italie.

2ième transaction : David, en Flandre, achète du vin à Carlo, en Italie. Nous allons aussi voir comment Carlo est payé par David. Là encore, peu importe si et où ils se rencontrent, mais le vin sera expédié d’Italie en Flandre.

Franco ne paie pas directement Berthold, et David ne paie pas Carlo directement.

Dans la deuxième transaction – il s’agit d’un exemple – Carlo « tire » une lettre de change sur David : il s’agit d’une simple feuille de papier (signée par David quand même !) déclarant que David lui doit telle et telle somme pour le vin. En d'autres termes, dans sa transaction avec David, Carlo est payé avec un instrument monétaire en papier émis par David, c'est-à-dire avec une créance et non pas avec du « cash ».

Puis Carlo vend cette lettre de change à Franco, ce qui veut dire que l'achat par Franco de cette lettre satisfait Carlo, autant que Franco. Notons qu’il s’agit là, techniquement, d’une troisième transaction, mais peu importe. Le plus habituel est que Franco donne de l'argent (du « cash ») à Carlo en échange de la lettre de change.

Maintenant pour payer Berthold pour sa laine, Franco envoie la lettre à Berthold, réglant ainsi la première transaction entre Berthold et lui.

Enfin Berthold, à son tour, vend la lettre de change à David, ce qui veut dire que l'achat par David de la lettre satisfait Berthold, autant que David. C’est, techniquement, une quatrième transaction. En général Berthold reçoit de l'argent de la part de David, en tout cas de la valeur. Et David, maintenant, peut « annuler » sa propre lettre de change, puisqu’il en est lui-même le bénéficiaire (mais il a « sorti du cash » pour ce faire).

Ainsi les deux expéditeurs, Berthold et Carlo, ont finalement été payés avec de l'argent, mais ils ont reçu cet argent du destinataire de l'autre transaction plutôt que du destinataire dans la leur : Franco a versé de l'argent à Carlo, au lieu de l'envoyer à Berthold, et David a versé de l’argent à Berthold, au lieu de l’envoyer à Carlo. Le vin, la laine et la lettre de change que Carlo « a tiré » sur David ont traversé des frontières, mais aucune monnaie sous forme de pièces d'or ou autre n'est allée d'Italie en Flandre, ou vice versa.

Il s'agit là d'un exemple schématisé, mais qui montre bien l'essence du procédé. En réalité, il n'y a pas de raison pour que chaque transaction soit exactement compensée par une autre, ni même que Franco et Carlo, ou Berthold et David, se rencontrent. Pour régler ces échanges de valeur, un marché très actif se développa pour le négoce des lettres de change. En 1585, par exemple, des lettres tirées sur des marchands et des banquiers à Amsterdam étaient négociées à Anvers, Cologne, Dantzig, Hambourg, Lisbonne, Lübeck, Rouen et Séville.57

Dans ces marchés, des intermédiaires plutôt que les acteurs initiaux* achetaient les lettres de change et ensuite compensaient leurs balances entre eux. Ces intermédiaires agissaient souvent aussi comme banquiers auprès des fournisseurs de marchandises en leur avançant l'argent de leurs ventes, puis en récupérant plus tard l'argent auprès des acheteurs de la marchandise. En permettant de ne compenser que les balances, que les intermédiaires se devaient les uns les autres, plutôt que les sommes brutes et en transformant le business en un vaste marché dans lequel participaient un grand nombre d'intermédiaires – des négociants en instruments financiers, en d'autres termes –, les lettres de change réduisaient significativement les besoins de pièces en règlement des balances bilatérales. On cite l'exemple d’une somme d'un million de livres tournois qui changea de main sans qu'un seul penny ne soit déboursé.58 Tout ce système, cependant, n'aurait pas pu fonctionner aussi efficacement sans l'institution des foires commerciales, où les intermédiaires et les changeurs de monnaie pouvaient se rencontrer, acheter et vendre des lettres de change, et régler leurs paiements avec des monnaies de plusieurs pays, quand, par exemple, les Italiens réglaient des intermédiaires Flamands, que les Flamands réglaient des Anglais, et ainsi de suite.

D'autres changements remarquables se développèrent à partir de ces arrangements. Les marchands n'avaient plus besoin de faire de grands voyages pour aller régler leurs comptes, et, quand ils se déplaçaient, ils se rendaient dans des centres comportant des lieux de négoce où les transactions pouvaient être réglées simplement. C'est pourquoi la concentration des opérations commerciales dans les foires attira un volume croissant de transactions financières. Les entreprises, au départ seulement marchandes, se diversifièrent, et, au fil du temps, se transformèrent en ces grandes firmes familiales qui apparurent vers cette époque, les Fuggers du Saint Empire, les Médicis de Florence, et plus tard les Rothschilds ou les Frères Baring.

Le concept d'argent lui-même avait évolué. La monnaie publique traditionnelle du prince sous la forme de pièces frappées ou gravées, qui était la monnaie officielle émise par l’État, partageait maintenant la circulation avec la monnaie privée sous la forme de créances et autres instruments de crédit qui faisaient intervenir à la fois les marchands et les banquiers. Quand une personne à notre époque réalise une opération financière aussi simple que signer un chèque au lieu de payer avec des billets de banque, de la monnaie privée est à l'oeuvre.* Ce type d'arrangement a émergé durant les XVe et XVIe siècle avec l'usage croissant des lettres de change dans les foires commerciales où les transactions étaient ainsi réglées avec des créances privées donnant lieu à des compensations entre intermédiaires et où le négoce de devises étrangères devint une activité importante.59

La monnaie privée devait être exprimée avec une certaine dénomination (unité de mesure), de la même manière qu'on a aujourd'hui de l'argent sur son compte en banque exprimée dans une certaine unité, ou bien qu'on écrit un chèque libellé en dollars, en sterling ou en euros. Personne n'écrit un chèque pour une certaine quantité de pièces d'or ou un certain poids en lingots d'or. Un vendeur au XVIe siècle n'aurait pas non plus tiré une lettre de change libellée dans un certain nombre de pièces d'or ou un certain poids d’or. Dans le monde de la monnaie privée, qui n'est rien de plus que les créances privées acceptées et cédées, la monnaie devait être exprimée en termes d'une unité de compte (comme les dollars ou les euros) qui était un numéraire commode pour définir la taille de la transaction et la monnaie employée par les deux parties pour la régler. Une unité de compte est un concept abstrait – vous ne pouvez pas voir les dollars qu'un chèque transfère, pas plus que vous ne pouvez les sentir, mordre dedans ou les peser.** La seule préoccupation du détenteur de monnaie privée est que le prince régulera la masse monétaire publique de telle sorte que l'intégrité de l'unité de compte restera stable au lieu de fondre dans la chaleur de l'inflation.

 

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Si nous extrapolons ces développements, en chaussant nos bottes de sept lieues pour franchir les siècles, ils expliquent une bonne partie de l'histoire à venir de l'or comme monnaie en Europe et aux États-Unis. Au fil du temps, les pièces de monnaie en or circulèrent de moins en moins, et les lingots d'or ne servirent plus qu'à régler les transactions très importantes pour compenser des balances commerciales déséquilibrées entre l'Europe et l'Extrême-Orient. Cela ne signifie pas que l'or devînt moins précieux ou obsédât moins les esprits – nous n'avons qu'à nous rappeler les différentes ruées vers l'or au XIXe siècle – mais l’essence de son rôle dans le système avait réellement commencé à changer.

En plus, l'Inde et les nations bordant le Pacifique considéraient l'or d'une manière très différente des pays occidentaux. La vision de la Chine, du Japon et de l'Inde est intéressante par elle-même, mais, comme nous le verrons dans le chapitre suivant, l'attitude de ces nations soulève des questions profondes sur ce qu’est la richesse et sur le rôle de la monnaie.

 

 

Notes du chapitre 10 : Le poison fatal et la monnaie privée

 

1.      Brace, 1910, p. 9., citant Jacob, 1831.

2.      Parry, 1967, pp. 200-201, dans Rich et Wilson, 1967.

3.      Ibid., pp. 127, 137.

4.      Sutherland, 1959, p. 135

5.      Voir Andrews, 1978, et Andrews, 1984, pour une discussion approfondie du rôle de la piraterie dans le développement de l’intérêt que se sont mis à porter les Anglais, les Français et les Hollandais dans les richesses du Nouveau Monde.

6.      Hamilton, 1934, p. 19.

7.      Parry, 1967, p. 202.

8.      Andrews, 1978, pp. 19-31.

9.      Encyclopedia Britannica en ligne : Drake, Sir Francis.

10.  Sutherland, 1959, p. 139. Voir aussi Wright, 1970, pp. 307-327.

11.  Marx, 1978, p. 364.

12.  Hamilton, 1934, Table 3, p. 42.

13.  Kindleberger, 1989, p. 28.

14.  Vilar, 1976, pp. 166-168.

15.  Ibid., p. 160.

16.  Voir Mauro, 1990, dans Tracy, 1990, pp. 279 et seq.

17.  Boyer-Xambeu et al. 1994, p. 116.

18.  Ibid., p. 116.

19.  Vilar, 1976, p. 149.

20.  Kindleberger, 1989, pp. 30-31.

21.  Ibid., p. 47.

22.  Pour une discussion de l’impact de cette innovation sur la conduite des affaires, et sur l’admirable moine Luca Pacioli qui l’a introduite, voir Bernstein, 1996, pp. 41-43.

23.  Feaveryear, 1963, pp. 51-52.

24.  Marx, 1978, p. 296.

25.  Ibid., p. 292.

26.  Sutherland, 1959, p. 142.

27.  Encyclopedia Britannica en ligne : Francis I (François 1er)

28.  Hackett, 1929, p. 12.

29.  Ibid., p. 113.

30.  Bowle, 1964, pp. 96-99.

31.  Hackett, 1929, p. 112.

32.  Bowle, 1964, p. 99.

33.  Fischer, 1996, pp. 65-91. Voir aussi le texte complet de Braudel et Spooner, 1967, dans Rich et Wilson, 1967.

34.  Fischer, 1996, p. 74.

35.  Davies, 1995, p. 211.

36.  Hamilton, 1934, pp. 291-292.

37.  Miskimin, 1977, p. 21.

38.  Fischer, 1996, p. 73.

39.  Ibid., p. 334.

40.  Kindleberger, 1989, p. 6.

41.  Feaveryear, 1963, p. 52..

42.  Cité dans Hamilton, 1934, p. 283

43.  Vilar, 1976, p. 91.

44.  Wilkie, 1994, p. 3.

45.  Kindleberger, 1989, Tables 1 et 2, pp. 13-15. Voir aussi Morineau, 1985, pour une argumentation complete contre l’idée que le pic fut atteint avant 1600.

46.  Schwarz, 1973.

47.  Vilar, 1976, p. 174.

48.  Ibid., p. 174.

49.  Feaveryear, 1963, Appendice II, p. 347.

50.  Gould, 1976, p. 272.

51.  Smith, 1776, p. 333.

52.  Voir Boyer-Xambeu et al., 1994, pp. 68-95 ; Kindleberger, 1989, pp. 39-41 ; Kindleberger, 1993, p. 37 ; et des citations concernant de nombreuses villes dans Postan et Habakkuk, 1952.

53.  Mauro, 1990, pp. 263-266.

54.  Boyer-Xambeu et al., 1994, Table 5.2, pp. 114-115.

55.  Crosby, 1997, p. 202.

56.  Voir Boyer-Xambeu et al., 1994, et Kindleberger, 1993, pp. 41-43.

57.  Kindleberger, 1989, p. 10.

58.  Boyer-Xambeu et al., 1994, p. 93.

59.  Ibid., tout le livre, mais plus spécialement pp. 3-16 et 104-129.



* Les estimations de la production et des expéditions de métaux précieux varient beaucoup. Les données sont assez fiables en ce qui concerne ce qui a effectivement traversé officiellement l'océan et est arrivé à bon port ; les débats sur les différences entre les estimations tournent autour de la quantité d'or et d'argent qui a été introduite clandestinement ou bien qui est passée par d'autres routes que les routes officielles. Pour notre propos, il suffit de savoir que les volumes étaient énormes par rapport à la quantité d'or et d'argent disponible en Europe à la fin du XVe siècle. La plupart des études ou bien acceptent, ou bien de toute façon choisissent comme point de départ, les travaux méticuleux et complets de Earl Hamilton (voir Hamilton, 1934), mis à jour par la suite par Attman, 1962, et par Morineau, 1985. Les lecteurs souhaitant approfondir le sujet devront se reporter à ces travaux.

** Nous utilisons, tout au long de ce livre, l’estimation selon laquelle le stock d’or en Europe, en 1500, était de l’ordre de 160 tonnes – un cube de 2 mètres de côté – et, en 1600, de l’ordre de 800 tonnes.

*** Ils transportaient bien d’autres choses que seulement de l’or et de l’argent, qui n’auraient pas demandé autant de navires (mêmes si les volumes d’argent étaient beaucoup considérables que ceux d’or).

**** Les navires militaires étaient aussi autorisés à transporter du fret. On cite l'exemple d'un galion tellement chargé que les canons de ses bordées les plus basses étaient en dessous de la ligne de flottaison.

* Pour une étude complète et détaillée de la marine espagnole et des expéditions depuis le Nouveau Monde, de la construction des navires jusqu'à la navigation, voir Phillips, 1986.

 

* Aujourd'hui Porto Belo, à une cinquantaine de kilomètres au nord-est de Colon. (NdT)

** Le deuxième tour du monde après celui de Magellan 55 ans plus tôt.

* Comme les meilleures estimations dépendent de sources officielles, des différences d'opinion existent sur l'évolution exacte de l'arrivée des métaux précieux entre le XVIe siècle et le XVIIe siècle. Ce qui est certain c'est que la croissance s'inversa au début du XVIIe (voir Kindleberger, 1989, p.28).

** Le prêt à intérêt (souvent élevé). (NdT)

* « L’Invincible Armada » prend place dans la lutte géopolitique entre l’Espagne, déclinante en dépit des ses nouvelles possessions impériales américaines, et les autres puissances européennes, montantes grâce à le montée en puissance du commerce international et du mercantilisme. Philippe II avait été, par ailleurs, brièvement marié, entre 1554 et 1558, à la reine d’Angleterre Marie Tudor (« Bloody Mary »), demi-sœur de la future Elizabeth 1re d’Angleterre. Mary Tudor avait essayé de restaurer, avec l’aide des Espagnols, la religion catholique de sa mère, Catherine d’Aragon. (NdT)

* Cette bataille navale a mis un coup d’arrêt à la domination des Ottomans en Méditerranée, et a marqué le début de leur déclin, qui s’est achevé en 1918, à l’orée du monde moderne. L’ensemble des territoires qu’ils contrôlaient, des Balkans jusqu’à l’Algérie, dans un grand arc autour de la Méditerranée, en passant par la Turquie, le Proche-Orient et l’Égypte, sont encore au XXIe siècle très instables. (NdT)

** Le premier « manuel » de comptabilité en partie double, écrit par le moine mathématicien italien, Luca Pacioli, date de 1494. Il rassemblait dans un ouvrage de synthèse des pratiques qui avaient peu à peu émergé durant les trois siècles précédents, essentiellement sous l’impulsion des négociants du nord de l’Italie. Les siècles suivants n’ont pas rajouté grand-chose aux principes qu’il a exposés. (NdT)

*** à une centaine de kilomètres au sud-ouest de Berlin. (NdT)

* Ce conflit durait en vérité depuis 1261 lorsque le pape Urbain IV (Jacques Pantaléon, un champenois) fit appel à Charles d’Anjou, frère de Saint-Louis, pour éradiquer, dans le cadre de la lutte entre la Papauté et l’Empire, les Hohenstaufen (les Gibelins) du sud de la Péninsule italienne. Ce conflit avait déjà pris un mauvais tour pour l’empereur quand les villes de la ligue Lombarde s’émancipèrent de Frédéric Barberousse après la bataille de Legnano en 1176. L’Italie méridionale fut l’objet d’une lutte entre les Français et les Aragonais, qui pouvaient faire valoir des droits dynastiques, pendant près de trois siècles. (NdT)

* à l'époque une ville anglaise, depuis la guerre de Cent Ans. (NdT)

* Il s'agit de la version simplifiée d'un exemple dans Kindleberger, 1993, p. 41.

** Rappelons-nous qu’une transaction est toujours composée de deux mouvements de valeur : un du vendeur vers l’acheteur, et un autre de l’acheteur vers le vendeur. Chacune des valeurs est mesurée différemment par l’acheteur et le vendeur, et elles ne sont en général pas égales entre elles (ni pour l’acheteur, ni pour le vendeur), sinon l’échange n’aurait pas lieu d’être. (NdT)

* Les acteurs initiaux sont ceux qui expédient ou reçoivent de la marchandise. (NdT)

* Le signe distinctif de la monnaie privée est qu'elle porte la signature de celui qui paie, et qu’elle représente un contrat privé n’engageant que deux parties. (NdT)

** Il s'agit en définitive d'un rapport d'échange, entre des choses très lointaines, avec des garanties très vagues, mais accepté par les deux parties. (NdT)