HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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II.2.5 : LE DOUZIEME SIECLE

Quatre aspects du douzième siècle nous intéressent plus particulièrement :

(1) le conflit qui durait entre l'empire et la papauté ;

(2) l'essor des cités lombardes ;

(3) les Croisades ;

(4) le développement de la scolastique.

Ces quatre aspects se prolongèrent au siècle suivant. Le troisième, les Croisades, s'acheva dans une fin sans gloire ; mais, en ce qui concerne, les trois autres aspects, le XIIIe marquera la culmination de ce qui, au XIIe, est dans une phase transitionnelle. Au XIIIe siècle, le pape triomphera définitivement sur l'empereur [mais son triomphe fut de courte durée, car l'Eglise sombrait dans la corruption comme au Xe siècle, et dut faire face à la Renaissance, qui avait des aspects païens, et à la Réforme]. Les cités lombardes acquirent une indépendance affermie [et se combattirent entre elles, avec l'intervention en tant que "patron" du roi de France au XVe siècle], et la scolastique atteignit son sommet. Tout ceci fut cependant le résultat du travail de préparation qui se déroula au XIIe siècle.

Puissance papale

Non seulement le premier de ces quatre mouvements, mais les trois autres aussi, sont intimement liées à l'accroissement du pouvoir papal. Le pape avait fait alliance avec les cités lombardes contre l'empereur ; le pape Urbain II prêcha la première croisade [à Clermont, aujourd'hui Clermont-Ferrand], et les papes suivants furent les principaux protecteurs des autres croisades ; les philosophes scolastiques étaient tous des clercs, et les conciles de l'Eglise s'assuraient qu'ils restaient dans les limites de l'orthodoxie, ou bien les disciplinaient s'ils s'en éloignaient. Il ne fait pas de doute que leur sens du triomphe politique de l'Eglise, dans lequel ils se sentaient participants, stimula leur créativité intellectuelle.

Créativité du Moyen Âge dissimulée derrière les principes antiques

L'une des choses curieuses au sujet du Moyen Âge est que ces temps furent originaux et créatifs sans le savoir. Toutes les parties justifiaient leur politique avec des arguments antiques et archaïques. L'empereur se recommandait, en Germanie, de principes féodaux remontant à Charlemagne ; en Italie, on se réclamait de la loi romaine et du pouvoir des anciens empereurs. Les cités lombardes remontèrent encore plus loin, aux institutions de la République romaine. Le parti papal basait son autorité en partie sur la donation de Constantin (un faux fabriqué quelques siècles plus tard -- Valla montra que le latin ne collait pas), en partie sur les relations entre Saul et Samuel telles que racontées dans l'Ancien testament. Les scolastiques se réclamaient soit des Ecritures soit au départ de Platon et ensuite d'Aristote ; quand ils étaient originaux, ils cherchaient à dissimuler ce fait. Les Croisades furent un effort pour restaurer l'état du monde qui avait existé avant l'essor de l'Islam.

Nous ne devons pas nous laisser abusés par cet archaïsme littéraire. Seulement dans le cas de l'empereur cela correspondait-il avec les faits. La féodalité était finissante, particulièrement en Italie ; l'empire romain n'était qu'un souvenir. Par conséquent l'empereur fut défait (à Legnano en 1176). Les cités du Nord de l'Italie, bien que, durant leur développement ultérieur, elles montrèrent des similitudes avec les cités de l'ancienne Grèce, répétèrent le schéma, non par imitation, mais par analogie des circonstances : celles de petites communautés commerciales, riches, hautement civilisées, républicaines [sur le papier] entourées de monarchies ayant un degré de culture moindre. Les scolastiques, quelle que fût leur admiration pour Aristote, montrèrent plus d'originalité que les Arabes -- davantage même que tous les penseurs depuis Plotin, ou en tout cas depuis Augustin. En politique comme dans le domaine intellectuel, il y avait la même originalité dissimulée.

CONFLIT ENTRE LA PAPAUTE ET L'EMPIRE

Depuis le temps de Grégoire VII jusqu'au milieu du 13e siècle, l'histoire européenne est centrée autour de la lutte de pouvoir entre l'Eglise et les monarques laïcs -- principalement l'empereur, mais aussi, à l'occasion, les rois de France et d'Angleterre. Le pontificat de Grégoire se termina en apparent désastre, mais ses politiques furent reprises et poursuivies, quoiqu'avec plus de modération par Urbain II (1088-1099), qui répéta les décrets contre les investitures laïques, et désira que les élections épiscopales fussent faites librement par le clergé et le peuple. (La partie allouée au peuple était, il ne fait pas de doute, purement formelle.) En pratique, cependant, il ne disputa pas les nominations laïques [i.e. faites par des monarques laïcs] si elles étaient bonnes.

Au début, Urbain n'était en sécurité qu'en territoire normand [Normandie, Italie du Sud, ...] Mais en 1093, Conrad, le deuxième fils d'Henry IV se rebella contre son père, et, dans une alliance avec le pape, conquit l'Italie du Nord, où la ligue lombarde, une alliance entre les villes du Nord avec à sa tête Milan, favorisait le pape. [Noter que Conrad ne devint pas empereur, mais que son frère devint Henri V.] En 1094, Urbain fit un voyage triomphal à travers l'Italie du Nord et la France. Il triompha sur Philippe 1er, roi de France, qui désirait divorcer, et fut par conséquent excommunié par le pape, et ensuite se soumit. Au concile de Clermont, en 1095, Urbain lança la première croisade, qui produisit une vague d'enthousiasme religieux conduisant à un accroissement du pouvoir papal -- et aussi d'atroces pogroms contre les juifs. La dernière année de sa vie, Urbain la passa en sécurité à Rome, où les papes étaient rarement en sécurité.

Le pape suivant, Pascal II, comme Urbain, venait de Cluny. Il poursuivit la lutte pour le contrôle ecclésiastique des investitures, et eut gain de cause en France et en Angleterre. Mais après la mort d'Henry IV en 1106, l'empereur suivant, Henry V, l'emporta sur le pape, qui était un homme profondément religieux qui laissait sa sainteté prendre le dessus sur son sens politique. Le pape suggéra que l'empereur devrait renoncer aux investitures, mais en retour que les évêques et les abbés devraient renoncer aux possessions temporelles [une vue on ne peut plus naïve en effet]. L'empereur professa être d'accord ; mais quand la contrepartie fut rendue publique, les ecclésiastiques entrèrent en furieuse opposition contre le pape. L'empereur, qui était de passage à Rome, saisit l'occasion pour s'emparer de la personne du pape, lequel céda aux menaces, accepta que les investitures continuent à être laïques, et couronna Henry V. Onze ans plus tard, cependant, par le concordat de Worms en 1122, le pape Calixte II força Henry V à céder sur les investitures, et à abandonner le contrôle sur les élections épiscopales en Bourgogne et en Italie.

A ce moment-là, le résultat net de la querelle des investitures [et en fait de la lutte pour le pouvoir suprême en Europe] fut que le pape, qui avait été le sujet d'Henry III, était devenu l'égal de l'empereur. En même temps, il était devenu encore plus complètement le souverain de l'Eglise, qui gouvernait à l'aide de légats. Cet accroissement du pouvoir papal avait diminué l'importance relative des évêques. Les élections papales étaient maintenant dégagées de tout contrôle laïc, et les ecclésiastiques en général étaient devenus plus vertueux qu'ils ne l'avaient été avant le mouvement de réforme [du XIe siècle].

L'ESSOR DES CITES LOMBARDES

Frédéric Barberousse

L'étape suivante était liée à l'empereur Frédéric Barberousse (1152-1190), un homme capable et énergique, qui aurait réussi dans n'importe quelle entreprise où le succès était possible. C'était un homme éduqué, qui lisait le latin avec plaisir, bien qu'il le parlât avec difficulté. Son éducation classique était considérable, et c'était un admirateur de la loi romaine. Il se considérait comme l'héritier des empereurs romains, et espérait gagner autant de pouvoir. Mais en tant que Germain il était impopulaire en Italie. Les cités lombardes, tout en acceptant sa suzeraineté formelle, objectaient à ce qu'il se mêle de leurs affaires -- sauf celles qui craignaient Milan, contre laquelle certaines firent appel à sa protection. Le mouvement Patarine à Milan se poursuivit, et était associé à une tendance plus ou moins démocratique ; la plupart, mais en aucun cas toutes, les villes du Nord de l'Italie sympathisaient avec Milan, et firent cause commune contre l'empereur.

Hadrien IV et Arnold de Brescia

Hadrien IV, un Anglais vigoureux qui avait été missionnaire en Norvège, devint le pape deux ans après l'accession de Barberousse au trône de l'empire. Et ils furent, au début, en bons termes. Ils furent alliés par un ennemi commun. La ville de Rome déclarait être indépendante de l'un comme de l'autre et, pour l'assister dans sa lutte, avait invité un saint hérétique, Arnold de Brescia. (On dit qu'il fut l'élève d'Abélard, mais c'est douteux.) Son hérésie était très grave : il maintenant que "les clercs qui avaient des domaines, les évêques qui détenaient des fiefs, les moines qui possédaient des propriétés, ne pouvaient pas bénéficier du Salut de leur âme après leur mort." Il défendait ce point de vue car, pensait-il, le clergé doit se consacrer entièrement aux affaires spirituelles.

Personne ne discutait de la sincère austérité que maintenant Arnold dans son mode de vie, bien qu'il fût considéré comme inspiré par le diable à cause de sa position hérétique. Saint Bernard, qui s'opposait avec véhémence à Arnold, disait : "il ne mange pas, ni ne boit, mais seulement, comme le Démon, a faim et soif du sang des âmes."

Le prédécesseur d'Hadrien à la papauté avait écrit à Barberousse pour se plaindre qu'Arnold soutenait la faction populaire, qui souhaitait élire cent sénateurs et deux consuls, et avoir un empereur à elle. Frédéric, qui s'apprêtait à venir en Italie, était naturellement scandalisé. Les Romains demandaient la liberté de leur commune [étudier le mouvement communal au Moyen Âge, et naturellement la Commune de Paris]. Ils étaient encouragés par Arnold. Il fut le meneur d'une émeute dans laquelle un cardinal fut tué. Le pape fraîchement élu, Hadrien, plaça un interdit sur Rome. C'était la Semaine sainte, et la superstition eut le dessus sur les Romains ; ils se soumirent et promirent de bannir Arnold. Il quitta Rome, mais fut capturé par les troupes de l'empereur. Il fut brûlé et ses cendres jetées dans le Tibre, de peur qu'elles ne deviennent des reliques attirant les foules. Après un délai causé par le refus de Frédéric de tenir la bride du cheval du pape et ses étriers tandis que ce dernier descendait de cheval, le pape couronna Barberousse empereur en 1155 au milieu de l'opposition de la populace, qui fut écrasée dans un sanglant carnage.

Maintenant qu'on s'était débarrassé de l'homme saint, les politiciens ayant un sens pratique purent retourner à leurs querelles.

Bataille de Legnano 1176

Le pape, ayant fait la paix avec les Normands, s'aventura à rompre son alliance avec l'empereur. Pendant une vingtaine d'années il y eut une guerre presque continuelle entre d'un côté l'empereur, et de l'autre le pape et les cités lombardes. Les Normands pour la plupart soutenaient le pape. La plus grande partie des combats contre l'empereur étaient conduits par la Ligue lombarde, qui parlait de "liberté" et était inspirée par un grand assentiment populaire. L'empereur assiégea plusieurs villes, et en 1162 captura même Milan, qui fut entièrement rasée, forçant ses habitants à aller vivre ailleurs. Mais cinq ans plus tard la Ligue reconstruisit Milan et ses anciens habitants retournèrent y vivre. La même année, le pape dûment produisit un antipape. (Il y eut un antipape pendant la plus grand part de cette époque. A la mort d'Hadrien IV, les deux prétendants, Alexandre III et Victor IV, se firent la guerre pour le manteau papal. Victor IV, qui était l'antipape, ayant échoué à s'emparer du manteau papal, obtint de ses partisans un substitut qu'il avait fait préparer, mais dans sa hâte il le mit à l'envers.) Barberousse marcha sur Rome avec une armée importante. Le pape s'enfuit, et sa cause semblait désespérée, mais une pestilence détruisit l'armée de Frédéric Barberousse, et il retourna en Germanie comme un fugitif solitaire. Bien que maintenant non seulement la Sicile [normande], mais aussi l'empereur d'Orient, étaient pour la Ligue lombarde, Barberousse fit encore une tentative, qui s'acheva avec sa défaite à la bataille de Legnano en 1176. Après quoi il fut contraint de faire la paix, laissant aux cités lombardes toute la substance de la liberté. Dans le conflit entre l'empire et la papauté, cependant, les termes de la paix ne donnaient la victoire complète ni à l'un ni à l'autre.

La fin de Barberousse fut convenable [aux yeux d'un chrétien]. En 1189 il participa à la 3e croisade, et il mourut l'année suivante.

Importance de la liberté gagnée par les cités lombardes

L'essor des cités libres est ce qui, dans cette longue lutte, s'avéra de la plus haute importance pour l'avenir. Le pouvoir de l'empereur était associé à un système féodal finissant ; le pouvoir du pape, bien qu'encore en croissance, reposait en grande partie sur le besoin qu'avait l'Europe d'un contre-pouvoir à celui de l'empereur. Il déclina lui aussi quand l'empire cessa d'être une menace. Mais le pouvoir des villes était quelque chose de nouveau [depuis la Grèce du Ve siècle av. JC] ; il provenait du progrès économique, et fut une source de nouvelles formes politiques. Bien qu'on ne le voie pas encore au XIIe siècle, les villes italiennes, avant longtemps, allaient développer une culture non-ecclésiastique ni cléricale, qui atteignit des sommets en littérature, en art, et en science. Tout cela fut rendu possible par la résistance couronnée de succès à l'empereur Frédéric Barberousse.

Toutes les grandes ville du nord de l'Italie vivaient du commerce, et au XIIe siècle l'environnement plus pacifique rendirent les commerçants plus prospères qu'avant. [Dans "commerce" Russell veut sans doute inclure "industrie". Certes il y avait le grand commerce avec l'Orient, mais il y avait aussi le commerce des produits locaux, laine en particulier. La Lombardie du XIIe siècle évoque les Flandres de la même époque qui commerçaient avec l'Angleterre -- achats de laine brute -- mais produisaient elles-mêmes des biens.]

Les cités maritimes, Venise, Gênes, Pise, n'eurent jamais à se battre pour leur liberté, et par conséquent étaient moins hostiles à l'empereur que les villes au pied des Alpes, qui étaient importantes pour lui en tant que porte d'entrée vers l'Italie. C'est pourquoi Milan est la plus intéressante et la plus importante des villes italiennes de cette époque.

Jusqu'à l'époque d'Henry III, les Milanais avaient habituellement été contents de suivre leur archevêque. Mais le mouvement patarine, mentionné dans un chapitre précédent, changea cela : l'archevêque se rangea du côté de la noblesse, tandis que le puissant mouvement populaire s'opposait à lui et à elle. Il en résultat un début de démocratie, et une constitution apparut selon les termes de laquelle les dirigeants de la ville étaient élus par les citoyens. Dans diverses cités du nord, mais particulièrement à Bologne, il y avait une classe de juristes laïcs instruits, qui connaissaient bien le droit romain ; en outre la riche laïcité, à partir du XIIe siècle, était bien mieux éduquée que la noblesse féodale au nord des Alpes. Bien qu'elles se rangèrent du côté du pape contre l'empereur, les riches villes commerciales n'étaient pas ecclésiastiques dans leur façon de penser. Aux 12e et 13e siècles, beaucoup d'entre elles adoptèrent des hérésies d'un genre puritain, comme les marchands en Angleterre et en Hollande après la Réforme. Plus tard, cette classe éduquée et laïque tendit à produire des libres-penseurs, qui ne suivaient que formellement l'Eglise, mais n'avait aucune piété. Dante est le dernier représentant de l'ancien type, Boccace le premier du nouveau.

LES CROISADES

Nous n'allons pas nous intéresser aux Croisades en tant que guerres, mais pour l'importance qu'elles eurent sur la culture. Il était normal pour la papauté de prendre la tête dans l'initiative d'une croisade, puisque son objet était (du moins ostensiblement) religieux ; ainsi le pouvoir des papes fut-il accru par la guerre de propagande et par le zèle religieux qu'elle excita. Un autre effet important fut le massacre d'un grand nombre de juifs ; ceux qui n'étaient pas massacrés étaient souvent dépouillés de leurs possessions et baptisés de force. Il y eut des meurtres à grande échelle de juifs en Allemagne au temps de la première croisade, et en Angleterre au temps de la troisième, lors de l'accession de Richard Coeur de Lion au trône. York, où le premier empereur chrétien avait commencé son règne, fut, comme il convient, la scène de l'un des plus épouvantables pogroms contre les juifs. [wikipedia anglais : En 305 Constance Chlore (père du futur empereur Constantin) fut élevé au rang d'Auguste, empereur senior de l'Occident, et Constantin fut rappelé à l'Ouest pour mener campagne sous les ordres de son père en Bretagne (Angleterre). Constantin fut acclamé empereur par l'armée à Eboracum (appelé de nos jours York) après la mort de son père en 306. Il sortit vainqueur d'une série de guerres civiles contre les empereurs Maxence et Licinius et devint le seul dirigeant à la fois de l'Est et de l'Ouest en 324.] Les juifs, avant les Croisades, avaient le quasi monopole du commerce de marchandises d'Orient à travers l'Europe ; après les Croisades, à la suite des persécutions contre les juifs, ce commerce était passé pour la plus grande partie aux chrétiens.

Un autre effet très différent des Croisades fut de stimuler les échanges littéraires avec Constantinople. Au cours des 12e et 13e siècles, de nombreuses traductions du grec vers le latin fut effectuées à la suite de ses échanges. Il y avait toujours eu un commerce important avec Constantinople, contrôlé principalement par les Vénitiens [juifs du ghetto si l'on en croit le paragraphe ci-dessus] ; mais les commerçants italiens ne s'embarrassaient pas de la culture classique grecque, pas plus que les commerçants anglais ou américains au XIXe siècle ne s'embarrassèrent de culture classique chinoise. (La connaissance par l'Europe de la culture classique chinoise fut essentiellement le fait des missionnaires.)

LE DEVELOPPEMENT DE LA SCOLASTIQUE

La scolastique, dans son sens strict, commença au 12e siècle. En tant qu'école de philosophie, elle a certains traits qui lui sont propres. Tout d'abord, pour chaque auteur, elle se limite à ce qui lui apparaît comme l'orthodoxie ; si les vues de l'auteur sont condamnées par un concile, il se rétracte généralement sans difficulté. Il ne faut pas y voir seulement de la couardise ; c'est analogue à la soumission d'un juge à la décision d'une cour d'appel. Deuxièmement, dans les limites de l'orthodoxie, Aristote, qui fut peu à peu mieux connu durant les 12e et 13e siècles, devint de plus en plus l'autorité suprême ; Platon n'est plus à la première place. Troisièmement, on croit profondément à la "dialectique" et au raisonnement syllogistique ; l'état d'esprit général des scolastiques est plus porté vers les disputes sur des points minuscules et savants de doctrine que vers le mysticisme. Quatrièmement, la question des universaux est portée au premier plan par la découverte qu'Aristote et Platon sont en désaccord sur eux ; ce serait une erreur cependant de supposer que les universaux sont la principale préoccupation des philosophes de la période scolastique (12e et 13e siècles).

Le 12e siècle, à cet égard comme à d'autres, pave la voie au 13e, au cours duquel apparaitront les plus grands philosophes scolastiques. Les hommes du 12e, cependant, sont intéressants comme le sont les pionniers. On voit apparaître une nouvelle confiance intellectuelle, et, en dépit de la vénération pour Aristote, un exercice libre et vigoureux de la raison partout où le dogme n'a pas rendu la spéculation trop dangereuse. Les défauts de la scolastique sont ceux qui inévitablement résultent d'un attachement trop important à la "dialectique". Ces défauts sont :
-- l'indifférence aux faits et à la science ;
-- la croyance qu'on peut parvenir à la vérité par le raisonnement, là où en réalité seule l'observation peut décider ;
-- l'attachement d'une importance indue à des distinctions et subtilités verbales minuscules.
Ces défauts, nous avons déjà eu l'occasion de les mentionner quand nous avons étudié Platon, mais chez les scolastiques ils sont exacerbés.

Roscelin de Compiègne

Le premier philosophe qui peut être considéré comme strictement un scolastique est Roscelin. On ne sait pas grand chose de lui. Il est né à Compiègne vers 1050 ; il a enseigné à Loches, en Bretagne [?], où Abélard a été son élève. Il fut accusé d'hérésie au concile de Reims en 1092, et se rétracta de peur d'être lapidé à mort par des ecclésiastiques qui avaient un goût pour le lynchage. Il s'enfuit en Angleterre, mais là-bas il eut le toupet d'attaquer Saint-Anselme. Cette fois, il s'enfuit à Rome, où il se réconcilia avec l'Eglise. Il disparaît de l'histoire vers 1120 ; la date de sa mort est une pure conjecture.

Aucun des écrits de Roscelin n'est parvenu jusqu'à nous, à part une lettre à Abélard sur la Trinité. Dans cette lettre, il exprime du mépris pour l'opinion d'Abélard et se moque de sa castration. Ueberweg, qui révèle rarement des émotions, observe qu'il n'est pas possible qu'il ait été un homme très agréable. Au-delà de cette lettre, les vues de Roscelin sont essentiellement connues à travers les écrits polémiques d'Anselme et d'Abélard. D'après Anselme, Roscelin déclara que les universaux sont juste des mots (flatus voci = mots creux), "de l'air chaud sorti de la bouche". Si l'on doit prendre cette formulation à la lettre, cela veut dire qu'un universel est une occurrence physique, qui, précisément, accède à l'existence quand nous prononçons un mot. Il est difficile d'imaginer, cependant, que Roscelin maintint une idée aussi idiote. Anselme dit que, selon Roscelin, l'homme n'est pas une unité, mais seulement un nom commun donné à une chose observable par les sens; cette vue, Anselme, comme tout bon platonicien, l'attribue au fait que Roscelin n'accorde de réalité qu'à ce qui est accessible aux sens. [Cette vue nominaliste de Roscelin est intéressante. Il faut néanmoins noter que l'opinion moderne -- en tout cas la mienne -- est que les sens ne perçoivent pas directement des objets organisés ; c'est le cerveau qui organise les perceptions en objets qui se meuvent dans un espace.]

Généralement parlant, Roscelin semble avoir soutenu qu'un tout qui a des parties n'a pas de réalité propre, mais est un simple mot ; la réalité étant seulement dans les parties. Cette opinion devrait l'avoir conduit -- et peut-être l'a-t-elle fait -- vers un atomisme extrême. En tout cas, cela le conduisit à des difficultés avec l'Eglise sur la Sainte Trinité. Il considérait que les Trois Personnes sont trois substances distinctes, et que seul l'usage nous empêche de dire qu'il y a Trois Dieux. L'alternative, qu'il n'accepte pas, est, selon lui, de dire que non seulement le Fils, mais le Père et le Saint-Esprit ont été incarnés. [Il faut faire un effort d'imagination historique pour comprendre qu'il fut un temps où les meilleurs esprits occidentaux étaient occupés par ce genre de spéculation sur Dieu-le-Père, Dieu-le-Fils, et Dieu-le-Saint-Esprit ! et que ces bons esprits pensaient être en train de réfléchir très profondément aux aspects les plus subtils de l'univers !! (alors que Dieu n'est qu'un instrument sociologique contribuant à la cohésion d'une société, au bénéfice d'une élite) Du reste il existe encore quelques archéoptéryx occupés par ça, ou bien qui se demandent "quel message le Seigneur nous adresse-t-il en laissant brûler le toit de Notre-Dame ?" (Mgr Aupetit, archevêque de Paris).]

Sur toutes ces spéculations, dans la mesure où elles étaient hérétiques, Roscelin se rétracta à Reims en 1092. Il est impossible de savoir exactement ce qu'il pensait des universaux, mais en tout cas il est clair qu'il était une sorte de nominaliste.

Abélard (1079-1142)

Pierre Abélard (ou Abaillard, ou Esbaillart dans la Ballade des dames du temps jadis de François Villon), disciple de Roscelin, était beaucoup plus capable que son maître et beaucoup plus distingué. Il est né près de Nantes en 1079, fut un élève de Guillaume de Champeaux (un réaliste) à Paris, et ensuite un professeur à l'école cathédrale de Paris, où il combattit les vues de Guillaume et força ce dernier à les modifier. Après une période consacrée à l'étude de la théologie sous la direction d'Anselme de Laon (pas l'archevêque), il retourna à Paris en 1133, et y acquit une popularité extraordinaire en tant que prof. C'est à cette époque qu'il devint l'amant d'Héloïse, la nièce du chanoine Fulbert. Le chanoine fit castrer Abélard, et lui et Héloïse durent se retirer du monde, lui dans un monastère à Saint-Denis, elle dans un couvent de religieuses à Argenteuil. Leur célèbre correspondance fut, d'après un érudit allemand nommé Schmeidler, entièrement rédigée par Abélard comme une fiction littéraire. Je ne suis pas compétent pour juger de la correction de cette théorie, mais rien dans le caractère d'Abélard ne la rend impossible. Il était vaniteux, porté à la dispute intellectuelle, et pouvant faire montre de mépris ; après son infortune il était aussi en colère et humilié. Les lettres d'Héloïse sont remplies de douceur contrairement aux siennes, et on peut imaginer qu'il les ait composées afin d'atténuer la souffrance de son orgueil blessé.


Abélard et Héloïse, vue d'artiste au XIXe siècle

Même après sa retraite (à la suite de sa castration), il avait encore un grand succès en tant que professeur ; les jeunes aimaient son intelligence, ses talents de dialecticien, et son irrévérence vis-à-vis des autres professeurs. Les hommes plus âgés éprouvaient un dégoût symétrique pour lui, et en 1121 il fut condamné à Soissons pour un livre non-orthodoxe sur la Trinité. Ayant fait amende honorable, il devint abbé de Saint-Gildas en Bretagne, où il trouva que les moines étaient d'abominables ploucs. Après quatre années misérables dans cet exil, il retourna vers un monde plus civilisé. La suite de sa biographie est obscure, sauf qu'il continua à enseigner avec beaucoup de succès, d'après le témoignage de Jean de Salisbury. En 1141, à l'instigation de Saint Bernard, il fut à nouveau condamné, cette fois à Sens. Il se retira à Cluny et mourut l'année suivante.

Ouvrage "Sic et Non"

Le livre le plus célèbre d'Abélard, composé en 1121-22, est "Sic et Non" (titre latin qui signifie "Oui et Non"). Dans ce livre il donne des arguments dialectiques pour et contre une grande variété de thèses, souvent sans chercher à parvenir à une conclusion dans un sens ou dans l'autre ; clairement il aime la dispute intellectuelle pour elle-même, et la considère utile pour affûter son esprit. Le livre eut un effet considérable pour réveiller les gens de leur somnolence dogmatique. L'opinion d'Abélard, selon laquelle (hormis les Ecritures) la dialectique est la seule voie vers la vérité, qu'aujourd'hui aucun empiriste ne peut l'accepter, a eu à son époque un effet utile pour dissoudre les préjugés et encourager l'emploi sans crainte de la réflexion. Rien, en dehors des Ecritures, dit-il, n'est infaillible ; même les Apôtres et les Pères de l'Eglise peuvent se tromper.

La valeur qu'il attachait à la logique était, d'un point de vue moderne, excessive. Il la considérait comme la science chrétienne par excellence, et jouait sur les mots en la dérivant du "Logos". "Au début était le Logos, dit l'évangile selon Saint Jean, et cela, pensait Abélard, prouvait la prééminence de la logique.

Son importance principale est en logique et en théorie de la connaissance. Sa philosophie est une analyse critique, essentiellement de nature linguistique. En ce qui concerne les universaux, i.e. une caractéristique ou un concept général qui peut être élaboré à partir de différentes choses [comparables], il soutient que ça ne peut pas être une chose elle-même [l'universel], mais que c'est seulement un mot.

[Cette idée d'universel qui n'est qu'un mot élaboré à partir de beaucoup de choses comparables (à partir de bcp de chats réels on conçoit l' "idée de chat") est très proche de la phénoménologie moderne : on construit dans sa tête des modèles à partir des observations ; en ce qui concerne les "universaux", on peut aussi dire qu'on construit des "classes" comme en mathématiques.

On voit donc chez Abélard, et auparavant chez Roscelin, émerger le Nominalisme, qui consiste à donner des noms à des concepts élaborés pour modéliser les perceptions et par là même expliquer le monde.

Ce n'est donc pas du Réalisme naïf. Le "vrai monde" qu'on découvrirait peu à peu n'a pas de place dans la façon de voir des Nominalistes. On ne voit que dans son cerveau, où on a organisé des perceptions sensorielles.

Les caractéristiques ultimes des "sources des perceptions" restent mystérieuses, et surtout sujettes à fréquentes réinterprétations.]

Dans ce sens, Abélard était un nominaliste. Mais contrairement à Roscelin il souligne qu'un "flatus vocis" est lui-même une chose ; cependant ce n'est pas le mot en temps qu'occurrence physique [c'est-à-dire en tant que chose] auquel nous attribuons des caractéristiques et avec lequel nous travaillons, mais le mot en tant que porteur de signification.

Ici il en appelle à Aristote. Quand des choses se ressemblent, dit-il, leur ressemblance produit un universel. Mais il souligne que la ressemblance entre deux choses similaires n'est pas elle-même une chose ; c'est l'erreur du réalisme [dit Abélard].

[Là on entre dans la scolastique, qu'aimait aussi Abélard.

En réalité à partir du moment où on a créé un universel, et même la notion de ressemblance, cette dernière [la ressemblance] devient aussi un objet qu'on peut utiliser comme un universel élémentaire [le concept général de chat].

De même en mathématiques, on considère des quantités fixes, 2 ou a, mais aussi des quantités variables x et y, et des fonctions f. Par exemple y = f(x).. Les fonctions sont aussi utiles que les quantités fixes.]

Abélard dit même certaines choses qui sont même hostiles au réalisme. Par exemple, il dit que les concepts généraux ne sont pas basés sur la nature des choses, mais sont des images confuses de plusieurs choses. Néanmoins il ne rejette pas totalement les idées platoniciennes : elles existent dans l'esprit divin comme des patrons (au sens de la couturière) pour la création ; elles sont en fait les concepts divins.

Tout cela, correct ou pas, montre certainement de grandes capacités. Les discussions à l'époque moderne du problème des universaux ne vont pas beaucoup plus loin.


Saint Bernard de Clairvaux

Saint Bernard (1090-1153), que la sainteté ne suffisait pas à rendre intelligent ("la grandeur de St. Bernard ne réside pas dans les qualités de son intellect, mais dans son caractère", Encyclopédie britannique), ne parvint pas à comprendre Abélard, et porta contre lui des accusations injustes. Il déclara qu'Abélard traite la Trinité comme un Arien, la grâce comme un Pélagien, et la personne du Christ comme un Nestorien ; qu'il [Abélard] prouve qu'il est lui-même un païen en s'efforçant de prouver que Platon est un chrétien ; enfin, qu'il détruit les mérites de la foi chrétienne en maintenant que Dieu peut être complètement compris par la raison humaine.

En fait Abélard n'a jamais maintenu ce troisième point, et a toujours laissé un large espace à la foi, bien que, comme Saint Anselme, il pensât que la Trinité pouvait être démontrée rationnellement sans l'aide de la révélation. Il est vrai qu'à une époque il identifia le Saint-Esprit avec l'Âme du monde dans la vision platonicienne, mais il abandonna ce point de vue dès que son caractère hérétique lui fut montré. C'était probablement davantage sa combattivité que ses doctrines qui causèrent les accusations d'hérésie dont il fut l'objet, car son habitude de critiquer les érudits le rendit violemment impopulaire auprès de toutes les personnes d'influence.

La plupart des personnes instruites consacraient moins de temps à la dialectique que ne le faisait Abélard. Il y avait, particulièrement dans l'école de Chartres, un mouvement humaniste, qui admirait l'antiquité, et suivant Platon et Boèce. Il y avait un renouveau d'intérêt pour les mathématiques : Abélard de Bath [un autre Abélard] se rendit en Espagne au 12e siècle et à la suite de ça traduisit Euclide.

Mouvement mystique opposé à la scolastique

A l'opposé de la méthode aride de la scolastique, il y avait un fort mouvement mystique, dont Saint Bernard était le chef de file. Son père était un chevalier qui mourut lors de la première croisade. Bernard fut lui-même un moine cistercien, et en 1115 devint abbé de la toute nouvelle abbaye de Claivaux. Il eut une grande influence sur la politique ecclésiastique -- réduisant les antipapes, combattant l'hérésie en Italie du Nord et dans le sud de la France, faisant peser tout le poids de l'orthodoxie sur les philosophes aventureux, et prêchant la seconde croisade. Dans ses attaques contre les philosophes, il rencontra généralement le succès ; mais après l'effondrement de sa croisade [wikipedia : La deuxième croisade commença en 1147 après avoir été lancée en décembre 1145 par le pape Eugène III à la suite de la chute d'Édesse en 1144. Elle s'acheva en 1149 par un échec total pour les croisés, qui rentrèrent en Europe sans avoir remporté de victoire militaire en Orient.] il échoua à obtenir la condamnation de Gilbert de la Porrée, qui était en accord avec Boèce plus qu'il ne semblait convenable au saint chasseur d'hérésie.

Bien qu'il fût un politicien et un bigot, c'était un homme avec un réel tempérament religieux, et ses hymnes latins sont d'une grande beauté. (Les hymnes latins médiévaux, avec des rimes et des accentuations, donnent une expression parfois sublime, parfois douce et pathétique, au meilleur du sentiment religieux de l'époque.) Parmi les gens qui furent influencés par lui, le mysticisme devint peu à peu dominant, jusqu'à ce qu'il devienne quelque chose comme une hérésie chez Joachim de Flora (mort en 1202). L'influence de ce dernier, cependant, appartient à une époque ultérieure. Saint Bernard et ses partisans recherchaient la vérité religieuse non par le raisonnement, mais par l'expérience subjective et la contemplation. Abélard comme Bernard sont peut-être, à l'opposé l'un de l'autre, tous les deux trop d'une seule pièce.

Bernard, en tant que religieux mystique, déplorait l'implication de la papauté dans les affaires du monde, et avait une aversion pour le pouvoir temporel. Bien qu'il prêchât la croisade, il semble ne pas avoir compris qu'une guerre requiert de l'organisation, et ne peut pas être menée simplement avec de l'enthousiasme religieux. Il se plaint que "la loi de Justinien, pas celle de Dieu" absorbe l'attention des hommes. Il est choqué quand le pape défend ses Etats par la force militaire. La fonction du pape est spirituelle, et il ne devrait pas chercher à avoir un rôle dans le gouvernement des choses temporelles. Cette opinion, cependant, est combinée avec une révérence sans borne pour le pape, qu'il appelle "le prince des évêques, l'héritier des apôtres, de la primauté d'Abel, de la gouvernance de Noé, du patriarcat d'Abraham, de l'ordre de Melchisédech, de la dignité d'Aaron, de l'autorité de Moïse, de la juridiction de Samuel, du pouvoir de Pierre, de l'onction du Christ". [Bel exemple de transe spirituelle, alimentée par une adoration magique des figures dans l'histoire de la culture chrétienne, qui tourne au délire -- et ensuite à la violence envers ceux qui ne pensent pas comme lui. L'histoire est remplie à ras bord d'exemples de ce genre, l'un des exemples les plus récents étant Hitler.] Le résultat net des activités de Saint Bernard fut bien sûr un fort accroissement du pouvoir du pape dans les affaires temporelles.

Jean de Salisbury

Jean de Salisbury (1115-1180), bien que n'étant pas un penseur important, est quand même utile dans notre connaissance de son époque car il la décrivit dans ses ouvrages. Il fut secrétaire de trois archevêques de Canterbury, dont l'un fut Beckett ; c'était un ami d'Hadrien IV ; à la fin de sa vie il était évêque de Chartres, où il mourut en 1180. Sur les matières en dehors de la foi, c'était un homme d'une nature sceptique ; il s'appelait lui-même un académique (dans le sens que Saint Augustin donnait à ce terme). Son respect pour les rois était limité : "Un roi illettré est un âne couronné." Il avait une profonde admiration pour Saint Bernard, mais savait parfaitement que sa tentative de réconcilier Platon et Aristote était un échec. Il admirait Abélard, mais se moquait de sa théorie des universaux, et il faisait de même pour celle de Roscelin. Il pensait que la logique était une bonne introduction à l'étude, mais en elle-même était sans vie et stérile. Aristote, dit-il, peut être amélioré, même en logique ; le respect pour les anciens ne doit pas nous empêcher d'exercer notre raison de manière critique. Platon reste pour lui le "prince de tous les philosophes". Il connaît personnellement presque tous les hommes instruits de son époque, et participe de manière amicale aux débats scolastiques. Retournant visiter une école de philosophie après trente ans, il est amusé de voir qu'ils discutent toujours des mêmes problèmes. L'atmosphère de la société qu'il fréquent rappelle par de nombreux aspects celle de l'Université d'Oxford au début du XXe siècle. Vers la fin de sa vie, les écoles cathédrales laissaient la place aux universités, et les universités, au moins en Angleterre, ont fait montre d'une remarquable continuité jusqu'à aujourd'hui.

Arrivée de la culture grecque classique en Occident

Au XIIe siècle, les traducteurs augmentèrent graduellement le nombre d'ouvrages, écrits à l'origine en grec, disponibles pour les étudiants occidentaux. Il y avait trois sources principales de ces traductions : Constantinople, Palerme et Tolède. Parmi elles Tolède est la plus importante, mais les traductions qu'elle fournit étaient souvent depuis l'arabe, pas directement depuis le grec. Durant le second quart du XIIe siècle, l'archevêque Raymond de Tolède fonda un collège des traducteurs, dont les travaux furent très fructueux. En 1128, Jacques de Venise traduisit d'Aristote les Analytiques, les Topiques et les Réfutations sophistiques ; les philosophes occidentaux trouvaient les Seconds Analytiques difficiles. Henri Aristippe de Catane (mort en 1162) traduisit le Phédon et le Ménon, mais ses traductions n'eurent pas d'effet immédiat. La connaissance de la philosophie grecque était partielle au XIIe siècle [en Occident] et les hommes de savoir étaient au courant qu'une grande partie restait à découvrir par l'Occident. Et un certain enthousiasme se développa pour acquérir une plus grande connaissance de l'Antiquité. Le joug de l'orthodoxie n'était pas si sévère qu'on le suppose parfois ; un homme pouvait toujours écrire son livre, et ensuite, si nécessaire, retirer les portions jugées hérétiques après une large discussion publique. La plupart des philosophes de cette époque étaient français, et la France était importante pour l'Eglise comme un contrepoint à l'Empire. Quelques soient les hérésies théologiques qui pouvaient surgir dans leurs travaux, les clercs érudits étaient presque tous politiquement orthodoxes ; c'est ce qui rend Arnold de Brescia si particulier, car c'était une exception à cette règle [non seulement il montrait des hérésies théologiques, mais c'était aussi un agitateur politique].

On peut voir toute la scolastique à l'origine, sur le plan politique, comme un reflet de la lutte de l'Eglise pour le pouvoir suprême.