HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

---------------------------------------------------------------------------------------

publicité

 

---------------------------------------------------------------------------------------

 

I.2.4 : L'UTOPIE DE PLATON

Le dialogue de Platon le plus important, la République, consiste, dans ses grandes lignes, en trois parties. La première (qui va presque jusqu'à la fin du Livre V) consiste en la construction d'une société idéale reposant sur le bien commun ["commonwealth"] ; c'est la plus ancienne des Utopies.

L'une des conclusions auxquelles elle parvient est que les dirigeants doivent être des philosophes. Les livres VI et VII portent sur la définition du mot "philosophe". Cette discussion constitue la deuxième partie.

Une troisième partie a pour sujet la discussion d'un certain nombre de constitutions en vigueur à différents endroits et leurs mérites et défauts respectifs.


Spectacle «La République de Platon», Festival d’Avignon 2015

L'objectif officiel de l'ouvrage "la République" est de définir la "justice". Mais peu après le début, l'auteur décide, étant donné qu'il est plus facile de voir quelque chose à grande échelle qu'à petite échelle, qu'il est préférable d'enquêter sur ce qui rend un Etat juste plutôt que sur ce qui rend un individu juste. Et puisque la justice doit faire partie des attributs du meilleur Etat imaginable, un tel Etat est d'abord esquissé et ensuite Platon nous montre lesquelles de ses perfections correspondent à la mise en oeuvre de la "justice".

Décrivons d'abord les grandes lignes de l'Utopie de Platon. Puis nous considérerons les questions qu'elle soulève en cours de route.

Les grandes lignes de la cité utopique de Platon

Platon commence par décider que les citoyens doivent être répartis en trois classes : le peuple ordinaire, les soldats et les gardiens. Seuls ces derniers détiendront du pouvoir politique. Ils seront beaucoup moins nombreux que les membres des deux autres classes. Dans un premier temps, semble-t-il, ils seront choisis par le législateur ; ensuite, ils se succèderont par hérédité, mais dans des cas exceptionnels un enfant prometteur pourra être promu venant d'une classe inférieure, tandis que parmi les enfants des gardiens un enfant ou un jeune homme qui ne donnerait pas satisfaction pourra être dégradé.

Le problème principal, tel que le voit Platon, est de s'assurer que les gardiens resteront fidèles aux intentions du législateur. Pour atteindre ce but, il a plusieurs propositions, éducatives, économiques, biologiques et religieuses. Il n'est pas toujours clair jusqu'à quel point ces propositions s'appliquent aussi aux deux autres classes ; il est clair que certaines d'entre elles s'appliquent aux soldats, mais dans l'ensemble Platon est surtout préoccupé par les gardiens -- qui formeront une classe à part, comme les Jésuites dans l'ancien Paraguay, les ecclésiastiques dans les Etats de l'Eglise jusqu'à 1870 [= Etats pontificaux], et le parti communiste en URSS encore à présent [écrit dans les années 1940].

La première chose dont il faut s'occuper est l'éducation. Elle a deux volets, la musique et la gymnastique. Chacun a un sens plus large que de nos jours : la "musique" désigne tout ce qui est du ressort des muses, et la "gymnastique" veut dire tout ce qui concerne l'exercice et la forme physiques. La "musique" est presque aussi vaste que ce que nous appelons la "culture", et la "gymnastique" est un peu plus vaste que ce que nous appelons les "pratiques athlétiques" ou les "exercices de callisthénie".

La culture doit être consacrée à faire des hommes des gentlemen, dans le sens -- largement dû à Platon -- qui est familier en Angleterre. L'Athènes de son temps [rappel, Platon -428, -348] était, à certains égards, analogue à l'Angleterre du XIXe siècle : dans chacune il y avait une aristocratie jouissant de richesse et prestige social, mais n'ayant pas le monopole du pouvoir ; et dans chacune l'aristocratie devait conserver le plus de pouvoir possible par le moyen d'une conduite impressionnante. Dans l'Utopie de Platon, en revanche, l'aristocratie détient le pouvoir sans partage ni organe de contrôle.

Censure extrême dans la cité de Platon

La gravité (au sens de dignité), le décorum, et le courage semblent les qualités principalement cultivées dans l'éducation. Il doit y avoir une censure rigide, dès les premières années, sur la littérature à laquelle les enfants ont accès et la musique qu'ils ont le droit d'écouter. Les mères et les nounous doivent raconter à leurs enfants seulement les histoires autorisées.

Homère et Hésiode ne sont pas autorisés, pour de nombreuses raisons. Tout d'abord ils représentent les dieux se comportant parfois mal, ce qui n'est pas édifiant ; les jeunes doivent apprendre que le mal ne vient jamais aux dieux, car Dieu est l'auteur de toutes choses, mais seulement les bonnes choses. Deuxièmement, il y a des choses dans Homère et Hésiode qui sont destinées à faire craindre la mort à leurs lecteurs, alors que tout doit être fait dans l'éducation pour les jeunes gens soient heureux de mourir dans une bataille. Nos enfants doivent apprendre à juger que la capture pour devenir esclave est pire que la mort ; par conséquent ils ne doivent pas entendre d'histoires ou des hommes bons pleurent et hurlent, même face à la mort d'amis. Troisièmement, le décorum exige qu'ils ne partent jamais dans des éclats de rire bruyants ; cependant Homère parle "d'énorme rire inextinguible parmi les dieux bénis". Comment un maître d'école peut-il effectivement réprouver la gaieté excessive, si les garçons peuvent citer ce passage ? Quatrièmement, il y a des passages dans Homère faisant l'éloge de riches fêtes, et d'autres décrivant le désir charnel des dieux ; de tels passages découragent la tempérance. (Dean Inge, un authentique platonicien, avait des objections contre un vers dans un hymne bien connu : "leur cri qui triomphe, leur chant qui exprime l'hilarité", qui apparaît dans une description des joies dans l'Olympe.) Enfin il ne doit pas y avoir d'histoires dans lesquelles les méchants sont heureux et les bons malheureux ; l'effet moral sur des esprits encore tendres pourrait être désastreux. Pour toutes ces raisons, les poètes doivent être exclus de l'éducation.

Platon passe à un curieux argument sur les pièces de théâtre. L'homme bon, dit-il, ne doit pas vouloir imiter l'homme mauvais ; pourtant, la plupart des pièces contiennent des rôles de mauvais ; donc le dramaturge, et l'acteur qui joue le mauvais, doivent imiter des gens coupables de crimes variés. Non seulement les criminels, mais les femmes, les esclaves, et les êtres inférieurs en général, ne devraient pas être imités par des hommes supérieurs. (En Grèce, comme en Angleterre élisabéthaine, les rôles féminins étaient joués par des hommes.) Les pièces, par conséquent, si on doit les permettre, ne doivent contenir aucun personnage autre que des héros masculins bien nés. Comme cela est manifestement impossible, Platon décide de bannir tout dramaturge de sa cité :

Quand un quelconque de ces gentlemen pantomimes, qui sont si intelligents qu'ils peuvent imiter n'importe quoi, viendra à nous, et nous proposera de se produire lui-même et sa poésie, nous tomberons en pâmoison et l'adulerons comme une créature douce et bénie et merveilleuse ; mais nous devrons aussi l'informer que dans notre Etat il n'a pas le droit d'exister ; la loi le lui interdira. Ainsi quand nous l'aurons oint avec de la myrrhe et aurons placé une guirlande de laine sur sa tête, nous lui dirons de partir dans une autre ville.


"Richard III" de William Shakespeare -- le genre de pièce interdite dans la cité utopique de Platon

Ensuite nous arrivons à la censure de la musique (dans le sens moderne du mot musique). Les harmonies lydiennes et ioniennes seront interdites, les premières car elles expriment de la tristesse, les secondes car elles sont trop légères. Seules les doriennes (pour le courage) et les phrygiennes (pour la tempérance) seront autorisées. Les rythmes permis doivent être simples, et tels qu'ils expriment le courage et la vie harmonieuse.

L'entraînement du corps doit être rude et austère. Personne ne doit manger de poisson, ou de viande autre que rôtie, et il ne doit y avoir aucune sauce ou préparation. Les gens élevés avec cette règle, dit-il, n'auront pas besoin de docteurs.

Jusqu'à un certain âge, les jeunes gens ne doivent voir aucune laideur et aucun vice. Mais à un moment approprié, ils devront être exposés aux "enchantements", aussi bien dans la forme de terreurs qui ne doivent pas terrifier, que des mauvais plaisirs qui ne doivent pas séduire la volonté. Seulement après qu'ils auront passé ces test seront-ils jugés dignes de devenir des gardiens.

Les jeunes garçons, avant qu'ils n'aient atteint l'âge adulte, doivent voir la guerre, mais ils ne doivent pas se battre eux-mêmes.

Communisme (relatif à la propriété et à la procréation)

En ce qui concerne l'économie : Platon propose un communisme intégral pour les gardiens, et (je pense) aussi pour les soldats, bien que cela ne soit pas clair. Les gardiens doivent avoir des petites maisons et de la nourriture simple ; ils doivent vivre dans des camps, prendre leurs repas ensemble ; ils ne doivent pas avoir de possessions personnelles à part le strict nécessaire. L'or et l'argent seront interdits. Bien que pas riches, il n'y a aucune raison qu'ils ne soient pas heureux ; mais l'objectif de la cité est le bien de tous, pas le bonheur d'une classe. La richesse autant que la pauvreté sont délétères, et dans la cité de Platon elles n'existeront pas. Il y a un curieux argument sur la guerre : il sera aisé d'acheter des alliés, puisque notre cité ne voudra prendre aucune part au butin de la victoire.

En feignant de le faire à contre-coeur, le Socrate de Platon poursuit en appliquant le communisme à la famille. Les amis, dit-il, doivent tout posséder en commun, y compris les femmes et les enfants. Il admet que cela présente des difficultés, mais ne les pense pas insurmontables. D'abord, les filles doivent recevoir exactement la même éducation que les garçons, apprendre la musique, la gymnastique et l'art de la guerre comme les garçons. Les femmes doivent jouir d'une complète égalité avec les hommes sur tous les plans. "La même éducation qui fera d'un homme un bon gardien, fera d'une femme une bonne gardienne ; car leur nature à l'origine est la même." [Noter que l'emploi du mot gardien pour la classe dirigeante n'est pas anodin ; cela rappelle les kapos des camps.] Il y a sans doute des différences entre les hommes et les femmes, mais elles n'ont rien à voir avec la politique. Certaines femmes sont philosophiques, et conviennent pour être gardiennes ; certaines sont agressives et peuvent faire de bons soldats.

Le législateur, ayant sélectionné comme gardiens certains hommes et certaines femmes, ordonnera qu'ils partagent les mêmes maisons et les mêmes repas. Le mariage, tel que nous le connaissons, sera radicalement transformé ("Ces femmes seront, sans exception, les femmes communes des hommes, et personne n'aura une femme qui ne sera qu'à lui.") Lors de certains festivals, les jeunes femmes et les jeunes hommes nubiles, en nombre requis pour garder la population constante, se mélangeront, par sélection au hasard, comme on le leur fera croire ; mais en fait les dirigeants de la cité manipuleront les lots sur des bases eugéniques. Ils feront en sorte que les meilleurs étalons auront le plus d'enfants. Les enfants seront retirés des bras de leurs parents dès la naissance, et un grand soin sera pris pour qu'aucun parent ne sache qui sont ses propres enfants, et aucun enfant ne sache qui sont ses parents. Les enfants difformes, et les enfants de parents inférieurs, "seront emmenés dans un endroit mystérieux, comme il convient."

Les enfants nés d'unions qui n'auront pas été sanctionnées par l'Etat seront considérés comme illégitimes. Les mères auront entre vingt et quarante ans, les pères entre vingt-cinq et cinquante-cinq ans. En dehors de ces tranches d'âges, les rapports sexuels seront autorisés, mais l'avortement et l'infanticide obligatoires. Dans les "mariages" arrangés par l'Etat, les personnes concernées n'auront pas leur mot à dire ; ils devront obéir car ce sera leur devoir envers l'Etat, et non à cause d'une ces quelconques émotions que les poètes -- qui auront été bannis -- ont l'habitude de célébrer.

Puisque personne ne sait qui sont ses parents, il doit appeler tous les hommes de la génération précédant la sienne "père", de même pour "mère", "frère" et "soeur". (Cette sorte de phénomène s'observe chez les sauvages et interloquait les missionnaires.) Il ne devra pas y avoir de mariage entre un "père" et une "soeur", ni entre une "mère" et un "frère" ; en général, mais ce n'est pas une règle absolue, les mariages entre "frère" et "soeur" seront empêchés. Je pense que si Platon avait réfléchi plus soigneusement aux conséquences de ses règles, il aurait découvert qu'il avait interdit tous les mariages, sauf ceux "frère-soeur" qu'il considère comme de rares exceptions. [C'est une remarque humoristique de combinatoire, de la part de R., un peu obscure car il n'explicite pas totalement le modèle dans lequel il raisonne.]

On suppose que les sentiments attachés aujourd'hui aux mots "père", "mère", "fils" et "fille" auraient été aussi présents dans la société idéale de Platon ; un jeune homme par exemple ne frapperait pas un vieil homme car il pourrait être en train de frapper son père.

L'avantage recherché est, bien sûr, de minimiser les émotions privées possessives, et ainsi de dégager les obstacles à la domination par l'esprit public, et, par là même aussi, de faciliter l'acceptation de ne rien posséder personnellement. C'était principalement pour des motifs comparables que le clergé a été encouragé au célibat [entre +500 et +1100, quand après Grégoire VII c'est carrément devenu une règle canonique, voir plus loin dans cet ouvrage]. (Voir aussi Henry C. Lea, A History of Sacerdotal Celibacy.)

Aspect théologique de la cité idéale de Platon

J'en viens pour finir à l'aspect théologique du système. Je ne parle pas des dieux grecs qui seront communément révérés, mais de certains mythes que le gouvernement cherchera à inculquer.

Mentir, dit Platon explicitement, sera une prérogative du gouvernement, exactement comme donner des médicaments est une prérogative du médecin. Le gouvernement, comme nous l'avons déjà vu, trompera les gens en prétendant que les couples se seront formés par hasard, mais il ne s'agit pas là de question religieuse.

Il y aura un "mensonge royal", qui, l'espère Platon, trompera peut-être les dirigeants, mais de toute façon devra tromper le reste de la cité. Ce "mensonge" est décrit en grand détail. Sa partie principale consiste en le dogme selon lequel Dieu a créé des hommes de trois sortes, les meilleurs sont faits en or, les deuxièmes en argent, et le commun des mortels en laiton ou en fer. Ceux faits en or conviennent pour être gardiens ; ceux faits d'argent devront être soldats ; les autres seront assignés au travail manuel. Habituellement, mais ce ne sera pas une règle inflexible, les enfants feront partie de la même classe que leurs parents ; quand ce n'est pas le cas, ils seront selon les circonstances soit promus soit dégradés. Il semble difficile, d'après Platon, de faire croire en ce mythe à sa génération qui vit avant la cité idéale, mais la suivante, et toutes celles qui viendront après, seront éduquées de telle sorte qu'elles ne le mettent pas en doute.

[Et Platon, naturellement, fait partie des hommes en or -- même si son système quand il a été appliqué dans l'histoire a conduit à des désastres abominables, nazisme en Europe dans les années 1930 et 40, révolution culturelle en Chine à la fin des années 1960 (une révolution "populaire" à partir de la base de Gardes rouges, déclenchée par un Mao vieillissant, "by passant" le parti, pour reprendre le contrôle du pouvoir, qui lui avait échappé après les échecs du Grand Bond en avant, et des Cent Fleurs dix ans plus tôt), causé des souffrances indescriptibles, et fait des dizaines de millions de morts.

Mais il est de bon ton et élégant d'être "platonicien" dans les milieux bourgeois éduqués. Cela évoque un tropisme discret vers la perfection, qui on le sait n'est pas de ce monde, mais dont on peut se rapprocher. En revanche avoir lu et compris Platon n'est ni nécessaire, ni encouragé.]

Platon a raison quand il pense que la croyance en ce mythe peut être créée en deux générations. Les Japonais ont été instruits depuis 1868 que le Mikado descend d'un dieu-soleil, que le Japon a été créé avant le reste du monde. Un professeur d'université, qui, même dans des travaux érudits, jette un doute sur ces dogmes est renvoyé pour activités anti-japonaises. Ce dont Platon ne semble pas se rendre compte est que l'acceptation obligatoire de tels mythes est incompatible avec la philosophie, et implique une forme d'éducation qui bride l'intelligence.

La "justice" dans la cité idéale et les conceptions de Platon

Le lecteur parvient finalement à la définition de la "justice", qui est le but officiel de toute la discussion, dans le Livre IV. Cela consiste, nous explique le philosophe, en ce que chacun fait son travail consciencieusement et ne se mêle pas de ce qui ne le regarde pas : la cité est "juste" quand les commerçants, les auxiliaires, et les gardiens font chacun leur travail sans interférer avec celui des autres classes.

[Et si cela ne se passe pas ainsi, la police y mettra bon ordre. Cette idée a profondément influencé Hegel -- qui s'est exprimé de façon très obscure, mais a dit en gros que la bonne philosophie c'est de rester à sa place dans une société structurée, et d'obéir à la police. Hegel a à son tour influencé les Nazis.]

Que chacun s'occupe de ses propres affaires est certainement un précepte admirable, mais correspond difficilement à ce qu'un esprit moderne considère comme la "justice". Le mot grec, qu'on traduit ordinairement par justice, correspondait à un concept qui était très important dans la pensée grecque, mais pour lequel nous n'avons pas d'équivalent. Il est bon de se rappeler ce que disait Anaximandre :

[attention, imitation de pensée antique par un classiciste anglais quelconque, que cite R.] "Into that from which things take their rise they pass away once more, as is ordained; for they make reparation and satisfaction to one another for their injustice according to the appointed time."

Avant que ne commence la philosophie [vers -600 en Ionie], les Grecs avaient une théorie ou un sentiment concernant l'univers, que nous pouvons qualifier de religieux ou d'éthique. Selon cette théorie, chaque personne et chaque chose avait sa propre place et sa propre fonction. Cela ne dépendait pas de Zeus, car Zeus lui-même était soumis à ce même genre de principe.

Cette théorie est liée à l'idée de "destin" ou de "nécessité". Elle s'applique tout particulièrement aux corps célestes. Mais là où il y a de la vigueur, on observe une tendance à franchir les bornes de ces places assignées ; d'où vient la souffrance. Une sorte de loi super-olympienne punit alors l'hubris, et restaure l'ordre éternel que l'agresseur avait cherché à violer.

L'ensemble de cette façon de voir les choses, à l'origine peut-être à peine consciente, est passée dans la philosophie ; on la retrouve aussi bien dans les cosmologies reposant sur le conflit, comme celles d'Héraclite et d'Empédocle, que dans les doctrines "monistes" [= où tout est Un, sans mouvement, différences, ni conflits réels] comme celle de Parménide.

C'est la source de la croyance en l'existence de lois naturelles et de lois humaines. Et elle est clairement sous-jacente dans toute la conception platonicienne de justice.

Similitudes et différences entre le concept grec (et platonicien) de justice, et les concepts modernes de conformité à la loi et d'égalité démocratique

Le mot "justice", tel qu'il est encore utilisé dans nos lois, est plus proche de la conception de Platon que de son sens courant dans les spéculations politico-économiques [où il s'agit simplement d'être équitable]. Sous l'influence de la théorie démocratique, nous en sommes en effet venus à associer justice et égalité ; mais pour Platon il n'y a aucune telle implication.

La "Justice", du reste, comme nous la considérons [dans son sens élevé] dans nos tribunaux, s'occupe surtout de droits de propriété [et de conformité à la loi] et n'a rien à voir avec l'égalité. [Si quelqu'un qui possédait 10 a volé 10 autres à quelqu'un qui possédait 100, la justice rendra les 10 volés à celui qui avait 100.]

Au début de "la République" de Platon, la première définition proposée pour le mot "justice" est essentiellement "payer ses dettes". Mais cette définition est vite abandonnée car inadéquate. Elle reste toutefois sous forme de nuance dans la définition ultérieure [plus proche d'Anaximandre] que nous avons vu plus haut.

Sciences politiques, et critique de l'utopie de Platon

Il y a plusieurs points notables dans la définition de la justice par Platon. Premièrement, elle rend possible l'existence d'inégalités de pouvoir et de privilèges sans qu'il y ait d'injustice. Il est prévu que les gardiens aient tout le pouvoir, parce que ce sont les membres les plus sages de la communauté ; il y aurait injustice, selon la définition de Platon, seulement s'il existait dans les autres classes des hommes plus sages que les gardiens. C'est pourquoi Platon prévoit la possibilité de promouvoir ou dégrader des citoyens, même s'il pense que le double avantage de la naissance et de l'éducation permettra, dans la plupart des cas, que les enfants des gardiens soient supérieurs aux enfants des autres classes.

S'il existait une science plus exacte du gouvernement, et plus d'assurance que les hommes suivent ses préceptes, il serait sans doute possible de défendre le système de Platon. Personne ne conteste qu'il soit approprié de mettre les meilleurs joueurs dans une équipe de football, même s'ils acquièrent par là même une grande supériorité [footballistique]. Si le football était géré aussi démocratiquement que le gouvernement d'Athènes, les étudiants rejoignant l'équipe de leur université seraient choisis par tirage au sort. Mais en matière de gouvernement, il est difficile de savoir qui a les plus grandes compétences, et il est très hasardeux de penser qu'un politicien utilisera ses compétences au service du bien public plutôt qu'au service de ses intérêts propres ou ceux de sa classe, de son parti, ou de ses coreligionnaires.

Le point suivant est que la définition de la "justice" par Platon présuppose un Etat organisé soit selon un ordre traditionnel, soit, comme le sien, de façon à réaliser, dans sa totalité, un certain idéal éthique. La justice, nous dit-on, consiste en ce que chacun fasse ce qu'il a à faire. Mais quelle est la tâche qui incombe à chaque homme ? Dans un Etat qui, comme en ancienne Egypte ou dans le royaume des Incas, reste inchangé génération après génération, la tâche d'un homme est la tâche de son père, et aucune question n'est soulevée. Mais dans l'Etat de Platon aucun homme n'a de père légal. Son travail doit donc être décidé soit selon ses goûts, soit après une évaluation par l'Etat de ses aptitudes. Ce deuxième cas est manifestement celui que Platon souhaite. Mais certains types de travail, bien qu'ils demandent de grandes compétences, peuvent être jugés pernicieux ; Platon a ce jugement vis-à-vis de la poésie, et j'imagine qu'il l'aurait eu du travail de Napoléon. Les objectifs du gouvernement, par conséquent, sont essentiels dans la détermination du travail que doit faire chacun. Bien que les dirigeants doivent être des philosophes, il ne doit pas y avoir d'innovations : un philosophe doit être, à tout jamais, simplement un homme qui comprend et est d'accord avec Platon.

Quand nous nous demandons : qu'est-ce que la République de Platon accomplira ? La réponse est plutôt désespérante. Elle vaincra dans les guerres contre un ennemi d'à peu près égale population. Elle assurera le train de vie d'un certain nombre réduit de personnes. Elle ne produira presque certainement aucun art, aucune science, à cause de sa rigidité ; à cet égard, comme à d'autres, elle sera comme Sparte. En dépit de l'argumentation habile, la compétence à la guerre et suffisamment à manger est tout ce qu'elle accomplira. Platon avait vécu à Athènes quand la famine sévissait et il a vu la défaite de la ville [contre Sparte] ; peut-être que dans son subconscient il pensait qu'éviter ces calamités était le mieux qu'un gouvernement puisse accomplir.

Une utopie, s'il y a une intention sérieuse de la mettre en pratique, doit évidemment incorporer les idéaux de son créateur. Considérons, un instant, ce que nous voulons dire par "idéaux". Tout d'abord, ils sont désirés par ceux qui y croient ; mais ils ne sont pas désirés de la même façon qu'un homme désire avoir un toit, bien manger et jouir d'un certain confort. Ce qui fait la différence entre un "idéal" et un objet ordinaire de désir est que le premier est impersonnel ; c'est quelque chose qui n'a (en tout cas apparemment) aucun lien avec l'ego de l'homme qui éprouve ce désir ou cette aspiration, et donc celle-ci peut, au moins théoriquement, être désirée [et obtenue] par tout le monde. Ainsi, nous pouvons définir un "idéal" comme quelque chose de désiré, pas egocentrique, et tel que la personne qui l'a puisse souhaiter que tout le monde ait le même désir [ce n'est pas le cas d'une chose concrète qui, si elle est obtenue par l'un, ne peut pas l'être par l'autre]. Je peux souhaiter que chacun ait suffisamment à manger, que chacun éprouve des sentiments bienveillants envers les autres, et ainsi de suite, et si j'ai de tels désirs je vais aussi souhaiter que tout le monde ait les mêmes. De cette manière, je peux construire ce qui ressemble à une éthique impersonnelle, bien qu'en réalité elle repose sur la base personnelle de mes propres désirs -- car en effet les désirs restent les miens, même quand ce qu'ils expriment ne fait pas référence à moi. Par exemple, un homme peut souhaiter que tout le monde comprenne la science, et un autre que tout le monde apprécie l'art ; c'est une différence personnelle entre les deux hommes qui produit cette différence dans leurs désirs.

L'élément personnel devient apparent dès qu'une controverse surgit. Supposez qu'un homme me dise : "Vous avez tort de souhaiter que tout le monde soit heureux ; vous devez souhaiter le bonheur des Allemands et le malheur de tous les autres." Ici "devez" peut être pris comme signifiant ce qu'il souhaite que je désire. Je peux répondre que n'étant pas allemand, il m'est psychologiquement impossible de désirer le malheur de tous les non-Allemands ; mais cette réponse semble inadéquate.

Et puis, il peut y avoir un conflit d'idéaux purement impersonnels. Le héros de Nietzsche diffère du saint chrétien, cependant tous les deux sont admirés impersonnellement, l'un par les partisans de Nietzsche, l'autre par les chrétiens. Comment décider entre les deux, excepté par notre propre désir ? Cependant, s'il n'y a rien d'autre, un désaccord éthique peut seulement être décidé par des appels à l'émotion, ou en dernier ressort par la force, par la guerre. Sur les questions factuelles, nous pouvons en appeler à la science et aux méthodes scientifiques d'observation ; mais sur les questions ultimes d'éthique il ne semble pas y avoir de moyens analogues. Et dans ce cas, les disputes éthiques se résolvent en des compétitions pour le pouvoir incluant le pouvoir de la propagande.

Y a-t-il une définition absolue du bien et du mal ?

Ce point de vue [selon lequel il n'y a pas de définition absolue du bien et du mal] est soutenu, dans une forme mal dégrossie, dans le premier livre de la République par Thrasymaque, qui, comme presque tous les protagonistes des dialogues de Platon, était une personne réelle. C'était un Sophiste venant de Chalcédoine (en Bithynie) un célèbre enseignant de rhétorique ; il apparaît dans la première comédie d'Aristophane, 427 av JC. Après que Socrate eut pendant quelques temps discuté aimablement de la justice avec vieil homme nommé Képhalos (Céphale), et avec les frères plus âgés de Platon, Glaucon et Adimante, Thrasymaque, qui avait écouté avec une impatience croissante, intervient dans la conversation avec une protestation véhémente contre des telles absurdités puériles. Il clame avec emphase que "la justice n'est rien d'autre que l'intérêt du plus fort".


Emplacement géographique de la Bithynie. Chalcédoine est maintenant un faubourg d'Istamboul.

Le point de vue de Thrasymaque est réfuté par Socrate avec des arguties ; il n'est jamais confronté honnêtement. Thrasymaque soulève la question fondamentale suivante en éthique et politique : y a-t-il un standard du "bien" et du "mal" à part ce que l'homme qui emploie ces mots souhaite ? S'il n'y en pas beaucoup des conséquences tirées par Thrasymaque sont inattaquables. Et pourtant comment pouvons-nous dire qu'il y a de tels standards ?

La réponse de la religion

Ici, la religion, à première vue, a une réponse simple. Dieu détermine ce qui est bien et ce qui est mal ; l'homme dont la volonté est en harmonie avec la volonté de Dieu est un homme bon. Cependant cette réponse n'est pas tout à fait orthodoxe. Les théologiens disent que Dieu est bon, et cela implique qu'il y a un standard de bonté qui est indépendant de la volonté de Dieu. Nous sommes forcés de faire à face à la question : y a-t-il une évaluation objective de la correction ou l'erreur de l'affirmation suivante "le plaisir est bon", de même nature que de celle "la neige est blanche" ?

Pour répondre à cette question, une longue discussion serait nécessaire. Certains pensent que, sur un plan pratique, nous pouvons éviter la question fondamentale, et dire : "Je ne sais pas ce que veut dire "vérité objective", mais je vais considérer une affirmation comme "vraie" si tous ceux, ou presque tous ceux, qui l'ont examinée l'ont déclarée vraie." Dans ce sens, il est "vrai" que la neige est blanche, que César a été assassiné, que l'eau est composée d'hydrogène et d'oxygène, et ainsi de suite. Nous arrivons alors à la question sur la nature des faits : y a-t-il des affirmations similaires, sur lesquelles tout le monde s'accorde, en matière éthique ? Si la réponse est oui, elles peuvent servir de base à la conduite privée, et à la théorie de la politique. Si elle est non, nous sommes conduits dans la pratique, quelle que soit la vérité philosophique, à une compétition par la force ou la propagande ou les deux, chaque fois qu'une différence éthique irréconciliable existe entre deux groupes puissants.

Pour Platon, cette question n'existe pas réellement. Bien que son sens de la dramaturgie le pousse à exposer la position de Thrasymaque avec force, il ne se rend pas du tout compte de sa réelle force, et s'autorise à être grossièrement injuste en argumentant contre Thrasymaque. Platon est convaincu qu'il y a "le Bien", et qu'il peut être connu avec certitude ; quand des gens sont en désaccord sur le Bien, l'un au moins fait une erreur intellectuelle de la même sorte que quand il y a un désaccord sur les faits scientifiques.

La différence entre Platon et Thrasymaque est très importante, mais pour l'historien de la philosophie, c'est une différence qu'il faut présenter, pas qu'il faut trancher. Platon pense qu'il peut prouver que sa République idéale est bonne ; un démocrate qui accepte l'objectivité de l'éthique peut penser qu'il peut prouver que la République de Platon est mauvaise ; mais quiconque est d'accord avec Thrasymaque dira : "Il n'y a pas de question de preuve que c'est bien ou c'est mal ; la seule question est 'est-ce que vous aimez le genre d'Etat que Platon désire ?' Si oui, cet Etat est bon pour vous ; sinon, il est mauvais. Si beaucoup l'aiment et beaucoup ne l'aiment pas, la décision ne peut pas être fondée sur la raison, mais seulement sur la force, visible ou dissimulée."

C'est l'une des questions philosophiques qui sont encore ouvertes ; de chaque côté il y a des hommes respectables. Mais pendant très longtemps l'opinion de Platon est restée indiscutée.

Il faut observer, en outre, que le point de vue qui remplace la vérité objective par l'opinion consensuelle conduit à certaines conséquences que peu de gens sont prêts à accepter. Que devons-nous penser d'innovateurs scientifiques comme Galilée, qui soutint une opinion que peu de gens partageaient en 1630, mais en définitive a gagné au cours des siècles suivant l'approbation de presque tout le monde ? Elle a finalement été acceptée sur la base d'arguments rationnels, pas d'appels émotionnels ou de propagande étatique ou d'usage de la force. Cela suggère un critère autre que l'opinion générale.

En matière d'éthique, il y a quelque chose d'analogue dans le cas des grands prêcheurs religieux. Le Christ a enseigné que ce n'était pas un péché de ramasser des grains de blé le jour du sabbat, mais que c'était un péché de haïr ses ennemis. De telles innovations éthiques impliquent manifestement un certain standard autre que l'opinion majoritaire, mais ce standard, quel qu'il soit, ne repose pas sur les faits objectifs, comme dans un débat scientifique. C'est un problème difficile, et je ne prétends pas pouvoir le résoudre. Pour le moment contentons-nous de le noter.

Pourquoi la République n'a pas vu le jour ?

Contrairement aux modernes Utopies, Platon avait sans doute dans l'idée que son Utopie serait un jour créée. Ce n'était pas aussi fantastique ou impossible que cela peut paraître. Beaucoup de ses provisions, y compris certaines que nous jugeons impraticables, étaient déjà mises en oeuvre à Sparte. Le gouvernement des philosophes avait été tenté par Pythagore [à Crotone, avant qu'il n'en soit chassé], et à l'époque de Platon le pythagoricien Archytas était politiquement influent à Taras (la moderne Tarente), quand Platon visita la Sicile et le sud de l'Italie.


Grande Grèce, où voyagea Platon

C'était un usage courant pour une ville de faire appel à un sage pour concevoir ses lois ; Solon (-640, -558) l'avait fait pour Athènes, et Protagoras pour Thourioi. Les colonies, en ces temps-là, étaient totalement libres de leurs mouvements par rapport à leur métropole, et il eût été tout à fait faisable pour une bande de platoniciens d'établir une République sur les côtes de l'Espagne ou de la Gaule. Malheureusement le hasard conduisit Platon à Syracuse, une grande cité commerciale engagée dans une guerre désespérée contre Carthage ; dans un tel contexte, aucun philosophe ne pouvait faire grand chose.

La génération suivante vit l'avènement de la Macédoine. Cela mit au rencart de l'histoire tous les anciens petits Etats, et rendit futiles leurs expériences politiques en miniature.