HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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II.2.2 : JEAN SCOT ERIGENE

Jean le Scot, ou Johannes Scotus, 815-877, à qui on rajoute parfois Erigène ou Erigena (cette addition est redondante ; cela revient à dire "Jean l'Irlandais d'Irlande" car au neuvième siècle "scot" voulait dire "irlandais") est le plus étonnant des hommes du neuvième siècle ; il aurait été moins surprenant s'il avait vécu au cinquième ou au quinzième siècle. C'était un Irlandais, un néoplatonicien, un érudit helléniste accompli, un pélagien, un panthéiste. Il passa une grande partie de sa vie sous le patronage de Charles le Chauve, roi de France, 823-877, et bien qu'il fût loin d'être orthodoxe, cependant, pour autant qu'on le sache, il échappa à la persécution. Il plaçait la raison au-dessus de la foi, et n'avait rien à faire de l'autorité des ecclésiastiques ; et pourtant on faisait appel à son arbitrage pour régler des controverses.

La culture classique occidentale latine et grecque a été préservée par l'Irlande

Pour comprendre l'apparition d'un tel homme, nous devons d'abord tourner notre attention sur la culture irlandaise durant les siècles qui ont suivi Saint Patrick. Outre le fait extrêmement pénible que Saint Patrick était un Anglais, il y avait deux autres circonstances à peine moins pénibles : premièrement, qu'il y avait déjà des chrétiens en Irlande avant qu'il n'y aille ; deuxièmement, que, quoi qu'il ait pu faire au sein de la communauté chrétienne irlandaise, ce n'est pas à lui que l'on doit la culture irlandaise élevée. A l'époque de l'invasion de la Gaule (dit un auteur d'origine gauloise), d'abord par Attila, puis par les Goths, les Vandales et Alaric [un Wisigoth], "tous les hommes de savoir du même côté de la mer [que les envahisseurs] s'enfuirent vers des contrées au-delà de la mer, c'est-à-dire l'Irlande, et où que ce soit d'autre où les amena leur fuite, et apportèrent aux habitants de ces régions une énorme avance dans les connaissances".

Le monastère de Kilmalkedar (Cill Maoilchéadair en gaëlique), fondé au VIIe Skellig Michael, où se réfugièrent des premiers chrétiens Les cellules, sur Skellig Michael, à la construction souvent attribuée aux moines.

Si certains de ces hommes trouvèrent refuge en Angleterre, les Angles et les Saxons et les Jutes ont dû les anéantir ; mais ceux qui allèrent en Irlande réussirent, combiné avec le travail des missionnaires, à transplanter une grande partie de la connaissance et de la civilisation qui était en train de disparaître du Continent. Il y a de bonnes raisons de penser que, durant les VIe, VIIe et VIIIe siècles, la connaissance du grec, aussi bien qu'une grande familiarité avec les classiques latins, survécurent en Irlande. (Cette question est discutée avec soin dans la Cambridge Medieval History, III, Ch. XIX, et la conclusion est en faveur de la connaissance du grec en Irlande.)


Emplacement de Skellig Michael

Les érudits irlandais retournent sur le Continent

On connaissait le grec en Angleterre depuis le temps de Théodore, archevêque de Canterbury (669-690), qui était lui-même un Grec, éduqué à Athènes ; cette langue peut même avoir été connue, dans le Nord, grâce aux missionnaires irlandais. "Durant la deuxième partie du VIIe siècle, dit Montague James, c'est en Irlande que la soif de connaissance était la plus forte, et le travail d'enseignement conduit avec le plus de détermination. Là-bas la langue latine, et dans une moindre mesure, la langue grecque, étaient étudiées du point de vue de l'érudition [par opposition à inculquer aux masses des sornettes en langue corrompue]... C'est quand, mus tout d'abord par le zèle missionnaire, et plus tard quand les temps troublés dans leur région d'origine [l'Irlande] poussèrent à nouveau un grand nombre de gens instruits vers le Continent, que la connaissance de ces langues joua un rôle pour sauvegarder des fragments de littérature qu'ils avaient déjà appris à apprécier". Heiric d'Auxerre, vers 876, décrit cet afflux d'érudits irlandais : "L'Irlande, méprisant les dangers de la mer, migre en masse avec sa foule de philosophes vers nos côtes, et tous les plus instruits se condamnent à l'exil volontaire pour répondre à l'appel de 'Salomon le Juste' " -- c'est-à-dire du roi Charles le Chauve.

Vie nomade des érudits en général

La vie de nombreux hommes érudits à beaucoup d'époques a été par la force des choses nomade. Au commencement de la philosophie grecque, beaucoup des philosophes étaient des réfugiés fuyant les Perses ; à la fin de la philosophie grecque, à l'époque de Justinien [qui ferma définitivement l'Ecole de Platon], ils allèrent se réfugier en Perse. Au cinquième siècle, comme nous venons de le voir, les hommes de savoir fuyaient la Gaule vers les Îles Occidentales pour échapper aux Germains ; au neuvième siècle, ils s'enfuirent dans l'autre sens d'Irlande et d'Angleterre vers le Continent pour fuir les Scandinaves. A notre époque, les philosophes allemands doivent fuir vers l'ouest encore plus loin, pour échapper à leurs compatriotes. Je me demande si cela prendra aussi longtemps avant qu'une fuite en sens inverse n'ait lieu.

Peu de connaissances sur les érudits Irlandais entre le Ve et le IXe siècle

Trop peu de choses sont connues sur les Irlandais à l'époque où ils préservaient pour l'Europe la tradition de la culture classique. Leur savoir était lié aux monastères, et était rempli de piété, comme leurs livres de pénitence le montrent ; mais il ne semble pas qu'ils se fussent beaucoup préoccupés de finesses théologiques. Etant plus monastiques qu'épiscopaux [en d'autres termes, ne dépendant pas de la hiérarchie romaine et ses diocèses], les Irlandais chrétiens ne présentaient pas l'allure d'une organisation administrative comme c'était le cas des ecclésiastiques continentaux depuis Grégoire-le-Grand. Et, étant dans l'ensemble, coupés de contacts effectifs avec Rome, ils regardaient le pape comme on le regardait du temps de Saint Ambroise [l'évêque d'un diocèse parmi d'autres, celui de Rome] et non comme il fut considéré plus tard [après que Grégoire-le-Grand se fut emparé du "leadership" spirituel de l'Occident, il devint le chef de l'Eglise occidentale -- bien que Dieu n'eût donné aucune instruction en ce sens].

Pélage, bien que probablement un Grand-Breton, est considéré par certains comme un Irlandais. Il est vraisemblable que son hérésie survécut en Irlande, où l'autorité de l'Eglise romaine ne pouvait pas l'éradiquer, comme elle le fit, avec difficulté, en Gaule. Ces circonstances contribuent à expliquer l'extraordinaire liberté de penser et fraîcheur des spéculations de Jean Scot.

La vie de Jean Scot

Le début et la fin de la vie de Jean Scot ne sont pas connus ; nous ne connaissons que la période intermédiaire, pendant laquelle il fut employé par le roi de France. On suppose qu'il est né vers 800, et qu'il est mort vers 877, mais ces deux dates sont spéculatives. Il était en France durant la papauté de Nicolas 1er (800, 858, 867), et nous rencontrons aussi, dans la description de sa vie, les autres personnages importants en lien avec ce pape, comme Charles le Chauve (823 - 877) et l'empereur Michel et le pape lui-même.

Jean fut invité à venir en France par Charles le Chauve vers l'an 843, et fut placé par lui à la tête de l'école de sa cour.

Querelle sur la prédestination vs le libre-arbitre

Une dispute sur la prédestination par opposition au libre-arbitre se déroulait entre Gottschalk, un moine, et l'important ecclésiastique Hincmar, archevêque de Reims.

[On notera que cette dispute agitait encore les gens du temps de la Réforme, Calvin étant pour la prédestination, tandis que les catholiques, suivant le doctrine officielle, sont pour le libre-arbitre qui rend l'homme responsable devant Dieu. A vrai dire, la dispute n'est toujours par résolue au XXIe siècle ; mais ce genre de problème "insoluble" se résout dans un changement de paradigme. On changera la notion d'individualité, de sens de sa liberté et des choses comme ça.]

Le moine était pour la prédestination, l'archevêque était pour la liberté humaine. Jean soutenait l'archevêque dans un traité intitulé "Sur la Prédestination divine", mais son soutien alla trop loin pour la prudence. Le sujet était épineux ; Augustin l'avait abordé dans sa controverse contre Pélage, mais il était dangereux d'être d'accord avec Augustin, et encore plus dangereux d'être en désaccord explicite avec lui. Le soutien de Jean pour le libre-arbitre aurait pu passer la censure ; mais ce qui souleva l'indignation était le caractère purement philosophique de son argumentation [i.e. il n'avait pas besoin de se faire le porte-parole de Dieu en la matière].

Ce qui choquait n'était pas qu'il contredise quelque chose accepté par la théologie, puisque ce n'était pas le cas [la doctrine nicéenne, comme celle orthodoxe d'aujourd'hui, soutenait le libre-arbitre], mais il maintenait que l'autorité de la philosophie était égale ou même supérieure à celle de la révélation. Il déclarait que la raison et la révélation sont toutes deux sources de vérité, et par conséquent ne peuvent pas se contredire ; mais quand elles semblent se contredire, la raison doit être préférée. La vraie religion, disait-il, est la vraie philosophie ; mais, inversement, la vraie philosophie est la vraie religion. Ses travaux furent condamnés par deux conciles, en 855 et 859 ; le premier des deux décrivit ces idées comme "un porridge de Scot".

Il échappa au châtiment, cependant, grâce au soutien du roi, avec lequel il semble avoir entretenu des relations familières. Si l'on en croit William de Malmesbury, le roi, un jour que Jean dînait avec lui, lui demanda : "Qu'est-ce qui sépare un Scot d'un sot ?" Et Jean répondit [non pas "une lettre" mais] une table. Le roi mourut en 877, et après cette date on ne sait plus rien de Jean. Certains pensent qu'il mourut la même année. Il y a des légendes qu'il fut invité en Angleterre par Alfred le Grand, qu'il devint abbé de Malmesbury ou Athelney, et qu'il fut assassiné par des moines. Cette infortune, cependant, semble concerner un autre Jean.

Traduction du Pseudo-Denys

Le travail suivant de Jean fut une traduction depuis le grec du Pseudo-Denys. L'oeuvre du Pseudo-Denys eut une grande célébrité au début du Moyen Âge [le début du Moyen Âge sont les années après 450 pendant un siècle ou deux. On appelle Haut Moyen Âge les années de 450 à 1000 ; le Bas Moyen Âge sont les années 1000 à 1450]. Quand Saint Paul précha à Athènes , "certains hommes s'attachèrent à lui et crurent : parmi eux il y avait Denys l'Aréopagite" (Actes XVII, 34). Rien de plus n'est connu sur cet homme aujourd'hui, mais au Moyen Âge on croyait en savoir beaucoup plus.

[C'était le résultat d'une confusion entre trois individus :

-- un Denys l'Aréopagite, disciple présumé de Saint-Paul,
-- un Denis de Paris qui fonda l'abbaye de Saint-Denis
-- le Pseudo-Denys qui est un auteur du IVe ou Ve siècle qui réconcilia donc le néoplatonisme et la doctrine chrétienne

Des amateurs comme l'abbé Hilduin et surtout l'archicouillon, pas vraiment bien intentionné, Jacques de Voragine, perpétuèrent cette confusion. Elle fut clarifiée par les premiers humanistes comme Valla, et plus tard d'autres érudits au XIXe et XXe siècle.]

Le Pseudo-Denys [assimilé aussi au deux autres Denis ou Denys] aurait voyagé en France et fondé l'abbaye de Saint Denis ; c'est ce que disait en tout cas Hilduin, qui en était l'abbé juste avant l'arrivée de Jean Scot en France. En outre ce "triple Denys" était considéré comme l'auteur d'un important travail réconciliant le néoplatonisme et la doctrine chrétienne. La date de ce travail est inconnue ; c'était certainement après Plotin (205-270) et avant 500. Il était très connu et admiré en Orient, mais en Occident il n'était généralement pas connu avant que l'empereur grec Michel [Michel II l'Amorien, 770-829] n'en envoyât une copie à Louis le Pieux (778-840), qui la donna lui-même au sus-mentionné Hilduin. Celui-ci, croyant qu'il avait été écrit par le disciple de Saint Paul, prétendu fondateur de son abbaye, aurait voulu savoir ce qu'il contenait [Hilduin ne lisait pas le grec] ; mais personne n'était en mesure de traduire le grec dans son entourage jusqu'à ce qu'apparaisse Jean Scot. [Plus exactement Hilduin, avant Jean, avait supervisé une traduction vers le latin, mais elle était de mauvaise qualité.]

Jean Scot Erigène effectua la traduction, ce qu'il dut faire avec plaisir, car les opinions exprimées dans le livre étaient en accord étroit avec les siennes. Et à partir de ce moment-là l'oeuvre du Pseudo-Denys eut une grande influence sur la philosophie catholique à l'ouest.

La traduction de Jean fut envoyée au pape Nicolas en 850. Le pape fut offensé parce que sa permission n'avait pas été demandée avant que le travail ne soit publié, et il ordonna à Charles d'envoyer Jean à Rome -- un ordre qui fut ignoré.

Mais en ce qui concerne la substance, et en particulier l'érudition montrée par la traduction, c'est irréprochable. Le bibliothécaire du pape était un certain Anastase, un excellent helléniste, à qui le pape montra la traduction d'Erigène pour avoir son opinion. Athanase fut étonné qu'un homme d'une contrée si éloignée et si barbare ait pu avoir une connaissance aussi profonde du grec.

Sur la Division de la Nature

Le travail le plus célèbre (écrit en grec) de Jean Scot Erigène est "Sur la Division de la Nature". Ce livre était ce qu'en termes scolastiques on aurait appelé un "réaliste" ; c'est-à-dire qu'il maintenait, suivant en cela Platon, que les universaux sont antérieurs aux particuliers.

[On peut sauver -- si on y tient -- l'idée des universaux en les rapprochant des concepts fondamentaux qui, avec les axiomes et autres règles fondamentales, forment les modèles avec lesquels on organise nos perceptions et on décrit le monde. Ensuite -- et ça les Grecs l'ont à peine commencé avec Pythagore -- on en déduit d'autres faits théoriques ; puis on les compare à la réalité de nos perceptions dans des domaines où on n'était pas aller voir.]

Jean inclut dans "la Nature" non seulement ce qui est, mais aussi ce qui n'est pas. L'ensemble de la Nature est divisé en quatre classes :

(1) ce qui crée et n'est pas créé,
(2) ce qui crée et est créé,
(3) ce qui est créé mais ne crée pas,
(4) ce qui ni ne crée ni n'est créé.

Le premier évidemment est Dieu.
Le second ce sont les idées (platoniciennes) qui demeurent en Dieu.
Le troisième ce sont les choses dans l'espace et le temps.
Le quatrième, de manière surprenante, est à nouveau Dieu, pas comme Créateur, mais comme Fin et Objectif de toute chose.

Toute chose qui émane de Dieu, s'efforce de retourner à Lui ; ainsi la fin de toutes ces choses est la même chose que leur commencement. Le pont entre le Un et le Plusieurs et le Logos.

[Ce sont des descriptions lyrico-intello-délirantes à la Platon. C'est sympa, mais ça appartient davantage à l'esprit de l'Antiquité, qui pensait que la vérité requiert la complication intello-verbale, qu'à l'esprit scientifique moderne qui s'efforce toujours d'être aussi simple et clair que possible.]

Dans le domaine du non-être il inclut des choses variées, par exemple, les objets physiques, qui n'appartiennent pas au monde intelligible, et le péché, puisqu'il signifie la perte de la forme divine.

[A l'époque où l'Abbé Mugnier, 1853-1944, était au séminaire d'Issy-les-Moulineaux, l'instruction religieuse n'était pas concernée par l'histoire -- hormis l'histoire réécrite à la façon de la Bible -- mais on proposait aux jeunes séminaristes de réfléchir à des questions comme :]

Ce qui crée et n'est pas créé seul a une subsistance essentielle ; c'est l'essence de toute chose. Dieu est le commencement, le milieu, et la fin des choses. L'essence de Dieu n'est pas connaissable par l'homme, pas même par les anges. Même à Lui-même Il est, en un sens, inconnaissable ; "God does not know Himself, what He is, because He is not a what; in a certain respect He is incomprehensible to Himself and to every intellect." (cf. Bradley sur l'inadéquation de toute connaissance. Il maintient qu'aucune vérité n'est tout à fait vraie, mais la meilleure vérité disponible n'est pas intellectuellement corrigeable). Dans l'être des choses l'être de Dieu peut être vu ; dans leur ordre, Sa sagesse ; dans leur mouvement, Sa vie. Son être est le Père, Sa sagesse le Fils, Sa vie le Saint Esprit. Mais Denys a raison de dire qu'aucun nom ne peut réellement être attaché à Dieu. Il y a une théologie affirmative, dans laquelle on dit de Lui qu'il est la vérité, la bonté, l'essence, etc., mais de telles affirmations sont seulement symboliquement vraies, car de tels prédicats ont un opposé, mais Dieu n'a pas d'opposé.

La classe des choses qui à la fois créent et sont créées embrasse l'ensemble des causes premières, ou prototypes, ou idées platoniciennes. L'ensemble de ces causes premières est le Logos. Le monde des idées est éternel, et cependant créé. Sous l'influence du Saint Esprit, ces causes premières donnent lieu au monde des choses particulières, dont la matérialité est illusoire. Quand on dit que Dieu a créé les choses à partir de "rien", ce "rien" doit être compris comme Dieu lui-même, dans le sens où il transcende toute connaissance.

La création est un éternel processus : la substance de toutes les choses finies est Dieu. La créature n'est pas distincte de Dieu. La créature subsiste en Dieu, et Dieu se manifeste Lui-même dans la créature d'une manière ineffable. "The Holy Trinity loves Itself in us and in Itself; (Cf. Spinoza) It sees and moves Itself."

[Où l'on voit que Scot Erigène est peut-être un esprit impressionnant pour l'Irlande du IXe siècle, mais ce n'est pas un esprit moderne :-(

Il divague avec élégance, dans un style purement platonicien, attribuant à Dieu ou aux choses ceci ou cela, décrétant comment l'existence, ou l'essence, ou l'acte créateur, ou l'acte d'être créé.... une logorrhée gargouillis qui rappelle la messe quand le sermon est prêché par un "intello"...

Pour rencontrer les premiers esprits modernes, il faudra attendre les tous derniers scolastiques et la Renaissance, surtout au nord des Alpes.]

Une théorie du péché

Le péché a sa source dans la liberté ; il est apparu quand l'homme s'est tourné vers lui-même plutôt que vers Dieu. Le mal n'a pas son fondement dans Dieu, car en Dieu il n'y a pas d'idée de mal. Le mal est un non-être et n'a pas de fondement, car s'il avait un fondement il serait nécessaire. Le mal est l'absence du bien.

Le Logos est le principe qui ramène la multitude vers l'Un, et l'homme vers Dieu ; c'est donc le Sauveur de ce monde. Par une union avec Dieu, la partie de l'homme qui effectue cette union devient divine.

Jean est en désaccord avec les Aristotéliciens, car Jean refuse d'accorder de la substantialité aux choses particulières. Il appelle Platon le sommet des philosophes. Mais les trois premières de ses sortes d'êtres sont dérivés indirectement des divisions d'Aristote en moteur non mû, moteur et mû, et mû non moteur. La quatrième sorte dans le système de Jean, ce qui ni ne crée ni n'est créé, est dérivé de la doctrine de Denys, selon laquelle toute chose retourne à Dieu.

La non-orthodoxie de Jean Scot Erigène est évidente dans le résumé ci-dessus. Son panthéisme, qui refuse une réelle substantialité aux créatures, est contraire à la doctrine chrétienne. Son interprétation de la création à partir de "rien" n'est pas celle qu'un théologien prudent peut accepter. Sa Trinité, qui partage beaucoup de traits avec celle de Plotin, ne préserve pas l'égalité entre les Trois Personnes, bien qu'il cherche à se prémunir contre ce point. Son indépendance d'esprit apparaît dans ces hérésies, et est étonnante au IXe siècle. Sa vision néoplatonicienne peut avoir été courante en Irlande, comme elle l'était parmi les Pères Grecs du 4et et 5e siècles. Il se peut que, si nous en connaissions davantage sur la chrétienté irlandaise depuis le 5e jusqu'au 9e siècle, nous le trouverions moins surprenant. D'un autre côté, il est possible que la plupart de ce qui est hérétique chez lui puisse être attribué à l'influence du Pseudo-Denys, qui, à cause de son lien supposé avec Saint-Paul, était par erreur considéré comme orthodoxe.

Sa vision de la création comme déconnectée du temps est, bien sûr, aussi hérétique, et le pousse à dire que la description donnée par la Genèse est allégorique. Le paradis et la chute ne doivent pas être compris littéralement. Comme tous les panthéistes, il a des difficultés avec le péché. Il soutient que l'homme était à l'origine sans péché, et quand il ne péchait pas il n'y avait pas de distinction de sexe. Ceci, bien sûr, contredit l'affirmation "Il créa les hommes et les femmes". Selon Jean, c'est seulement le résultat du péché d'avoir divisé les êtres humains entre les mâles et les femelles. La femme incarne la nature sensuelle et qui a chuté de l'homme. [Quel malheureux délire !!! et macho de surcroît, qui laisse entendre que la femme est inférieure à l'homme -- ceci étant dit ce doit être bien étrange d'être une femme, écrit pas un homme :-) ].

A la fin, la distinction de sexe va à nouveau disparaître, et nous aurons un corps purement spirituel (voir le contraste avec Saint Augustin).

Le péché est la volonté égarée, quand elle croit que quelque chose est bon qui ne l'est pas. Sa punition est naturelle ; cela consiste en la révélation de la vanité des désirs peccamineux. Mais la punition n'est pas éternelle. Comme Origène, Jean soutient que même les démons à la fin seront sauvés, quoique plus tard que les autres.

La traduction par Jean du Pseudo-Denys eut une grande influence sur la pensée médiévale, tandis que son grand oeuvre sur la Division de la Nature en eut très peu. Il fut régulièrement condamné pour hérésie, et enfin en 1225 le pape Honoré III ordonna que tous les exemplaires fussent brûlé. Par chance son ordre ne fut pas efficacement exécuté.