HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.1.10 : PROTAGORAS

Athènes dans le deuxième moitié du Ve siècle, lutte entre les familles aristocratiques et le peuple

Les grands systèmes présocratiques que nous avons considérés jusqu'à présent étaient confrontés dans la deuxième moitié du Ve siècle av JC à un mouvement de scepticisme, dont le personnage le plus important était Protagoras, le chef de file des Sophistes. Le mot "Sophiste" à l'origine n'avait pas de connotation négative ; il signifiait à peu près ce que signifie notre mot "professeur" [σοφία (sophia) en grec veut dire "sagesse"]. Un Sophiste était un homme qui gagnait sa vie en enseignant aux jeunes gens certaines choses qui leur seraient, estimait-on, utiles dans la vie pratique. Comme l'Etat ne prenait pas en charge l'éducation, les Sophistes n'enseignaient qu'à ceux qui personnellement ou dont les familles avaient les moyens. Cela créait naturellement un biais de classe, qui fut encore accentué par les circonstances politiques de la fin du siècle.

A Athènes comme dans de nombreuses autres cités grecques, la démocratie triomphait, mais rien n'avait été fait pour diminuer la richesse des membres des vieilles familles aristocratiques. C'était, globalement parlant, les riches qui portaient tout ce qui représente pour nous aujourd'hui la culture hellénique : ils avaient l'éducation et les loisirs ; les voyages avaient atténué leurs préjugés traditionnels ; et le temps qu'ils passaient en discussion avait affûté leur esprit. Ce qui était appelé démocratie à l'époque à Athènes ne concerait pas l'institution de l'esclavage, qui permettait aux riches de jouir de leurs possessions et moyens sans avoir à oppresser [avec des impôts par exemple] les citoyens libres.

Dans de nombreuses cités, cependant, et particulièrement à Athènes, les citoyens les plus pauvres avaient vis-à-vis des riches une double hostilité, celle liée à l'envie et celle liée au traditionalisme. Les pauvres jugeaient, souvent à juste titre, que les riches étaient immoraux et impies ; les riches, pensaient-ils, bousculaient les anciennes croyances, et voulaient sans doute empêcher la démocratie de se développer. C'est ainsi que la démocratie politique fut associée avec le conservatisme culturel, tandis que les innovateurs culturels [les classes aisées] tendaient à être des réactionnaires en politique. C'est plus ou moins la situation qui existe dans l'Amérique moderne, où Tammany, en tant qu'organisation essentiellement catholique, défend la théologie traditionnelle et les dogmes éthiques contre les assauts de l'ouverture d'esprit. Mais ceux culturellement avancés sont plus faibles politiquement en Amérique qu'ils n'étaient à Athènes, car en Amérique ils n'ont pas fait cause commune avec la ploutocratie. Il y a, toutefois, une classe importante et hautement éduquée qui est soucieuse de la défense de la ploutocratie, c'est celle des avocats d'affaires. A plusieurs égards, leurs fonctions sont similaires à celles remplies à Athènes par les Sophistes.

La démocratie athénienne, bien qu'elle eût la grave limitation de ne pas inclure les esclaves et les femmes, était par certains aspects plus démocratique que les systèmes démocratiques modernes. Les juges et la plupart des fonctionnaires chargés de responsabilités étaient choisis par tirage au sort, comme nos jurés dans les tribunaux, et ils avaient les préjugés et l'amateurisme caractéristiques des citoyens moyens. En général, il y avait un grand nombre de juges pour entendre chaque cas. Le plaignant et le défendant, ou le procureur et l'accusé, apparaissaient en personne, pas par l'intermédiaire d'avocats professionnels. Naturellement, le succès ou l'échec dépendait largement des talents oratoires pour en appeler aux préjugés populaires. Bien qu'un homme dût prononcer lui-même sa plaidoirie, il pouvait louer les talents d'un expert pour écrire son discours à sa place, ou, comme beaucoup préféraient, il pouvait payer pour qu'on lui donne des instructions sur l'art de se défendre dans un tribunal. C'était cet art que les Sophistes étaient supposés enseigner.

L'âge de Périclès est analogue, dans l'histoire d'Athènes, à l'âge victorien dans l'histoire de l'Angleterre. Athènes était riche et puissante, pas secouée par les guerres, et possédait une constitution démocratique administrée par les aristocrates. Comme nous l'avons vu, quand nous avons étudié Anaxagore, une opposition démocratique à Périclès avait progressivement gagné en force, et avait commencé à attaquer ses amis l'un après l'autre. La guerre du Péloponnèse éclata en -431 (elle s'acheva en -404 avec la défaite totale d'Athènes) ; Athènes comme d'autres villes était ravagée par la peste ; la population, qui était monté à 230 000 habitants (y compris les esclaves), avait beaucoup diminué, et ne remonta jamais à son niveau maximum (Bury, History of Greece, I, p. 444). Périclès lui-même, en -430, fut chassé de son poste de général de la cité et mis à l'amende pour misappropriation d'argent public, mais il fut rapidement rappelé au pouvoir. Ses deux fils légitimes moururent de la peste, et lui-même aussi l'année suivante (-429). Phidias et Anaxagore furent condamnés ; Aspasie fut poursuivie pour impiété et pour tenir une maison créant le désordre [une érudite mère maquerelle], mais acquittée.

Dans une telle communauté, il était naturel que les hommes qui étaient l'objet de la vindicte des politiciens démocrates fussent à la recherche de personnes aux talents divinatoires ou d'investigation. Car Athènes, bien que versée dans la persécution, était à un égard moins illibérale que l'Amérique moderne, puisque ceux qui étaient accusés d'impiété et de corrompre la jeunesse avaient le droit d'assurer leur propre défense [R. parle de lui-même en Amérique du début des années 40, quand il était l'objet d'attaques violentes de la part des ligues de vertu].

Cela explique la popularité des Sophistes avec une classe sociale et leur impopularité avec une autre. Mais dans leur esprit ils servaient des intérêts plus impersonnels, et il est clair que beaucoup étaient réellement préoccupés de philosophie. Platon s'est employé à les caricaturer et les vilipender, mais ils ne faut pas les juger par ces polémiques. Dans une de ses veines légères, prenez le passage suivant de l'Euthydème, dans lequel deux Sophistes, Dionysore et Euthydème, s'amusent à semer la confusion dans l'esprit d'une personne simplette nommée Clésippe. Dionysodore commence :
-- Tu dis que tu as un chien ?
-- Oui, un mauvais chien, répond Clésippe.
-- Et il a des chiots ?
-- Oui, et ils lui ressemblent beaucoup.
-- Et le chien est bien leur père ?
-- Oui, dit-il, je les ai certainement vus, lui et leur mère, aller ensemble.
-- Et n'est-il pas à toi ?
-- C'est sûr, il est à moi.
-- Alors, c'est un père, et il est à toi ; ergo c'est ton père, et les chiots sont tes frères.

Dans une veine plus sérieuse, prenez le dialogue intitulé "Le Sophiste". C'est une discussion logique de ce qu'est une définition, qui utilise le sophiste comme illustration. Ce qui nous concerne ici n'est pas sa logique ; la seule chose que je veuille mentionner sur ce dialogue est sa conclusion finale :

"He, then, who traces the pedigree of his (the Sophist's) art as follows--who, belonging to the conscious or dissembling section of the art of causing self-contradiction, is an imitator of appearance, and is separated from the class of phantastic which is a branch of image-making into that further division of creation, the juggling of words, a creation human, and not divine--any one who affirms the real Sophist to be of this blood and lineage will say the very truth." [encore un exemple de traduction amphigourique, par Cornford, pour "faire ancien" !!!]

Il y a une histoire sur Protagoras, sans doute apocryphe, qui illustre le lien dans l'imaginaire populaire entre la justice et les Sophistes [et l'esprit tordu de ces derniers]. Elle raconte qu'il enseignait à un jeune homme l'art de la plaidoirie et qu'il avait été convenu qu'il recevrait ses honoraires si le jeune homme gagnait son premier procès, mais pas dans le cas contraire. Or le premier procès du jeune homme fut un procès fait contre lui par Protagoras pour toucher ses honoraires... [Où l'on voit que Protagoras ne pouvait que gagner sinon son procès, du moins ses honoraires.]

Il est temps, maintenant, de quitter ces préliminaires et de voir ce que l'on sait réellement de Protagoras.

Biographie de Protagoras (-481, -411). "L'homme est la mesure de toute chose"

Protagoras (appelé plus rarement Protagore) était né vers -481 à Abdère au nord de la Grèce continentale, dans la ville où est né aussi Démocrite une vingtaine d'années après Protagoras, et où Démocrite revint vivre après ses voyages. Protagoras visita deux fois Athènes, sa deuxième visite ayant eu lieu au plus tard en -432.

Il fit un code de lois pour la ville de Thourioi en -444/443.


Thourioi (écrit aussi Thurii), Grande-Grèce

Il y a une tradition selon laquelle il fut poursuivi pour impiété, mais cela semble faux, en dépit du fait qu'il écrivit un livre "Sur les Dieux", qui commence par : "En ce qui concerne les dieux, je ne peux pas être sûr ni qu'ils existent ni qu'ils n'existent pas, ni quelle figure ils pourraient avoir ; car il y a beaucoup de choses qui empêchent la connaissance assurée, l'obscurité qui enveloppe le sujet et la brièveté de la vie humaine."

Sa seconde visite à Athènes est décrite sur un ton plutôt satirique dans le dialogue de Platon intitulé "Protagoras", tandis que ses doctrines sont discutées sérieusement dans le "Théétète" [Théétète était un condisciple de Platon auprès de Socrate].

On a surtout retenu de Protagoras sa phrase "L'homme est la mesure de toute chose, des choses qui ont la caractéristique d'être, autant que de celles qui ont la caractéristique de n'être pas". Cette phrase [dont la deuxième partie est un peu cryptique] est généralement interprétée comme voulant dire ceci : chaque homme voit toute chose de son point de vue, et, quand les hommes diffèrent, il n'y a pas de vérité objective en vertu de laquelle l'un dirait vrai et l'autre se tromperait. Cette doctrine est essentiellement sceptique, et s'appuie vraisemblablement sur l'idée que "nos sens sont trompeurs."

L'un des trois fondateurs du pragmatisme, F.C.S. Schiller (1864-1937, philosophe britannique d'origine allemande. Ne pas confondre avec le poète allemand Friedrich von Schiller (1759-1805)), avait l'habitude de se présenter comme un disciple de Protagoras. C'était, je pense, parce que Platon, dans un passage du Théétète où il se fait l'interprète de Protagoras, suggère qu'une opinion peut être meilleure qu'une autre, mais qu'elle ne peut pas être plus vraie. Par exemple, quand un homme a la jaunisse tout lui parlait jaune. Cela n'a pas de sens de dire que les choses en réalité ne sont pas jaunes, mais sont de la couleur avec laquelle elles apparaissent à un homme en bonne santé. Nous pouvons dire en revanche que puisqu'être en bonne santé est plus souhaitable que d'être malade, l'opinion d'un homme sain et meilleure que celle d'un homme souffrant de jaunisse. Ce point de vue est évidemment celui du pragmatisme.

Scepticisme, relativisme et défense de la tradition

Quand on ne croit pas à une vérité objective, la vérité devient l'opinion de la majorité, qui est alors dans la pratique l'arbitre de ce qu'il faut croire et ne pas croire. C'est pourquoi Protagoras fut conduit à défendre la loi, les conventions et la moralité traditionnelle. Bien qu'il ne fût par sûr, comme nous avons vu, que les dieux existassent, il était sûr qu'il fallait les vénérer. Ce point de vue est manifestement le bon pour un homme dont le scepticisme provient d'une base théorique, et est complet et logique.

Protagoras passa sa vie adulte dans une sorte de perpétuelle tournée de conférences ou leçons dans toutes les villes de Grèce, enseignant, moyennant paiement, "quiconque désirait l'efficacité pratique et une culture mentale supérieure" (Eduard Zeller, " Outlines of the History of Greek Philosophy", p. 1299). Platon avait des objections, avec un peu de snobisme selon un esprit moderne, sur la pratique des Sophistes de se faire payer pour leurs leçons. Platon lui-même avait des sources privées de revenus tout à fait confortables, et était apparemment incapable de comprendre les nécessités de ceux qui n'avaient pas sa chance. Il est surprenant que des professeurs de l'époque moderne, qui ne voient pas de raison de refuser un salaire, ont si fréquemment répété les principes de Platon.

[R. parle de lui, qui comme Protagoras, faisait payer ses conférences aux Etats-Unis. Il y était l'objet d'attaques virulentes des ligues de vertu, et elles ont réussi à l'empêcher d'enseigner dans des universités. Il a traversé, pendant un an ou deux, autour de 1940, avec sa troisième femme, Patricia Spence, qui avait 38 ans de moins que lui, et lui servait aussi d'assistante de recherche pour l'ouvrage qu'on est en train de lire, une période où il vécut à Chicago, puis à Los Angeles, puis à Philadelphie, et était très pauvre, et allait parfois donner une conférence en n'achetant que le billet de train aller ; il achetait le billet de retour avec une partie de l'argent qu'on lui avait payé à la fin de sa conférence.]

Les Sophistes ne fondèrent pas d'école

Il y avait, toutefois, un autre point sur lequel les Sophistes différaient de la plupart des philosophes qui étaient leurs contemporains. Il était habituel, sauf parmi les Sophistes, pour un professeur de fonder une école, qui avait quelques aspects d'une fraternité [au sens de groupe de jeunes gens ayant décidé de vivre ensemble, selon certains principes et modes de vie] ; il y avait plus ou moins de vie commune, il y avait souvent quelque chose d'analogue à la règle monastique, et il y avait habituellement une doctrine ésotérique, qui était tenue cachée du public. Tout cela était naturel là où la philosophie était la fille de l'Orphisme.

Parmi les Sophistes, il n'y avait rien de tout cela. Ce qu'ils avaient à enseigner n'étaient pas, selon eux, connecté à la religion ou à la vertu. Ils enseignaient l'art du débat d'idées, et autant de connaissances qu'il était nécessaire pour pratiquer cet art. Généralement parlant, ils étaient préparés, comme les avocats modernes, à montrer comment argumenter pour ou contre n'importe quelle opinion, et ne se souciaient pas de défendre leurs propres conclusions. Ceux pour qui la philosophie était un mode de vie, très proche de la religion, étaient naturellement choqués ; à leurs yeux, les Sophistes apparaissaient frivoles et immoraux.

Haine suscitée par les Sophistes

Jusqu'à un certain point -- bien qu'il soit impossible de dire jusqu'à quel point -- la haine dont les Sophistes furent l'objet, pas seulement de la part du public en général, mais de Platon et des philosophes qui vinrent après lui, était due à leurs mérites intellectuels. La poursuite de la vérité, quand elle est conduite honnêtement, doit ignorer les considérations morales ; nous ne pouvons pas savoir à l'avance si la vérité qu'on atteindra s'avèrera conforme à ce qui est considéré comme édifiant dans une société donnée. Les Sophistes étaient prêts à suivre une argumentation où qu'elle puisse mèner. Souvent elle les mena au scepticisme.

L'un d'eux, Gorgias, maintenait que rien n'existe ; que si quelque chose existe, on ne pouvait pas le savoir ; et même si on fait l'hypothèse que l'existence de quelque chose était connue par une personne, elle ne pourrait jamais la communiquer à d'autres. Nous ne savons pas quels étaient ses arguments, mais je peux facilement imaginer qu'ils avaient une telle force logique qu'ils contraignirent ses adversaires à se réfugier dans l'édification.

Platon et les autres philosophes qui cherchent à arriver à des conclusions moralement convenables

Platon est toujours soucieux de soutenir des vues qui feront que les gens tendent à être vertueux selon ses conceptions ; il est la plupart du temps intellectuellement malhonnête, car il s'autorise à juger des doctrines par leurs conséquences sociales. Et même là, il est malhonnête ; il prétend suivre une argumentation logique et juger purement selon des standards théoriques, quand en réalité il tord la discussion afin de parvenir à un résultat vertueux selon ses vues [résultat qu'il a établi à l'avance en fonction de ses convictions éthiques et morales]..

Il a introduit ce vice dans la philosophie, et celui-ci y est toujours resté. C'était probablement pour une grande part à cause de son hostilité envers les Sophistes que Platon a donné ce caractère à ses dialogues. L'un des défauts de tous les philosophes après Platon est que leurs investigations dans l'éthique partent de l'hypothèse qu'ils savent déjà quelles conclusions il faut atteindre.

Il semble qu'il y ait eu des hommes, à Athènes à la fin du Ve siècle, qui enseignaient des doctrines politiques qui semblaient immorales à leurs contemporains, et le semblent encore aux nations démocratiques à notre époque. Thrasymaque [un Sophiste né vers -460], dans le premier livre de La République, soutient qu'il n'y a pas de justice sauf celle qui défend les intérêts du plus fort ; les lois sont faites par les gouvernements pour leur propre avantage ; et il n'y a pas de standards impersonnels (i.e. neutres) auxquels se référer dans une compétition pour le pouvoir. Calliclès, d'après Platon (dans Le Gorgias), soutenait une doctrine similaire. La loi de la nature, disait-il, est la loi du plus fort ; mais par commodité les hommes ont établi des institutions et des préceptes moraux pour restreindre le pouvoir des plus forts. De telles doctrines ont gagné une beaucoup plus grande acceptation à notre époque qu'elles n'ont eu dans l'Antiquité. Et quoi qu'on puisse en penser, elles ne caractérisent pas seulement les Sophistes.

Histoire d'Athènes au Ve siècle av JC

Durant le Ve siècle -- quelle qu'ait été la part de responsabilité des Sophistes dans cette évolution -- il y a eu à Athènes une transformation depuis une certaine forme de simplicité austère et puritaine vers un cynisme à l'esprit rapide et cruel en conflit avec la défense, avec un esprit plus lent mais tout aussi cruel, de l'orthodoxie en train de s'effondrer. Au début du siècle Athènes avait pris la position de leader dans la défense des cités ioniennes contre les Perses, culminant avec la victoire de Marathon en -490. A la fin du siècle Athènes était défaite par Sparte en -404 ; Socrate était condamné à mort et buvait la ciguë en -399. Après cette époque Athènes cessa d'être politiquement importante, mais elle avait acquis une suprématie culturelle incontestée, qu'elle conserva jusqu'à la victoire de la chrétienté. [On a vu que c'est Justinien (482-565) qui au VIe siècle après JC ferma définitivement l'Académie de Platon.]

Une certaine connaissance de l'histoire d'Athènes au Ve siècle avant JC est essentielle pour comprendre Platon (-428, -348) et tous ceux qui vinrent après lui [dont Aristote (-384, -322)]. Dans la première guerre médique [guerre médique = guerre contre les Perses], la gloire revint principalement aux Athéniens, grâce à la victoire décisive à Marathon.

Emplacement de Marathon Socrate buvant la ciguë, tableau de Jacques-Louis David

Dans la seconde guerre médique, dix ans plus tard, les Athéniens étaient toujours les meilleurs sur mer, mais sur terre la victoire fut principalement due aux Spartiates, qui étaient les leaders reconnus du monde hellénique. Les Spartiates, cependant, avaient une vision étroite et provinciale de leur région, et cessèrent de s'opposer aux Perses quand ceux-ci eurent été chassés de Grèce continentale. Le leadership sur les Grecs d'Asie mineure, et la libération des îles qui avaient été conquises par les Perses, furent assurés avec un grand succès par Athènes. Athènes devint la puissance dominante en mer Egée, et acquit un contrôle, de type impérialiste, considérable sur les îles ioniennes.

Sous la direction de Périclès, qui était un démocrate modéré et un impérialiste modéré, Athènes prospéra. Les grands temples, dont les ruines font encore aujourd'hui la gloire d'Athènes, furent construits à son initiative, pour remplacer ceux détruits par Xerxès. La cité s'enrichit rapidement et se développa aussi sur le plan culturel. Et comme il arrive invariablement en de telles circonstances, particulièrement quand la richesse est due au commerce avec l'étranger, la morale traditionnelle et les croyances traditionnelles déclinèrent.

Il y avait en ce temps-là à Athènes un nombre extraordinaire d'hommes de génie Les trois grands dramaturges, Eschyle, Sophocle et Euripide, appartiennent tous au Ve siècle. Eschyle s'était battu à Marathon et avait vu la bataille de Salamine. Sophocle était encore un orthodoxe sur le plan religieux. Mais Euripide a été influencé par Protagoras et par l'esprit libre-penseur du temps, et son traitement des mythes est sceptique et subversif. Aristophane, le poète comique, s'est moqué de Socrate, des Sophistes et des philosophes, mais, néanmoins, faisait partie de leur cercle ; dans Le Banquet, Platon le représente en très bons termes avec Socrate. Phidias, le sculpteur, comme nous l'avons vu, faisait partie des amis de Périclès.

L'excellence d'Athènes, à cette période, était artistique plus qu'intellectuelle. Aucun des grands mathématiciens ou philosophes du Ve siècle n'étaient athéniens, à l'exception de Socrate ; et Socrate n'écrivait pas, il se limitait aux conversations orales.

L'éclatement de la guerre du Péloponnèse en -431 et la mort de Périclès en -430 marquent l'entrée dans une période sombre de l'histoire d'Athènes. Les Athéniens avaient la maîtrise de la mer, mais les Spartiates avaient la suprématie terrestre ; et ils occupèrent à plusieurs reprises l'Attique (sauf Athènes) durant l'été. Le résultat fut qu'Athènes souffrit de surpopulation, et plusieurs épidémies de peste éclatèrent. En -414, les Athéniens envoyèrent un important corps expéditionnaire en Sicile, dans l'espoir de capturer Syracuse, qui s'était alliée avec Sparte ; mais la tentative se solda par un échec. La guerre rendit Athènes fière et cruelle. En -416 les Athéniens conquirent l'île de Melos, mirent à mort tous les hommes en âge de combattre et réduisirent les autres en esclavage. La pièce Les Troyennes d'Euripide est une protestation contre une telle barbarie. Le conflit avait un aspect idéologique, car Sparte était le champion de l'oligarchie et Athènes de la démocratie. Les Athéniens avaient des raisons de soupçonner certains aristocrates de leur ville de trahison, qui est généralement considérée comme ayant joué un rôle dans la défaite navale finale à la bataille d'Aigos Potamos en -405.

A la fin de la guerre, les Spartiates mirent en place à Athènes un gouvernement oligarchique, connu sous le nom des Trente Tyrans. Certains parmi les Trente, dont Critias, leur chef, avaient été des élèves de Socrate. Ils étaient à juste raison impopulaires, et furent renversés dans l'année. Avec l'accord de Sparte, la démocratie fut restaurée, mais c'était une démocratie pleine de conflits ; une amnistie générale empêcha les règlements de compte internes entre ennemis. Mais chaque camp était heureux de saisir n'importe quel prétexte, ne tombant pas sous le coup de l'amnistie, pour poursuivre en justice ses ennemis. C'est dans ce contexte qu'eut lieu le procès de Socrate et sa mort en -399.