HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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II.2.7 : SAINT THOMAS D'AQUIN

Thomas d'Aquin (né en 1225 ou 1226, mort en 1274) est considéré comme le plus grand des philosophes scolastiques. Dans toutes les institutions d'enseignement catholiques qui enseignent la philosophie, son système doit être enseigné comme étant le seul correct ; c'est la règle depuis le rescrit de 1879 par Léon XIII. Saint Thomas, par conséquent, a non seulement un intérêt historique, mais est une influence vivante, comme Platon, Aristote, Kant et Hegel -- davantage, en fait, que ces deux derniers. Sur la plupart des sujets, il suit Aristote de si près que le Stagirite jouit, parmi les catholiques, quasiment de l'autorité d'un père fondateur ; le critiquer sur des questions de philosophie pure est devenu pratiquement impie. (Quand je l'ai critiqué lors d'une émission radiophonique, il en résulta de nombreuses protestations de catholiques.) Cela n'a pas toujours été le cas. A l'époque de Thomas d'Aquin, la bataille pour défendre Aristote, contre Platon, devait encore être livrée. L'influence de Thomas d'Aquin assura la victoire jusqu'à la Renaissance ; ensuite Platon, qui devint mieux connu que durant le Moyen Âge, acquit à nouveau la position suprême dans l'esprit de la plupart des philosophes. Au XVIIe siècle, il était possible d'être en même temps orthodoxe [au sens de partisan d'une interprétation stricte de la doctrine catholique] et cartésien ; Malebranche, bien que prêtre, ne fut jamais censuré. Mais de nos jours de telles libertés appartiennent à un passé révolu ; les ecclésiastiques catholiques doivent accepter Saint Thomas s'ils s'occupent de philosophie.



Biographie de Thomas d'Aquin

Saint Thomas était le fils du comte d'Aquin, dont le château, dans le royaume de Naples, était situé près du mont Cassin, où l'éducation du "docteur angélique" débuta. Il étudia pendant six ans à l'université de Frédéric II à Naples ; il devint ensuite dominicain, et alla à Cologne, pour étudier sous la direction d'Albert le Grand, qui était le principal aristotélicien parmi les philosophes de cette époque. [Quand j'étais enfant une bd dans un des magazines confessionnels auxquels j'étais abonné mentionnait le "Grand Albert" ; c'était une sorte de magicien pathétique doué de pouvoirs divinatoires un peu effrayants ; et jamais personne parmi les gens en charge de mon éducation ne se soucièrent de m'expliquer qui il était en vrai, et la période de l'histoire à laquelle il appartenait. Ô "éducation" dans la petite-bourgeoisie...]

Après une période à Cologne et à Paris, Thomas retourna en Italie en 1259, où il demeura le restant de ses jours, à l'exception des années 1269-72. Durant ces trois années il était à Paris, où les Dominicains, du fait qu'ils étaient aristotéliciens, rencontraient des difficultés avec les autorités universitaires, et étaient soupçonnées de sympathie hérétique avec les Averroïstes, qui avaient un groupe de partisans important dans l'université.

Les Averroïstes soutenaient, sur la base de leur interprétation d'Aristote, que l'âme, dans la mesure où elle était individuelle, n'était pas immortelle ; l'immortalité appartient à l'intellect qui est impersonnel, et identique chez plusieurs êtres pensants. [C'est certainement le cas des idées.] Quand il leur fut montré, avec des arguments proches de l'intimidation, que cette doctrine était contraire à la foi catholique, ils se réfugièrent dans le subterfuge de la "double vérité" : la première sorte, fondée sur la raison, en philosophie ; et la seconde sorte, fondée sur la révélation, en théologie. Tout ceci conduisit Aristote à ne plus être en odeur de sainteté, et Saint Thomas, à Paris, s'employa à corriger les dégâts causés par une adhérence trop proche aux doctrines arabes. Dans ce projet il eut une remarquable réussite.

Travaux de Thomas d'Aquin

D'Aquin, contrairement à ses prédécesseurs, avait une connaissance réellement compétente d'Aristote. Son ami Guillaume de Moerbeke lui fournissait les traductions depuis le grec, et lui-même écrivait des commentaires. Jusqu'à son époque, les notions de érudits sur Aristote avaient été obscurcies par des accrétions néoplatoniciennes. Lui, cependant, étudia l'authentique Aristote, et n'aimait pas la doctrine platonicienne, même dans la forme sous laquelle elle apparaît chez Saint Augustin.

Il parvint à convaincre l'Eglise que le système d'Aristote était préférable à celui de Platon pour servir de fondation à la doctrine chrétienne en philosophie, et que les mahométans et les chrétiens averroïstes se fourvoyaient dans leur interprétation d'Aristote.

Pour ma part, je dois dire que le "De Anima" [d'Aristote] conduit beaucoup plus naturellement aux vues d'Averroès qu'à celles de Thomas d'Aquin ; cependant, l'Eglise, depuis Saint Thomas, pense autrement.

Et je dois ajouter que les vues d'Aristote sur la plupart des questions de logique et de philosophie n'étaient pas au-dessus de toute critique, et furent pour une large part démontrées erronées. Cette opinion n'est pas non plus autorisée par les philosophes catholiques ou les enseignants catholiques de philosophie.

L'ouvrage le plus important de Saint Thomas, la "Somme contre les Gentils", fut écrit durant les années 1259-64. Il a pour objectif d'établir la véracité de la religion chrétienne à l'aide d'arguments destinés à un lecteur supposé ne pas déjà être un chrétien ; on comprend que le lecteur imaginaire auquel s'adresse Thomas d'Aquin est généralement considéré comme un homme à qui la philosophie arabe est familière. Thomas d'Aquin écrivit un autre ouvrage, la "Somme Théologique", de presque égale importance, mais qui en a moins pour nous car il s'occupe moins d'employer des arguments ne faisant pas l'hypothèse dès le départ de la véracité de la doctrine chrétienne.

"Somme contre les Gentils"

Ce qui suit est un résumé de la "Somme contre les Gentils".

Considérons tout d'abord ce que veut dire "sagesse". Un homme peut être sage dans certaines de ses activités, comme par exemple la construction de sa maison ; cela veut dire simplement qu'il connaît les moyens pour atteindre certains buts. Mais tous les buts particuliers sont subordonnés au but de l'univers, et la sagesse en soi se préoccupe du but de l'univers. Maintenant le but de l'univers est le bien de l'intellect, c'est-à-dire, la vérité.

[Nous sommes là en plein dans l'application abusive de raisonnements mathématiques à des questions de philosophie et de métaphysique. Les prémisses sont fantaisistes (le but de l'univers, la vérité) ; les syllogismes sont fantaisistes. C'est le drame de la "philosophie" académique, qui atteignit son sommet avec les scolastiques, et faillit devenir intelligente avec les Nominalistes.]

La poursuite de la sagesse en ce sens est la plus parfaite, sublime, profitable et délicieuse des poursuites. Tout ceci est prouvé en faisant appel à l'autorité du "Philosophe", c'est-à-dire Aristote.

Mon but -- c'est Aquin qui parle -- est de montrer que la vérité est ce que la foi catholique professe. Mais ici je dois avoir recours à la raison naturelle, puisque les gentils n'acceptent pas l'autorité des Ecritures.

[Et dire que huit cents ans plus tard il faut encore se cogner une analyse des ratiocinations de ce vieux gourou banal que fut Thomas d'Aquin, qui comme les autres avait la langue bien pendue (et l'assiette bien remplie par d'autres) et s'est consacré à des délires pour justifier "par la raison" ce que les "Ecritures" nous disaient déjà -- sur Dieu et tout le bastringue -- par la révélation. C'est un pur chien de garde, de même que son maître Aristote. Et son Dieu n'est qu'un outil sociologique pour asservir les masses et maintenir un ordre social qui bénéficie à ses maîtres et à lui-même.

On l'étudie encore tout simplement pour des raisons historiques, car il participe de l'évolution de la pensée occidentale au cours des siècles depuis -600 en Ionie, et que cette pensée influença et a été influencée par la situation politique, et finalement l'histoire des peuples et de la planète.]

La raison naturelle, cependant, est déficiente en ce qui concerne les choses de Dieu ; elle peut prouver certaines parties de la foi, mais pas d'autres.

[L'insistance coercitive sur ce genre d'idées par mes parents a rendu fous mes frères et soeur, qui fonctionnent à une fraction de leur potentiel intellectuel depuis des décennies, soit dans l'indignation alcoolisée, soit dans la dérive vers l'occultisme et la magie.]

La raison naturelle peut prouver l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme, mais pas la Trinité, l'Incarnation, et le Jugement dernier. Ce qui peut être démontré est, aussi loin qu'on puisse aller, en accord avec la foi chrétienne, et rien dans la révélation n'est contraire à la raison. Mais il est important de séparer les parties de la foi qui peuvent être prouvées par la raison de celles qui ne le peuvent pas. C'est pourquoi, des quatre livres en lesquels la Somme est divisée, les trois premiers ne font pas appel à la révélation, sauf pour montrer qu'elle est accord avec les conclusions atteintes par la raison ; seulement dans le quatrième livre sont traitées les matières qui ne peuvent pas être connues en dehors de la révélation.

Preuve de l'existence de Dieu

La première étape est de prouver l'existence de Dieu. Certains pensent que ce n'est pas nécessaire, puisque l'existence de Dieu (disent-ils) est évidente par elle-même. Si nous connaissions l'essence de Dieu, cela serait vrai, puisque (comme il est démontré plus loin) en Dieu, l'essence et l'existence sont la même chose. Mais nous ne connaissons pas Son essence, sauf de manière très imparfaite. Les hommes sages en savent plus sur son essence que les ignorants, et les anges en savent encore davantage ; mais aucune créature n'en sait suffisamment pour être capable de déduire l'existence de Dieu de Son essence. Sur ces bases, l'argument ontologique est rejeté.

Il est important de se rappeler que la vérité religieuse qui peut être prouvée peut aussi être connue par la foi. Les preuves sont difficiles et ne peuvent être comprises que par les gens très instruits ; a foi est, elle, nécessaire aussi aux ignorants, aux jeunes, et à ceux qui, à cause de leurs occupations pratiques, n'ont pas le loisir d'apprendre la philosophie. Pour eux, la révélation suffit.

Certains disent que Dieu est seulement connaissable par la foi. Leur argument est le suivant : si les principes d'une démonstration nous devenaient connus à travers l'expérience dérivée de nos sens, comme il est dit dans "Seconds Analytiques" [d'Aristote], quoi que ce soit qui transcende les sens ne peut être prouvé. Cela, cependant, est faux; et même si c'était vrai, Dieu ne pourrait être connu que par Ses effets sensibles.

[Les constructions sémantiques de Russell sont confuses : qui dit "cela est faux" ? Russell ? Aquin ? ou ceux disant que seule la foi permet de connaître Dieu ? -- mais peu importe, avec les ratiocinations d'Aquin on est en plein délire. Cela n'aurait pas d'importance, s'il n'était l'auteur de la doctrine officielle d'une Eglise de 2 milliards d'hommes encore aujourd'hui.]

L'existence de Dieu est prouvée chez Aquin, comme chez Aristote, par l'argument du "unmoved mover" [= "celui qui fait bouger, mais ne bouge pas" ou "celui qui meut, mais n'est pas mû"]. (Mais chez Aristote, l'argument conduit à entre 47 et 55 Dieux.) Il y a des choses qui sont seulement mues, et d'autres qui sont à la fois mues et source de mouvement. Ce qui est mû l'est par quelque chose, et, puisqu'une régression infinie est impossible, nous sommes forcés d'arriver à un moment à quelque chose qui meut sans être mû. Cet "unmoved mover" est Dieu. On pourrait objecter que cet argument fait intervenir l'éternité du mouvement, ce que les catholiques rejettent. Ce serait une erreur : il est valide si on fait l'hypothèse de l'éternité du mouvement, mais est seulement renforcé par l'hypothèse opposée, qui fait intervenir un commencement, et donc une Cause première.

Les cinq preuves de l'existence de Dieu dans la "Somme théologique"

Dans la "Somme théologique", cinq preuves de l'existence de Dieu sont données. Premièrement, par l'argument du "unmoved mover", comme ci-dessus. Deuxièmement, l'argument de la Cause première, qui de nouveau dépend de l'impossibilité d'une régression infinie. Troisièmement, qu'il doit y avoir une source ultime de toute nécessité ; c'est à peu près la même chose que le deuxième argument. Quatrièmement, que nous trouvons diverses perfections dans ce monde, et que celles-ci doivent avoir leur source dans quelque chose de complètement parfait. Cinquièmement, que nous trouvons même des choses sans vie mais avec une utilité ou un but ; ce but doit donc être celui d'un être en dehors de ces choses, puisque seules les êtres vivants peuvent avoir un but interne. [Ce dernier argument est tout à fait circulaire : "il y a des choses inertes qui ont un but, or seuls les êtres vivants ont un but, donc ces choses inertes ont été créées par un être vivant -- qui est Dieu", etc.]

Retour à la "Somme contre les Gentils"

Pour retourner à la "Somme contre les Gentils", ayant prouvé l'existence de Dieu, nous pouvons maintenant dire beaucoup de choses à Son sujet, mais toutes ces choses sont, dans un certain sens, négatives : la nature de Dieu ne nous est connue qu'à travers ce qu'elle n'est pas. Dieu est éternel, puisqu'Il n'est pas mû ; Il ne change pas, puisqu'Il ne contient aucune potentialité passive. David de Dinant (un panthéiste matérialiste du début du XIIIe siècle) s'émerveillait en expliquant que Dieu était la même chose que la matière originelle ; c'est absurde, puisque la matière originelle est pure passivité, et Dieu est pure activité. En Dieu, il n'y a pas de composition, donc Il n'a pas de corps, car les corps ont des parties.

Dieu est Sa propre essence puisque sinon Il ne serait pas simple, mais serait composé d'essence et d'existence. (Ce point est important.) Dans Dieu, l'essence et l'existence sont identiques. Il n'y a pas d'accident en Dieu. Il ne peut être spécifié par aucune différence substantielle ; Il n'appartient à aucun genus ; Il ne peut pas être défini. Mais il ne Lui manque pas l'excellence des genus. Les choses sont par certaines façons comme Dieu, et par d'autres non. Il est plus convenable de dire que les choses sont comme Dieu, plutôt que Dieu est comme les choses.

[Encore des exemples d'auto-suggestion et d'auto lavage de cerveau avec des affirmations aussi péremptoires que délirantes. Et c'est encore à ce jour la doctrine officielle de 2 milliards de gens professant être des croyants appartenant à l'Eglise catholique.

Sans faire de scientisme (le point de vue qui considère que la science sait ou saura tout), il faut reconnaître que la méthode scientifique, issue de la philosophie présocratique non dogmatique, à l'esprit ouvert, et reprise vigoureusement après les scolastiques, est supérieure. C'est la méthode consistant à construire des modèles conformes aux observations, à prédire de nouvelles observations, et à les vérifier ou les infirmer. C'est modeste, c'est pédestre, ce n'est pas la connaissance absolue, mais c'est infiniment plus puissant que les délires de Saint Thomas d'Aquin, qui sont du Aristote réchauffé, qui est lui-même du Platon mélangé à la philosophie de M. Homais.

Noter qu'en science, la notion même d'observation n'est pas dénuée de difficultés. Il semble que les observations elles-mêmes soient déjà des éléments de modèles. Il faut certes qu'une porte soit ouverte ou fermée, mais, quand on creuse un peu la question, il est difficile -- sans même faire référence aux artefacts -- d'attribuer un caractère absolu aux observations. Elles prennent plutôt place dans le cadre de modèles élémentaires que personne ne remet en cause.]

Dieu est bon, et est Sa propre bonté [un exemple de mélange de concept déjà rencontré dans l'Antiquité : "la beauté elle-même est belle"...] ; Il est le bon de tout ce qui est bon. Il est intelligent, et Son acte d'intelligence est Son essence. Il comprend par Son essence, et Se comprend Lui-Même parfaitement. (John Scot Erigène, on se rappelle, pensait autrement.)

Bien qu'il n'y ait pas de partie dans l'intellect divin, Dieu comprend de nombreuses choses. Cela pourrait sembler une difficulté, mais les choses qu'Il comprend n'ont pas d'existence séparée en Lui. Elles n'existent pas non plus par elles-mêmes, contrairement à ce que croyait Platon, car les formes des choses naturelles ne peuvent pas exister et être comprises en dehors de la matière. Néanmoins, Dieu doit comprendre les formes avant de créer.

[On a vu aussi comme Avicenne avait expliqué que l'essence des choses est avant les choses, dans les choses, et après les choses.]

La solution de cette difficulté est comme suit : "The concept of the divine intellect, according as He understands Himself, which concept is His Word, is the likeness not only of God Himself understood, but also of all the things of which the divine essence is the likeness. Accordingly many things can be understood by God, by one intelligible species which is the divine essence, and by one understood intention which is the divine Word." (Summa contra Gentiles, Livre I, Ch. LIII. traduits par les cuistres anglais.)

Chaque forme, en tant qu'elle est quelque chose de positif, est une perfection. L'intellect de Dieu inclut dans Son essence ce qui est propre à chaque chose, en comprenant où elle est comme Lui et où elle en diffère ; par exemple la vie, pas la connaissance, est l'essence d'une plante, et la connaissance, pas l'intellect, est l'essence d'un animal. Ainsi une plante est comme Dieu en ce qu'elle est vivante, mais différente de Lui en ce qu'elle n'a pas de connaissance ; un animal est comme Dieu en ce qu'il a une connaissance, mais différent de Lui en ce qu'il n'a pas d'intellect.

[On voit qu'Aquin distingue :
-- les choses inertes (les cailloux)
-- les plantes : elles ont de la vie, mais ni connaissance ni intellect,
-- les animaux : ils ont la vie, et la connaissance, mais pas l'intellect,
-- les hommes : ils ont la vie, la connaissance et l'intelligence,
-- Dieu : il a tout, et est tout, dans une globalité uniforme et insécable parménidienne (même s'il peut comprendre des choses différentes).

C'est un point de vue médiéval sur la nature, la vie, la flore, la faune, l'humanité et la divinité.

A vrai dire la notion de connaissance et d'intellect (ou les deux notions, si on les distingue) est un axe de recherche au XXIe siècle et sera sans doute profondément renouvelée. On arrivera à une description de la relation entre l'homme et l'univers aussi nouvelle et ébouriffante que l'a été la mécanique quantique en physique au début du XXe siècle.

J’écrivais il y a quelques temps que ce qui caractérise la vie est l’existence d’une représentation au sein même des éléments vivants (non seulement les hommes, mais les animaux évidemment, et même les plantes). Aujourd’hui j’écris que ce qui caractérise les mécanismes biologiques est l’existence d’échanges qui se prêtent à une comptabilité en partie double, même si elle est du type potlatch et non "équilibrée". Eh bien, il y a les deux.

Mais si les mécanismes d’émergence sont un cran au-dessus des maths et de la physique traditionnelles, l’apparition de quelque chose qu’on peut appeler représentation (ou vision, ou conscience) par l’organisme vivant est deux crans au-dessus. ]


C'est toujours par une négation qu'ne créature diffère de Dieu [i.e. toujours par quelque chose qui lui manque].

Dieu comprend toutes les choses au même instant. Sa connaissance n'est pas simplement une familiarité, et elle n'est ni discursive ni argumentative. Dieu est la vérité. (Il faut comprendre cela dans un sens littéral.)

Dieu, les universaux, et les singuliers

Nous arrivons maintenant à une question qui troublait déjà Platon et Aristote. Est-ce que Dieu peut connaître des choses particulières [qu'on appelle aussi en philosophie des "singuliers", par opposition aux "universaux", voir Aristote sur les universaux], ou bien ne connaît-il que les universaux et les vérités générales ? Un chrétien, puisqu'il croît en la Providence, doit soutenir que Dieu connaît les choses particulières ; néanmoins il y a des arguments de poids contre cette vue. Saint Thomas en énumère sept et ensuite s'attache à les réfuter. Les sept arguments sont les suivants :

La singularité étant de la matière portant des signes, rien d'immatériel peut ne peut la connaître (Singularity being signate matter, nothing immaterial can know it.)

Les singuliers n'existent pas toujours, et ne peuvent pas être connus quand ils n'existent pas ; par conséquent ils ne peuvent pas être connus par un être qui ne change pas.

Les singuliers sont contingents, pas nécessaires ; par conséquent il ne peut y avoir de savoir assuré sur eux sauf quand ils existent.

Les singuliers sont dus à la volition, laquelle ne peut être connue que de la personne qui veut.

Les singuliers sont en nombre infini, et l'infini en tant que tel ne peut pas être connu.

Les singuliers sont de trop peu d'importance pour retenir l'attention de Dieu.

Dans certains singuliers il y a le mal, mais Dieu ne peut pas connaître le mal.

Aquin répond que Dieu connaît les singuliers comme leur cause ; qu'Il connaît les choses qui n'existent pas encore, exactement comme un artisan connaît quelque chose qu'il est seulement en train de fabriquer ; qu'Il connaît les contingents futurs, car Il connaît une infinité de choses, bien que nous ne puissions pas en faire autant. Il connaît les choses triviales, car rien n'est totalement trivial, et tout a un peu de noblesse ; sinon Dieu ne connaîtrait que Lui-même. En outre, l'ordre de l'univers est très noble, et ceci ne peut pas être connu sans connaître même ses parties triviales. Finalement, Dieu connaît les choses mauvaises, car connaissant tout ce qui est bon on connaît automatiquement son complément.

Dans Dieu il y a une Volonté ; Sa Volonté est Son essence, et son principal objet est l'essence divine. En se voulant Lui-même, Dieu veut aussi d'autres choses, car Dieu est le but de toutes choses. Il veut même les choses qui ne sont pas encore. Il veut Son propre être et Sa bonté, mais les autres choses, bien qu'Il les veuille, il ne le veut pas nécessairement. Il y a du libre-arbitre en Dieu ; une raison peut être assignée à Sa volition, mais pas une cause. Il ne peut pas vouloir des choses impossibles par elles-mêmes ; par exemple, Il ne peut pas rendre une contradiction correcte. L'exemple proposé par le saint pour montrer quelque chose au-delà même du pouvoir divin n'est pas le plus convaincant : il dit, en effet, que Dieu n'a pas le pouvoir de transformer un homme en âne.

Dans Dieu il y a les délices, la joie et l'amour ; Dieu ne haït rien, et possède les vertus actives et contemplatives. Il est heureux, et Il est son propre bonheur.

Les créatures

Nous en arrivons maintenant (dans le Livre II) aux considérations sur les créatures. C'est utile pour réfuter les erreurs contre Dieu [c'est toujours Aquin que Russell fait parler]. Dieu a créé le monde à partir de rien, contrairement à l'opinion des Anciens. Tout d'abord le sujet des choses que Dieu ne peut pas faire est à nouveau abordé. Il ne peut pas être un corps, ou changer Lui-même ; Il ne peut pas se tromper ; Il ne peut pas être las, ou oublieux, ou repentant, ou en colère ou triste ; Il ne peut pas faire que l'homme n'ait pas d'âme, ou faire que la somme des angles d'un triangle soit différente de deux angles droits. Il ne peut pas défaire le passé, commettre des péchés, créer un autre Dieu, ou faire qu'Il n'existe pas.

Le sujet principal du livre II est l'âme de l'homme. Toutes les substances intellectuelles sont immatérielles et incorruptibles ; les anges n'ont pas de corps, mais dans l'homme l'âme est associée au corps. Elle est la forme du corps, comme dans Aristote. Il n'y a pas trois âmes dans l'homme, mais une seule. Toute l'âme est présente entièrement dans chaque partie du corps. Les âmes des animaux, contrairement à celles des hommes, ne sont pas immortelles.

[On se rappelle que c'est un point de désaccord entre les Averroïstes et les Aquiniens : les premiers considèrent que l'âme de l'homme est mortelle, seule l'intellect ne l'est pas ; les seconds considèrent que l'âme de l'homme est immortelle.]

L'intellect est une partie de l'âme de chaque homme ; il n'y a pas, contrairement à ce que prétendait Averroès, seulement l'intellect dans lequel participent divers hommes. L'âme n'est pas transmise par le sperme, mais est créée à nouveau dans chaque homme. Il y a, il est vrai, une difficulté : quand un homme est né en dehors du mariage, il semble que cela rende Dieu complice d'un adultère. Cette objection est cependant spécieuse. (Il y une objection grave, qui troublait Saint Augustin, est qui concerne la transmission du péché originel. C'est l'âme qui pèche, et si l'âme n'est pas transmise, mais créée à nouveau, comment peut-elle hériter du péché d'Adam ? La discussion d'Aquin évite cette question.)

Le problème des universaux

En relation avec l'intellect, le problème des universaux est discuté. La position de Saint Thomas est celle d'Aristote. Les universaux ne survivent pas en dehors de l'âme ; mais l'intellect, en comprenant les universaux, comprend des choses qui sont en dehors de l'âme.

Le livre III

Le livre III porte principalement sur des questions d'éthique. Le mal n'est pas intentionnel, pas une essence, et a une cause accidentelle qui est bien. Toutes les choses tendent à être comme Dieu, qui est la Fin de toutes choses. Le bonheur humain ne consiste pas en les plaisirs de la chair, les honneurs, la gloire, la richesse, les pouvoirs terrestres, ou les bienfaits du corps, et n'est pas situé dans les sens. Le bonheur ultime de l'homme ne consiste pas en des actes de vertu morale, car ceux-ci sont des moyens ; il consiste en la contemplation de Dieu. Mais la connaissance de Dieu qu'a la majorité des gens ne suffit pas ; ni la connaissance de Lui qu'on peut atteindre par des preuves ; ni même la connaissance atteinte par la foi. Dans cette vie, nous ne pouvons pas voir Dieu dans Son essence, ou atteindre le bonheur ultime ; mais dans l'au-delà nous le verrons en face à face. (Pas dans un sens littéral, sommes-nous informés, car Dieu n'a pas de face.) Ceci se déroulera, non par notre pouvoir naturel, mais par la lumière divine ; et même là, nous ne Le verrons pas totalement. Par cette vision, nous deviendrons partie intégrante de la vie éternelle, c'est-à-dire la vie en dehors du temps.

La providence divine n'exclut pas le mal, la contingence, le libre-arbitre, le hasard et la chance. Le mal est le produit de causes indirectes, comme dans le cas d'un artiste qui a de mauvais pinceaux.

Les anges ne sont pas tous égaux ; il y a un ordre parmi eux. Chaque ange est le seul spécimen de son espèce, car, puisque les anges n'ont pas de corps, ils ne peuvent être distincts qu'à travers des différences spécifiques, pas par des différences de position dans l'espace.

L'astrologie est à rejeter, pour les raisons habituelles. En réponse à la question "Y a-t-il une telle chose que le destin ?" Aquin répond que nous pourrions donner le nom de "destin" à l'ordre imprimé par la providence, mais il est plus sage de ne pas le faire, car "destin" est un mot païen. Cela conduit à un raisonnement selon lequel la prière est utile bien que la Providence ne puisse être changée. (Je n'ai pas réussi à suivre ce raisonnement.) Dieu accomplit parfois des miracles, mais personne d'autre ne peut en faire. La magie, cependant, est possible avec l'aide des démons ; ce n'est pas réellement miraculeux, et ne se déroule pas avec l'aide des étoiles.

La loi divine nous enjoint d'aimer Dieu ; et aussi, à un moindre degré, notre voisin. Elle interdit la fornication, car le père doit rester avec la mère tandis que les enfants sont en cours d'élevage. Elle interdit le contrôle des naissances, car c'est contraire à la nature ; elle n'interdit pas, cependant, sur ce sujet là le célibat toute la vie. Le mariage doit être indissoluble, car le père est nécessaire dans l'éducation des enfants, d'une part car il est plus rationnel que la mère, et car il a plus de force physique quand il faut administrer une punition. Tous les actes sexuels ne sont pas des péchés, puisque la nature en a besoin ; mais penser que l'état marié est aussi bien que la chasteté est tomber dans l'hérésie de Jovinien. Il faut une monogamie stricte ; la polygynie [= polygamie] est injuste pour les femmes, et la polyandrie rend le lien de paternité incertain. L'inceste doit être interdit car il complique la vie de famille. Contre l'inceste entre frère et soeur il y a un argument curieux : c'est que l'amour entre mari et sa femme, ajouté à l'amour entre frère et soeur, rendra l'attraction mutuelle si forte, que cela conduira à rapports sexuels trop fréquents.

Tous ces arguments sur l'éthique sexuelle, il faut observer, reposent sur des considérations purement rationnelles, pas sur des commandements divins ou des interdictions divines. Ici, comme dans tous les trois premiers livres, Aquin est heureux, à la fin d'une démonstration, de citer des textes montrant que la raison l'a conduit à une conclusion en harmonie avec ce que disent les Ecritures, mais il ne fait pas appel à leur autorité avant d'avoir atteint ses conclusions par la raison.

Il y a une discussion particulièrement vivante et intéressante de la pauvreté volontaire, qui, comme on peut s'y attendre, parvient à une conclusion en harmonie avec les principes des ordres mendiants, mais qui expose les objections avec une force et un réalisme tels que l'on comprend que ce sont les objections qu'il a réellement entendues exprimées par le clergé séculier.

Péché, prédestination et élection

Ensuite il passe au péché, à la prédestination, et l'élection, trois sujets sur lesquels ses vues sont dans l'ensemble celles d'Augustin. En commettant un péché mortel un homme abandonne définitivement sa possibilité d'accéder à la félicité éternelle [après éventuellement une période de purgatoire -- vérifier si le concept de purgatoire avait déjà été introduit au XIIIe siècle, j'ai un doute], et donc sa rétribution est la punition éternelle. Aucun homme ne peut être libéré du péché sauf par la grâce ; cependant le pécheur doit être blâmé s'il n'est pas converti. L'homme a besoin de la grâce pour persévérer dans le bien, mais personne ne peut mériter l'assistance divine. Dieu n'est pas la cause du péché, mais Il laisse certains hommes dans le péché, tandis qu'Il en délivre d'autres. En ce qui concerne la prédestination, Saint Thomas semble soutenir, comme Saint Augustin, qu'aucune raison ne peut être donnée pour expliquer que certains sont élus et iront au paradis, tandis que d'autres sont laissés des réprouvés et iront en enfer. Il maintient aussi qu'aucun homme ne peut entrer au paradis s'il n'a pas été baptisé. C'est un des points qui ne peut pas être prouvé par la raison seule ; c'est révélé dans Jean III, 5 ("Jésus répondit, en vérité, en vérité, je te le dis, sauf si un homme est né à nouveau de l'eau et du Saint Esprit, il ne peut pas accéder au royaume des cieux.")

Livre IV

Le quatrième livre porte sur la Trinité, l'Incarnation, la suprématie du pape, les sacrements, et la résurrection du corps. Dans l'ensemble, il s'adresse aux théologiens plutôt qu'aux philosophes, par conséquent je vais le traiter seulement brièvement.

Il y a trois façons de connaître Dieu : par la raison, par la révélation, et par l'intuition des choses connues précédemment seulement par la révélation. De la troisième façon, cependant, il ne dit presque rien. Un écrivain ayant un penchant pour le mysticisme en aurait dit davantage sur cette troisième façon que sur chacun des deux autres, mais le tempérament d'Aquin est plutôt ratiocinateur que mystique.

L'Eglise grecque est blâmée car elle nie la double procession de l'Esprit Saint, et la suprématie du pape. Nous sommes prévenus que, bien le Christ ait été conçu par l'Esprit-Saint, nous ne devons pas en déduire qu'Il est le fils du Saint Esprit au sens de la chair.

Les sacrements sont valides mêmes quand ils sont administrés par des ministres du culte dévoyés. C'était un point important de la doctrine de l'Eglise. De nombreux prêtres vivaient dans le péché mortel, et les gens pieux craignaient que de tels prêtres dévoyés ne pussent administrer des sacrements valides. C'était des préoccupations gênantes ; [ne sachant pas si les sacrements reçus étaient homologués] personne ne pouvait ensuite savoir s'il était réellement marié, ou s'il avait dûment reçu l'absolution. Cela encouragea l'hérésie et le schisme, puisque les gens avec une inclination puritaine cherchèrent à mettre en place un clergé dont la vertu était irréprochable. L'Eglise, par conséquent, fut contrainte d'affirmer avec beaucoup d'insistance que le péché d'un prêtre n'altérait pas la validité des sacrements qu'il administrait, autrement dit ne l'empêchait pas d'exercer ses fonctions.

La résurrection du corps

Un des dernières questions discutées est la résurrection des corps. Ici, comme ailleurs, Aquin expose avec honnêteté les arguments de part et d'autre, et en particulier ceux opposés à la position orthodoxe. L'un d'entre eux présente, à première vue, de grandes difficultés [pour la position orthodoxe]. Qu'adviendra-t-il, demande le Saint, à un homme qui n'a jamais, au cours de sa vie, mangé autre chose que de la chair humaine, et dont les parents firent pareil ? Il serait injuste pour ses victimes qu'elles soient privées de leur corps au jour du jugement dernier à la suite de sa gloutonnerie ; et pourtant, alors, que restera-t-il pour fabriquer son corps ; je suis heureux de dire que cette difficulté, qui peut sembler à première vue insurmontable, est résolue triomphalement. L'identité du corps, souligne Saint Thomas, ne dépend pas de la persistance des mêmes particules matérielles ; durant sa vie, par le processus d'alimentation et de digestion, la matière composant le corps est perpétuellement renouvelée. Le cannibale peut, par conséquent, recevoir son propre corps lors de la résurrection, même s'il n'est pas composé de la même matière que celle qui composait son corps à sa mort. Avec cette observation réconfortante nous pouvons achever notre résumé de la "Somme contre les Gentils".

La philosophie d'Aquin

Dans ses grandes lignes, la philosophie d'Aquin est en accord avec celle d'Aristote, et sera acceptée ou rejetée par le lecteur selon qu'il accepte ou rejette celle du Stagirite. L'originalité d'Aquin apparaît dans son adaptation d'Aristote aux dogmes chrétiens, avec un minimum d'altération de son modèle. A son époque Aquin était considéré comme un innovateur audacieux ; même après sa mort nombre de ses doctrines furent condamnées par les universités de Paris et d'Oxford.

Il fut encore plus remarquable pour son systématisme que pour son originalité. Même si chacune de ses doctrines sans exception est erronée, la Somme reste un imposant édifice intellectuel. Quand il souhaite réfuter une doctrine, il commence par l'exposer, souvent avec une grande force, et presque toujours en tentant d'être juste. La clarté et le caractère incisif avec lesquels il distingue les arguments dérivés de la raison de ceux provenant de la révélation sont admirables. Il connaît bien Aristote, et le comprend parfaitement, ce qui ne peut être dit d'aucun des penseurs catholiques précédents.

Ces mérites, cependant, sont tout à fait insuffisants pour justifier son immense réputation. L'appel à la raison est, en un sens, insincère, puisque les conclusions à atteindre sont fixées à l'avance. Prenez, par exemple, l'indissolubilité du mariage. Elle est défendue par le fait que le père est utile dans l'éducation des enfants, (a) car il est plus rationnel que la mère, (b) car, étant plus fort, il est mieux à même d'infliger des punitions corporelles. Un éducateur moderne pourrait rétorquer (a) qu'il n'y a pas d'évidence démontrant que les hommes sont en général plus rationnels que les femmes, (b) que la sorte de punition qui nécessite une grande force physique est tout à fait indésirable dans l'éducation. [Il faut noter que Russell a totalement raté l'éducation de son fils aîné, John, au point que ce dernier a dû parfois être interné, et que Russell et sa quatrième femme se sont occupées des enfants de John ; que Russell a eu des rapports plutôt difficiles avec son deuxième fils, Conrad ; avec sa fille, Kate, sans être très satisfaisant, ce fut mieux.] Il pourrait continuer en soulignant que les pères, dans le monde moderne, jouent un rôle faible dans l'éducation. Mais aucun partisan de Saint Thomas accepterait sur la base de ces contre-arguments de cesser de croire en la monogamie tout au long de la vie, parce que les vraies raisons de ses convictions ne sont pas celles prétendues [mais le simple fait que c'est recommandé dans les Ecritures -- même si ce n'est pratiqué par presque personne, à commencer pas par le clergé, cf. un saint jésuite chilien récent (en été 2019) qui forçait ses amantes à avorter...]

Ou bien prenez les arguments soi-disant prouvant l'existence de Dieu. Tous, sauf celui sur la téléologie dans les choses inertes, dépendent de l'impossibilité supposée d'avoir une suite d'items sans début. N'importe quel mathématicien sait que cette impossibilité n'existe pas ; la suite des nombres négatifs s'achevant vers la droite par -1 mais sans fin vers la gauche est un exemple de suite sans début [Russell a raison de contrer Aquin, mais tort d'utiliser l' "existence" de la suite des nombres négatifs, car celle-ci n'a pas d' "existence" particulière, et l'argument de Russell est en fait du type : il y a des suites infinies sans début, car il y a des suites infinies sans début ; ou si l'on préfère : on ne peut pas rejeter les suites sans début, car on peut y penser -- un argument à la Parménide...].

Mais là encore, aucun catholique n'abandonnera sa croyance en Dieu, mais s'il se convainc que les "arguments rationnels" de Saint Thomas sont mauvais ; il inventera d'autres arguments, ou se réfugiera dans la révélation [c'était effectivement le cas de ma mère, qui était croyante, et qu'il n'y avait pas moyen de raisonner ; elle argumentait, Dieu ait son âme, avec une mauvaise foi ratiocinatrice, comme les pires communistes entre 1930 et 1960].

L'affirmation que l'essence de Dieu est la même chose que son existence, que Dieu est Sa propre bonté, Son propre pouvoir, et ainsi de suite, suggère une confusion, rencontrée déjà chez Platon, mais qu'Aristote était supposé avoir évité, entre la manière d'être des particuliers et la manière d'être des universaux [c'est la confusion de Platon qui consiste à dire que "la beauté est belle" ; beauté est un universel qui caractérise des particuliers, mais qui ne caractérise pas des universels, et donc qui ne caractérise pas elle-même].

L'essence de Dieu, on peut supposer, est de la nature d'un universel, tandis que Son existence ne l'est pas. Il n'est pas aisé d'exposer cette difficulté de manière satisfaisante, puisqu'elle prend place dans un système logique qui n'est plus accepté [les particuliers et les universaux, les caractères des particuliers (la beauté, qui devient un universel), et les caractères des universaux]. Mais cela montre clairement une sorte de confusion syntactique, sans laquelle l'argumentation en faveur de Dieu perdrait de sa plausibilité.

Il y a peu de l'esprit réellement philosophique chez Aquin [c'est une remarque importante, qui s'applique à la plupart des scolastiques]. Contrairement au Socrate de Platon, il n'est pas disposé à aller où que le conduise sa réflexion. Il n'est pas engagé dans une recherche, dont le résultat est impossible à connaître à l'avance. Avant de commencer à philosopher, il connaît déjà la vérité ; elle est exposée dans la foi catholique. S'il peut trouver des arguments soi-disant rationnels pour certaines parties de sa foi, c'est d'autant mieux ; s'il ne peut pas, il se retourne alors vers la révélation.

La construction d'arguments pour une conclusion décidée à l'avance n'est pas de la philosophie, mais une forme particulière de plaidoirie. Je ne peux par conséquent pas considérer qu'il mérite d'être placé au même niveau que les meilleurs philosophes que ce soit de la Grèce antique ou de l'époque moderne.