HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.3.2 : CYNIQUES ET SCEPTIQUES

La relation entre les hommes intellectuellement éminents d'une époque et leur société contemporaine a été très différente selon les âges.

A certaines époques bénies ils ont vécu dans l'ensemble en harmonie avec leur environnement -- suggérant certainement les réformes qui leur semblaient nécessaires, mais confiants que leurs suggestions seraient bien accueillies ; ils ne détestaient pas le monde dans lequel ils étaient arrivés même quand celui-ci ne mettait pas en oeuvre les réformes qu'ils recommandaient.

[Comme souvent dans cet ouvrage R. parle aussi, à mots plus ou moins couverts, de lui-même, dont les idées n'ont pas été bien accueillies à son époque -- pacifisme durant la 1ere guerre mondiale, liberté conjugale et union libre, éducation alternative, etc. --, et tout particulièrement peu dans l'Amérique puritaine où il vivait dans la première moitié des années 40]

A d'autres époques, ils ont été des révolutionnaires, considérant que des modifications radicales étaient nécessaires, et s'attendant, en partie à la suite de leurs recommandations, à ce que ces modifications fussent mises en oeuvre dans un avenir proche.

A d'autres époques encore, ils ont désespéré du monde, et senti, bien qu'ils sussent eux-mêmes ce qu'il fallait faire, qu'il n'y avait aucun espoir de voir leurs recommandations réalisées. Cet état d'esprit sombre facilement dans un désespoir encore plus profond, qui voit la vie sur terre comme essentiellement mauvaise, et espère qu'un état meilleur adviendra seulement dans un avenir distant, ou alors qui croit en quelque transfiguration mystique.

Toutes ces attitudes se sont rencontrées aussi parfois réparties entre différents penseurs. Considérez, par exemple, le début du XIXe siècle. Goethe vivait dans le confort intellectuel, Bentham était un réformiste, Shelley un révolutionnaire, et Leopardi un pessimiste. Mais dans la plupart des périodes il y avait un ton dominant chez les grands écrivains. En Angleterre, ils étaient confortables sous Elisabeth et au XVIIIe siècle ; en France, ils devinrent révolutionnaires vers 1750 ; en Allemagne, ils ont été nationalistes depuis 1813.

Durant la période de domination ecclésiastique, du Ve au XVe, il y avait un certain conflit entre ce qui était cru pour des raisons théoriques et ce qui était ressenti dans la vie réelle. Théoriquement, le monde était une vallée de larmes, une préparation, au milieu de tribulations, pour le monde à venir. Mais en pratique, les auteurs de livres, étant tous cléricaux, ne pouvaient pas dissimuler leur excitation admirative devant la toute puissance de l'Eglise ; ils trouvèrent maintes occasions pour une abondante activité du genre qu'ils pensaient utile. Ils avaient par conséquent la mentalité d'une classe dirigeante, pas celle d'hommes se percevant comme des exilés dans un monde étranger. C'est une partie du curieux dualisme qui traverse tout le Moyen Âge, dû au fait que l'Eglise, bien que reposant sur un credo se rapportant à l'Au-Delà, était l'institution la plus importante dans le monde quotidien.

La préparation psychologique pour l'Au-Delà de la christianité commence durant la période hellénistique, et a un lien avec l'éclipse de la cité-Etat. Jusqu'à Aristote, les philosophes grecs, même s'ils pouvaient se lamenter sur ceci ou cela dans ce monde, n'étaient, dans l'ensemble, pas cosmiquement désespérés ; et ils ne se sentaient pas non plus politiquement impuissants. Ils pouvaient, à certains moments, être membre du parti qui avait été défait, mais, dans ce cas, leur défaite était due aux aléas du conflit, pas à une quelconque inévitable impuissance des sages. Même ceux qui, comme Pythagore, et Platon dans certaines de ses humeurs, condamnaient le monde des apparences et cherchaient refuge dans le mysticisme, avaient des plans pratiques pour peupler la classe dirigeante de saints et de sages.

Quand le pouvoir politique passa aux mains des Macédoniens, les philosophes grecs, comme il était naturel, s'éloignèrent de la politique et se consacrèrent eux-mêmes davantage au problème de la vertu individuelle ou du salut. Ils cessèrent de se demander : comment les hommes peuvent-ils créer un bon Etat ? Ils se demandèrent plutôt : comment les hommes peuvent-ils être vertueux dans un monde mauvais, ou heureux dans un monde de souffrances ?

Le changement il est vrai est seulement de degré ; de telles questions avaient été posées auparavant, et les Stoïques qui vinrent plus tard, pendant un moment, cherchèrent à prendre part à la politique -- la politique de Rome, pas celle de Grèce. Mais le changement n'en est pas moins réel. Sauf dans une mesure limitée durant la période romaine du stoïcisme, la vision de ceux qui réfléchissaient et sentaient sérieusement devint de plus en plus subjective et individualiste, jusqu'à ce qu'enfin la chrétienté mît au point la notion évangélique de salut individuel qui inspira un zèle missionnaire et créa l'Eglise.

Avant que cela n'advienne, il n'y avait aucune institution à laquelle le philosophe pouvait sans réserve adhérer, et par conséquent pas d'objet adéquat pour qu'il exprime son goût légitime pour le pouvoir. [Cela avait en revanche été le cas avec la cité-Etat, objet de toutes les attentions d'Aristote -- au point de ne pas voir qu'Alexandre était en train de rendre ce régime totalement obsolète.]

C'est pourquoi, les philosophes de la période hellénistique sont plus limités en tant qu'êtres humains que les hommes qui vivaient à l'époque où la cité-Etat pouvait susciter l'allégeance. Ils pensent toujours, car ils ne peuvent pas s'empêcher de penser ; mais ils ont peu d'espoir que leur pensée porte des fruits dans le monde des affaires humaines.

Quatre écoles de philosophie

Quatre écoles de philosophie ont été créées à l'époque d'Alexandre. Les deux plus célèbres, les Stoïciens et les Épicuriens, seront le sujet de prochains chapitres ; le sujet du présent est les Cyniques et les Sceptiques

Cyniques

La première de ces deux écoles, fondée par Diogène, tire son inspiration d'Antisthène, un disciple de Socrate, d'environ 20 ans plus âgé que Platon. Antisthène était un personnage remarquable, par certains aspects faisant penser à Tolstoï. Jusqu'après la mort de Socrate, il vivait dans le cercle aristocratique de ses disciples, et ne montrait aucun signe de non-orthodoxie. Mais quelque chose -- peut-être la défaite d'Athènes, ou la mort de Socrate, ou encore un dégoût pour les arguties philosophiques -- le conduisit, alors qu'il n'était plus jeune, à détester ce qu'il avait adoré. Il ne voulait plus pratiquer que la bonté la plus simple. Il frayait avec des travailleurs manuels, et s'habillait comme eux. Il se mit à prêcher en extérieur, dans un style accessible aux gens sans instruction. Il professait que toute la philosophie raffinée était sans intérêt ; ce qu'on pouvait savoir, pouvait l'être par un homme simple. Il croyait en "le retour à la nature", et poussa cette croyance très loin. Il ne devait pas y avoir de gouvernement, pas de propriété privée, pas de mariage, pas de religion institutionnelle. Ses disciples, sinon lui-même, condamnaient l'esclavage. Il n'était pas à proprement parler un ascète, mais il détestait le luxe et toute les poursuites des plaisirs artificiels des sens. "Je préfère être fou que ravi [par de faux plaisirs]", disait-il (Benn, Vol. II, pp. 4-5 ; Murray, Five Stages, pp. 113-14).

La notoriété d'Antisthène a été surpassée par celle de son disciple Diogène, "un jeune homme de Sinope, sur l'Euxin, qu'il (Antisthène) au début n'aima pas ; le fils d'un changeur de monnaie de mauvaise réputation qui avait été envoyé en prison pour avoir altéré des pièces de monnaie. Antisthène ordonna au garçon de s'en aller, mais celui-ci n'y prêta pas attention ; il le battit avec une canne, mais il ne bougea pas. Il voulait 'la sagesse', et voyait qu'Antisthène pouvait la donner. Son but dans la vie était de faire comme avait fait son père, 'd'altérer la monnaie', mais à beaucoup plus grande échelle. Il montrerait la fausseté de toutes les monnaies du monde. Tout les symboles conventionnels étaient faux. Les hommes intronisés généraux et rois ; les choses appelées honneur et sagesse et bonheur et richesses ; toutes étaient en réalité en métal non-précieux frappées d'une inscription trompeuse". (Murray, Five Stages, p. 117.)

[Digression sur la monnaie

Ces idées et images sur la monnaie datent de l'époque où une pièce de monnaie devait être en métal précieux et la valeur de la pièce n'était rien de plus que la valeur du métal qu'elle contenait (quelle que soit la forme de ce morceau de métal). La pièce pouvait être frappée d'un signe indiquant cette valeur -- invention, pour la commodité, par les Lydiens vers le VIIe siècle avant JC (au milieu du VIe siècle le roi de Lydie était Crésus) --, mais a priori ça ne changeait pas grand chose.

En réalité ça changeait tout !

Dans cette optique antique, cependant, une pièce qui contenait moins de métal précieux que n'indiquait son inscription était une fausse pièce. Altérer, ou dégrader, la monnaie consistait à enlever du métal précieux d'une pièce sans changer le signe de sa valeur.

Diogène disait que la plupart des gens étaient la variante humaine de "fausses pièces", en ce sens qu'ils n'avaient pas la valeur humaine à laquelle ils prétendaient par leur position sociale. Un problème toujours d'actualité...

En ce qui concerne la monnaie -- mais c'est un autre sujet que celui de ce livre -- les choses se sont compliquées quand on a compris que des jetons sans métal précieux, ou même des morceaux de papier, pouvaient parfaitement servir de monnaie. La monnaie devient seulement un ensemble de signes de dettes. Mais se posent alors, parmi d'autres questions monétaires, les questions suivantes : "quelle confiance accorder à un signe de dette ?" et "qui a le pouvoir d'imposer la valeur d'échange d'un tel signe de dette sans 'valeur intrinsèque' ?"

Cette compréhension date de Petty et Law à la fin du XVIIe siècle après JC. Et la monnaie qui n'incorpore pas sa propre valeur -- appelée monnaie fiduciaire -- pose d'autres problèmes.

Ce sont des problèmes admirables aussi bien au niveau théorique des échanges dans une communauté, en quoi consistent-ils, en quoi consiste une communauté, qu'au niveau pratique, comment maintenir la stabilité d'un système monétaire, la stabilité des prix, le système monétaire doit-il être un instrument de politique économique et sociale, etc.

On notera juste pour terminer sur les questions monétaires que la notion d' "égalité" dans les échanges ne semble pas avoir existé au néolithique, où les échanges étaient plutôt des marques de pouvoir social. Cette notion d'égalité est à relier à la notion de Justice -- au sens de concept tendant à équilibrer les choses contradictoires dans l'univers -- dont le premier à avoir parlé est Anaximandre.

Un site belge sympa sur l'histoire de la monnaie, Canal Ordinaire, Journalistes associés, Bruxelles., voir table en bas de page qui renvoie vers les différentes époques.]

Diogène (suite)


Diogène disant à Alexandre : "Ôte-toi de mon soleil."

Diogène décida de vivre comme un chien, et fut donc appelé un "cynique", ce qui veut dire "canin". Il rejeta toutes les conventions -- qu'elles concernent la religion, les manières, les vêtements, le logement, la nourriture, ou même la décence. On dit qu'il vivait dans une baignoire, mais Gilbert Murray nous assure que c'est une erreur : c'était plutôt un grand tonneau, de la sorte utilisée aux temps primitifs pour les funérailles. (Murray, Five Stages, p. 119.) Il vivait comme un fakir indien, en mendiant. Il proclama être frère non seulement avec toute l'espèce humaine, mais aussi avec les animaux. C'était un homme sur lequel les histoires abondaient, même durant sa vie. Chacun connaît celle où Alexandre lui rendit visite, et lui demanda s'il désirait une faveur ; "seulement que tu t'ôtes de mon soleil", lui répondit-il.

L'enseignement de Diogène n'était en aucun cas ce que l'adjectif "cynique" signifie dans son sens actuel -- bien au contraire. Il avait une passion ardente pour la "vertu", par rapport à laquelle il tenait les biens terrestres pour peu de choses. Il recherchait la vertu et la liberté morale dans la libération par rapport aux désirs : soyez indifférents aux biens que la fortune a conféré sur vous, et vous serez libérés de la peur. [Une de mes connaissance est très riche. Mais quand on la fréquente un peu on est frappé par le sentiment qu'elle donne d'être humainement petite, et d'avoir peur. Ce sentiment m'a été confirmé par d'autres gens qui la connaissent.]

A cet égard, sa doctrine, comme nous le verrons, a été reprise par les Stoïciens ; cependant ils ne le suivirent pas dans son rejet de tous les conforts apportés par la civilisation. Il considérait que Prométhée avait été justement puni pour avoir apporté aux hommes les techniques qui ont produit la complication et l'artificialité de la vie moderne. En cela il ressemblait aux Taoïsts, à Rousseau et à Tolstoï, mais il était plus cohérent qu'eux.

La doctrine de Diogène de Sinope (-413, -327), bien qu'il fût un contemporain d'Aristote (-384, -322), plus âgé que lui même, appartient par sa tonalité à l'époque hellénistique. Aristote est le dernier philosophe grec à se confronter au monde avec gaieté ; après lui, tous ont, sous une forme ou sous une autre, prêché le retrait du monde. Le monde est mauvais ; apprenons à ne pas en dépendre. Les biens externes sont précaires ; ils sont les dons de la fortune, pas les récompenses de nos propres efforts. Seuls les biens subjectifs -- la vertu, ou la satisfaction via la résignation -- sont sûrs ; par conséquent eux seuls seront valorisés par l'homme sage.

Diogène était personnellement un homme plein de vigueur, mais sa doctrine, comme toutes celles de l'âge hellénistique, avait un attrait pour les faibles et les désabusés, chez qui le désenchantement avait détruit l'énergie naturelle. Ce n'était certainement pas une doctrine destinée à promouvoir l'art ou la science ou les capacités d'homme d'Etat, ou quelque activité utile que ce soit à part protester comme les puissances du mal.

Il est intéressant d'observer que l'enseignement cynique devint ce que l'adjectif signifie aujourd'hui. Au début du IIIe siècle av JC, les Cyniques étaient à la mode, particulièrement à Alexandrie. Ils publiaient des petits sermons soulignant comme il était aisé de se passer de possessions matérielles, comme on pouvait se satisfaire de nourriture simple, et comment on pouvait rester au chaud l'hiver sans vêtements chers (ce qui pouvait être vrai en Egypte ! [-- mais pas en Pennsylvanie] ), comme il était stupide d'avoir de l'affection pour son pays de naissance, ou de se lamenter à la mort d'un de ses propres enfants ou d'un ami. "Parce que mon fils ou ma femme est morte, demande Télès, qui était l'un de ces Cyniques popularisant leur doctrine, est-ce une raison pour me négliger, moi qui suis encore en vie, ou pour cesser de veiller à mes biens ?" (The Hellenistic Age, Cambridge, 1923, p. 84 ff.)

Là, ça devient difficile d'éprouver de la sympathie pour "la vie simple", qui est devenue trop simple. On se demande qui appréciait ces sermons. Etait-ce les riches, qui souhaitaient pouvoir penser que les souffrances des pauvres étaient imaginaires ? Etait-ce les nouveaux pauvres, qui cherchaient à mépriser les affaires florissantes des business men ? Ou était-ce encore les sycophantes qui se persuadaient que la charité qu'ils acceptaient était peu de chose [pour ceux qui l'accordaient. Sycophante signifie en français dénonciateur hypocrite. Mais Russell l'utilise en anglais, langue dans laquelle ça veut dire "flatteur servile".] ? Télès dit à un homme riche :

"Tu donneras libéralement et je recevrai sans hésitation, sans me plaindre, ni me comporter de manière ignoble, ni gronder." Une doctrine très commode. Le Cynisme populaire n'enseignait pas l'abstinence de bonnes choses de ce monde, mais seulement une certaine indifférence vis-à-vis d'elles. Dans le cas d'un emprunteur, cela pouvait prendre la forme de la minimisation de l'obligation de rembourser le prêteur. On voit comment le mot "cynique" a pu acquérir son sens actuel.

Ce qu'il y avait de meilleur dans la doctrine cynique est passé dans le Stoïcisme, qui était globalement une philosophie mieux développée et plus complète.

Sceptiques

Le scepticisme, en tant que doctrine sur laquelle reposait une école, a pour la première fois était proclamé par Pyrrhon d'Élis, qui était soldat dans l'armée d'Alexandre, et participa aux campagnes jusqu'en Inde. Il semble que cela rassasia en lui le goût des voyages et qu'il passa le reste de sa vie dans sa ville natale, Élis (au nord-ouest du Péloponnèse), où il mourut vers -275 ou peu après. Il n'y avait pas grand chose de nouveau dans sa doctrine, au-delà d'une certaine systématisation et formalisation de doutes déjà exprimés. Le scepticisme concernant les sens avait troublé les philosophes grecs depuis les toutes premières époques de la philosophie ; les seules exceptions étant ceux, comme Parménide et Platon, qui déniaient carrément toute valeur de connaissance à la perception, et saisissaient l'occasion de ce déni pour se tourner vers le dogmatisme intellectuel.

Les Sophistes, notamment Protagoras et Gorgias, avaient été conduits, par les ambiguïtés et apparentes contradictions des perceptions provenant des sens, vers un subjectivisme qui n'était pas sans ressemblance avec celui de Hume. Pyrrhon semble (car il n'a sagement écrit aucun livre) avoir ajouté le scepticisme moral et logique à celui vis-à-vis des sens. On dit qu'il soutenait qu'il ne pouvait jamais y avoir de base pour préférer un ensemble d'actions plutôt qu'un autre. En pratique, cela voulait dire que chacun se conformait aux coutumes du pays où il habitait. Un disciple moderne [aux Etats-Unis] irait à l'église le dimanche et accomplirait les génuflexions correctes, mais sans souscrire à aucune des croyances qui sont supposées inspirer ces actions. Les anciens sceptiques se conformaient à tout le rituel païen, et étaient parfois même prêtres ; leur scepticisme leur assurait que leur comportement ne pouvait pas être erroné, et leur bon sens (qui avait survécu à leur philosophie) les assurait que c'était le plus commode.

Le scepticisme naturellement avait un attrait pour de nombreux esprits non-philosophiques. Les gens observaient la diversité des écoles le caractère acerbe de leurs disputes, et décidaient que tous autant qu'ils étaient prétendaient détenir des savoirs qui en fait étaient inaccessibles. Le scepticisme était la consolation de l'homme paresseux, puisqu'il déclarait que l'ignorant était aussi sage que l'homme réputé savant. Aux hommes qui, par tempérament, avaient besoin d'un évangile, cela pouvait être insatisfaisant, mais, comme toutes les autres doctrines de la période hellénistique, elle avait l'avantage d'être un antidote aux soucis [métaphysiques ou plus prosaïques]. Pourquoi se soucier de l'avenir ? C'est totalement incertain. Vous pouvez aussi bien jouir du présent ; "ce qui adviendra est encore incertain". Pour ces raisons, le scepticisme jouit d'une grande popularité.

Il faut observer que le Scepticisme, en tant que philosophie, n'est pas simplement le doute, mais ce qu'on pourrait appeler le dogme du doute, ou le doute dogmatique. L'homme de science dit "Je pense ceci ou cela, mais je ne suis pas sûr." L'homme qui a de la curiosité intellectuelle dit : "Je ne sais pas comment c'est, mais j'espère trouver." Le philosophe appartenant à l'école des Sceptiques dit : "Personne ne sait, et personne ne saura jamais." C'est cet élément de dogmatisme qui rend le système de pensée des Sceptiques vulnérable. Les Sceptiques, bien sûr, nient affirmer l'impossibilité de la connaissance pour des raisons dogmatiques, mais leurs dénégations ne sont pas très convaincantes.

Logique déductive et axiomes

Timon, le disciple de Pyrrhon, cependant, proposa quelques arguments intellectuels qui, du point de vue de la logique grecque, étaient très difficiles à réfuter. La seule logique admise par les Grecs était déductive, et tous les systèmes déductifs ont besoin d'un point de départ, comme Euclide qui fait démarrer ses exposés de quelques axiomes "self-évidents".

[Russell fait tout un plat de la différence entre la logique déductive et la logique inductive. Mais la "logique inductive", ça n'existe pas. C'est simplement le choix d'hypothèses explicatives parmi plusieurs possibles -- et la seule technique un peu formalisée (pas beaucoup) pour ce faire est le "Rasoir d'Ockham", qu'on verra quand on étudiera les Scolastiques.

La seule logique qui soit à proprement parler de la logique est déductive. Elle a été formalisée à l'aide de la théorie élémentaire des ensemble par des gens comme Morgan.

R. est fasciné par ce qu'il appelle la logique inductive, car il n'a été qu'un amateur en mathématiques, qu'il n'y a rien créé, et qu'il a sans succès cherché à "démontrer" la cohérence des mathématiques déductives à partir de certains axiomes.

La "logique inductive", encore une fois, ça n'existe pas. C'est juste le bon sens un peu élaboré pour choisir des explications possibles.]

Timon niait la possibilité de trouver les principes fondateurs à l'origine d'un système déductif [c'est-à-dire qu'il niait qu'il puisse y avoir des techniques pour sélectionner certains axiomes, au départ de chaînes de raisonnement déductif, plutôt que d'autres]. Tout, par conséquent, devra être prouvé par d'autres moyens, et tous les arguments seront soit circulaires, soit des chaînes infinies pendant d'un crochet lui-même suspendu à rien. Dans les deux cas rien ne peut être prouvé. Cet argument, comme nous pouvons le voir, mine les fondations de la logique aristotélicienne qui domina le Moyen Âge.

Russell argumente avec les Sceptiques, leur montrant qu'ils pourraient aller encore plus loin

Certaines formes de scepticisme qui, de nos jours, sont mises en avant par des gens qui ne sont en aucun cas de purs sceptiques, n'étaient pas venues à l'esprit des Sceptiques de l'Antiquité. Ils ne doutaient pas des phénomènes, ni ne remettaient en question les propositions, qui, d'après eux, n'étaient que l'expression de ce que nous pouvons connaître directement des phénomènes.

La plupart des travaux de Timon sont perdus, mais deux fragments qui ont survécu illustreront ce point. L'un dit : "Le phénomène est toujours valide." L'autre dit : "Que le miel soit doux, je me refuse à l'affirmer ; qu'il me semble doux, avec ça je suis d'accord." (Cité par Edwyn Bevan, Stoics and Sceptics, p. 126.)

Un Sceptique moderne soulignerait que le phénomène seulement se manifeste, et n'est ni valide ni invalide ; ce qui est valide ou invalide doit être une assertion, et aucune assertion peut être suffisamment étroitement liée à un phénomène pour ne pas pouvoir être invalidée. Pour la même raison, il dirait que l'assertion "le miel semble doux" est seulement hautement probable, pas absolument certaine.

[R. a une petite crise bénigne de ratiocination scolastique... C'est une remontée de sa formation de logicien aristotélicien en philosophie, comme on a des renvois avec le goût de petits pois pendant la digestion d'un gros repas.]

La doctrine de Timon est comparable à celle de Hume

A certains égards, la doctrine de Timon était très similaire à celle de Hume. Il soutenait que quelque chose qui n'a jamais été observé -- les atomes, par exemple -- ne pouvait pas de manière valide être déduit ; mais quand deux phénomènes étaient fréquemment observés ensemble, on pouvait à partir de l'observation de l'un inférer qu'on verrait l'autre aussi.

[Ce n'est rien de plus que de dire, de manière élaborée, qu'on a remarqué qu'après quelques heures de nuit correspond toujours le lever de soleil, donc on peut s'attendre quand la prochaine nuit aura déjà quelques heures que le soleil se lèvera...]

Timon vivait à Athènes durant les dernières années de sa longue vie, et il y mourut en -235. Avec sa mort, l'école de Pyrrhon d'Elis, en tant qu'école, prend fin, mais ses doctrines, quelque peu modifiées, furent reprises, aussi étrange que cela puisse paraître, par l'Académie, qui représentait la tradition platonicienne.

Le Scepticisme repris par l'Académie

L'homme qui accomplit cette surprenante révolution philosophique était Arcésilas de Pitane, un contemporain de Timon, qui mourut très âgé vers -240. Ce que la plupart des hommes ont retenu de Platon est une croyance en un monde supersensible intellectuel et en la supériorité de l'âme immortelle sur le corps mortel.

Mais Platon n'était pas un homme monolithique, et par certains aspects on peut considérer que le scepticisme a fait partie de son enseignement [se rappeler par exemple Thrasymaque le contradicteur de Socrate dans l'un des dialogues].

Le Socrate, dépeint par Platon, professait ne rien savoir ; nous prenons naturellement cela pour un trait d'humour, mais on peut aussi le prendre au sérieux. Nombre des dialogues n'arrivent à aucune conclusion, et visent à laisser le lecteur dans un état dubitatif. Certains -- la deuxième moitié du Parménide, par exemple -- peuvent être vus comme n'ayant d'autre but que de montrer que sur n'importe quelle question plusieurs points de vue peuvent être défendus avant autant de plausibilité.

La dialectique platonicienne peut être traitée comme une fin en soi, plutôt que comme un moyen [pour arriver à une conclusion ferme], et si on l'approche ainsi elle se prête admirablement à l'inclusion dans l'école du Scepticisme. Il semble que ce soit la façon dont Arcésilas ait interprété l'homme [Platon] qu'il professait continuer à suivre. Il avait décapité Platon, mais le torse qui restait n'en restait pas moins authentique.

La manière dont Arcésilas enseignait aurait beaucoup de mérites, si les jeunes gens qui apprenaient de lui n'avaient pas été paralysés par son enseignement. Il ne défendait aucune thèse, mais réfutait toute thèse avancée par un élève. Parfois il défendait lui-même deux points de vue contradictoires dans des occasions différentes, montrant comment argumenter de manière convaincante pour chacun d'eux. Un élève suffisamment vigoureux intellectuellement pour se rebeller aurait pu apprendre l'art du débat tout en évitant les erreurs ; en fait aucun ne semble avoir appris quoi que ce soit à part l'astuce [voir l'ergotage] et l'indifférence à la vérité. L'influence d'Arcésilas fut si grande que l'Académie resta un foyer de scepticisme pendant environ deux siècles.

Une ambassade grecque à Rome : Carnéade antagonise Caton

Au milieu de cette période sceptique, un incident amusant se produisit. Carnéade, un digne successeur d'Arcésilas à la tête de l'Académie, était l'un des trois philosophes envoyés par Athènes en mission diplomatique à Rome en l'an -156. Il ne vit aucune raison pour sa dignité d'ambassadeur l'empêchât de saisir l'occasion, aussi annonça-t-il une série de conférences ou leçons à Rome. Les jeunes gens, qui, à cette époque-là, voulaient à tout prix singer les manières grecques et acquérir la culture grecque, vinrent en grand nombre pour l'écouter.

Sa première leçon exposa les vues d'Aristote et de Platon sur la justice, et était tout à fait édifiante. Sa seconde, cependant, fut consacrée à réfuter tout ce qu'il avait dit dans la première, pas dans l'idée de parvenir de manière définitive aux conclusions opposées, mais simplement pour montrer qu'aucune conclusion n'est jamais garantie. Le Socrate de Platon [dont les vues avaient été présentées dans la première leçon] avait soutenu l'idée qu'infliger une injustice était un mal pire pour celui qui la perpétrait que pour celui qui la recevait.

Carnéade, dans sa deuxième leçon, traita cette affirmation de Socrate avec mépris. Les Grands Etats, fit-il observer, sont devenus grands en commettant des agressions injustes envers des voisins plus faibles ; à Rome, cela ne pouvait pas être nié. Dans un naufrage, vous pouvez sauver votre vie aux dépens de quelqu'un de plus faible, et vous seriez un fou de ne pas le faire. "Les femmes et les enfants d'abord", semblait-il penser, n'est pas une maxime qui conduit à la survie personnelle. Que feriez-vous si vous étiez en train de fuir devant un ennemi victorieux, vous aviez perdu votre cheval, mais trouviez un camarade blessé sur un cheval ? Si vous étiez raisonnable, vous le feriez tomber et prendriez son cheval, quel que soit ce que la justice ordonne. Toute cette argumentation pas très édifiants est surprenante chez un disciple officiel de Platon, mais il semble que cela ait plu aux jeunes romains à l'esprit moderne.

Il y avait un homme à qui cela ne plut pas et c'était Caton l'ancien, qui représentait le code moral austère, rigide, stupide et brutal, avec lequel Rome avait défait Carthage. De sa jeunesse à son grand âge, il vivait simplement, se levait tôt, pratiquait des travaux manuels exigeants, mangeait seulement de la nourriture grossière, et ne portait jamais une toge coûtant plus que 100 pennies. Vis-à-vis de l'Etat il était scrupuleusement honnête, évitant tous les pots de vin, et butin. Il exigeait des autres Romains toutes les vertus qu'il pratiquait lui-même, et déclarait qu'accuser et poursuivre les mauvais sujets était la meilleure chose qu'un honnête homme pût faire. Il imposait aussi, autant qu'il le pouvait, la vieille sévérité romaine en matière de comportement :

"Caton chassa du Sénat aussi, un certain Manilius, qui allait très certainement devenir Consul l'année suivante, simplement car il avait embrassé sa femme avec trop de tendresse durant la journée, et devant sa fille : et réprouvant cela, il lui dit que sa propre femme ne l'embrassait jamais, sauf quand il y avait du tonnerre." (Vie de Marcus Caton, dans les Vies de Plutarque, traduit vers l'anglais par North).

Quand il était au pouvoir, il limita le luxe et les fêtes. Il imposa à sa femme de nourrir au sein non seulement ses propres enfants, mais aussi ceux de ses esclaves, afin qu'ayant été nourris au même lait, ils puissent aimer ses enfants. Quand ses esclaves étaient trop vieux pour travailler, il les vendait sans état d'âme. Il insistait que ses esclaves ne devaient pas faire autre chose que travailler ou dormir pour regagner des forces. Il encourageait ses esclaves à se disputer entre eux, car "il ne pouvait pas accepter l'idée qu'ils fussent amis entre eux". Quand un esclave avait commis une faute grave, il appelait ses autres esclaves et les incitaient à le condamner à mort ; puis il appliquait la sentence de ses propres mains en présence des esclaves survivants.

Le contraste entre Caton et Carnéade était total : l'un brutal à travers une moralité qui était trop stricte et trop traditionnelle, l'autre ignoble à travers une moralité qui était trop lâche et trop infectée par la dissolution du monde hellénistique :

"Marcus Caton détestait que dès le début les jeunes Romains commencent à apprendre le grec, et que cette langue fût estimée à Rome : il craignait que le désir de connaissance et d'éloquence, ne rejette celui d'honneur et de gloire par les armes... Alors un jour il attaqua ouvertement dans le Sénat les Ambassadeurs grecs qui étaient là depuis trop longtemps, et n'avaient pas de message ; considérant aussi qu'ils étaient des hommes rusés, et pouvaient aisément convaincre de ce qu'ils voulaient. [Et maintenant un peu de charabia pour faire ancien et solennel, par les Classicists d'Oxford, avec un emploi à tort et à travers des pronoms] And if there were no other respect, this only might persuade them to determine some answer for them, and to send them home again to their schools, to teach their children of Greece, and to let alone the children of Rome, that they might learn to obey the laws and the Senate, as they had done before. Now he spake thus to the Senate, not of any private ill will or malice he bare to Carneades, as some men thought: but because he generally hated philosophy."

Les Athéniens, selon l'opinion de Caton, avaient un faible sens de la légalité ; cela n'avait pas d'importance pour eux s'ils s'étaient laissés dégradés par les ergotages sans profondeur des intellectuels, mais la jeunesse romaine devait rester puritaine, impérialiste, sans merci, et stupide. Il échoua cependant : les Romains, tout en conservant beaucoup des vices de Caton, adoptèrent aussi ceux de Carnéade.

Clitomaque de Carthage

Le directeur suivant de l'Académie, après Carnéade (c. -180, c. -110), était un Carthaginois dont le vrai nom était Hasdrubal, mais qui, dans ses rapports avec les Grecs, préférait se faire appeler Clitomaque. Contrairement à Carnéade, qui se limita à donner des leçons, Clitomaque écrivit 400 livres, certains en langue phénicienne. Ses principes semblent avoir été les mêmes que ceux de Carnéade. A certains égards, ils étaient utiles. Ces deux Sceptiques s'opposèrent à la croyance en la divination, la magie, et l'astrologie, qui se répandaient de plus en plus. Ils développèrent aussi une doctrine constructive, concernant les degrés de probabilité ; bien que ne puissions jamais être justifiés quand nous éprouvons une certitude, certaines choses sont plus probablement vraies que d'autres.

[R. nous ramène doucement vers sa fascination pour ce qu'il appelle la "logique inductive". En statistiques mathématiques on l'appelle "l'inférence statistique" : choisir la valeur d'un paramètre en fonction de données d'observation.

Supposons qu'une série d'observations x1, x2, ... xn proviennent soit d'une distribution fa soit d'une distribution fb. Comment choisir entre fa et fb ?

Les deux techniques les plus standard sont le maximum de vraisemblance, et la technique bayésienne.]

Les probabilités, disent Carnéade et Clitomaque, doivent être notre guide dans la pratique, puisqu'il est raisonnable d'agir selon l'hypothèse la plus vraisemblable [= l'hypothèse qui rend les observations les plus probables].

[C'est un grand problème en statistiques mathématiques, appelée en anglais "decision theory". Des gens comme Herman Chernoff ont signalé qu'il ne s'agissait pas d'être "raisonnables" dans un sens abstrait, mais de minimiser une fonction de coût. Des gens comme Von Neumann et Morgenstern ont enseigné que parfois il fallait "randomiser" nos choix.

Les Bayesiens -- dont je ne suis pas -- disent qu'il faut considérer des probabilités a priori, et les modifier en fonction d'observations. Et ils font constamment référence au "bon sens", comme dans la vidéo. Mais ils ne comprennent pas qu'en science, le bon sens n'a pas sa place.

C'était d'ailleurs curieux : les statistiques mathématiques ne manquaient pas de problèmes épistémologiques profonds et intéressants ; cependant la plupart des profs de stats étaient des intellects de second ordre sans profondeur, peu intéressés par ces problèmes, se contentant d'être des "tâcherons des théories scolaires" ; certain(e)s allaient jusqu'à l'académie dans leur pays.

Quant à la dispute virulente et interminable entre les "frequentists" et les "bayesiens", elle était très doctrinaire mais rares étaient ceux qui y montraient une grande sophistication.]

La plupart des philosophes modernes sont d'accord avec cette vue. [La vue de Carnéade et Clitomaque est vague. Les philosophes aussi. Les statisticiens ont construit des théories beaucoup plus précises et opérationnelles.]

Malheureusement, les livres exposant ces vues sont perdus, et il est difficile de reconstruire exactement ce que Carnéade et Clitomaque pensaient à partir des éléments épars dont on dispose.

Fin de la période sceptique de l'Académie, poursuite du Scepticisme ailleurs

Après Clitomaque, l'Académie [fondée par Platon, et située à Athènes] cessa d'être sceptique, et à partir d'Antiochos (qui mourut en -69) ses doctrines devinrent, pour des siècles, pratiquement indistinguables de celles des Stoïques.

[L'Académie de Platon, après de nombreuses tribulations, fermetures et renaissances, a été définitivement fermée par l'empereur de l'Empire romain d'Orient, Justinien, en +529.]

Le scepticisme, cependant, ne disparut pas complètement. Il fut relancé par le Crétois Aenesidemus [= Énésidème], qui venait de Knossos, où, pour ce que nous en savons, il a pu y avoir des Sceptiques deux mille ans plus tôt, faisant part à des membres intellectuellement dépravés de la cour de doutes sur la divinité de la Maîtresse des Animaux.

Les dates d'Énésidème sont incertaines [c. -80, c. +10]. Il jeta par dessus bord les doctrines "probabilistes" de Carnéade, et retourna à une forme plus ancienne de scepticisme. Son influence fut considérable ; il fut suivi par le poète Lucien de Samosate au deuxième siècle après J.-C., et surtout, un peu plus tard, par Sextus Empiricus, le seul philosophe sceptique de l'Antiquité dont les oeuvres aient survécu.

"Arguments contre la Croyance en Dieu" de Sextus Empiricus

Il y a, par exemple, un court traité, "Arguments contre la Croyance en Dieu", traduit par Edwyn Bevan dans son "Later Greek Religion", pp. 52-56, et dont Bevan pense qu'il a été repris par Sextus Empiricus de Carnéade, transmis par Clitomaque.

Ce traité commence en expliquant que, dans leur comportement, les Sceptiques sont orthodoxes : "Nous, les Sceptiques, nous conformons en pratique aux manières du monde, mais sans professer aucune opinion particulières à leur sujet. Nous parlons des Dieux comme s'ils existaient et nous les vénérons et déclarons qu'ils contrôlent la providence, mais en disant cela nous n'exprimons pas une opinion personnelle, et nous évitons la brutalité des dogmatiques."

Il défend ensuite l'idée que les gens diffèrent quant à leur opinion sur Dieu ; par exemple, certains pensent qu'Il a un corps, d'autres qu'Il est incorporel. Etant donné que nous n'avons pas d'expérience personnelle de Lui, nous ne pouvons pas connaître Ses attributs. L'existence de Dieu n'est pas évidente en soi, et par conséquent demande une preuve.

Il y a une argumentation plutôt confuse tendant à montrer qu'aucune telle preuve n'est possible. Il aborde ensuite le problème du mal, et conclut par ces mots :

"Ceux qui affirment positivement que Dieu existe ne peuvent pas éviter de tomber dans l'impiété. Car s'ils disent que Dieu contrôle toute chose, ils En font l'auteur des choses mauvaises aussi ; si, au contraire, ils disent qu'Il ne contrôle que certaines choses, ou même qu'Il ne contrôle rien, ils sont contraints d'admettre que Dieu est contrecarré dans ses volontés, voire même impotent, et cela est clairement une impiété aussi."

Déclin du scepticisme, il n'a rien à offrir à part le doute

Le Scepticisme, tout en continuant à présenter un attrait pour certains individus cultivés jusqu'au IIIe siècle après J.-C., était contraire au tempérament de l'époque [de l'apparition de la chrétienté entre 0 et 300 après J.-C.], qui se tournait de plus en plus vers des religions dogmatiques [nous verrons en détail le mithraïsme et la chrétienté] et des doctrines du salut.

Le scepticisme avait suffisamment de force pour que les hommes éduqués soient insatisfaits par les religions d'Etat, mais il n'avait rien de positif, même dans la sphère purement intellectuelle, à offrir à la place.

A partir de la Renaissance [c. 1400 ou c. 1500 selon qu'on est au sud ou au nord des Alpes], le scepticisme vis-à-vis des théologies a été secondé, chez la plupart de ses partisans, par une croyance enthousiaste en la science, mais dans l'Antiquité il n'y avait rien de tel pour seconder le doute.

Sans répondre aux arguments des Sceptiques, le monde antique s'éloigna d'eux. Les Olympiens [= les partisans de la religion grecque classique et sa variante latine] étant discrédités, la voie était libre pour une invasion des religions orientales [= essentiellement Perse, à la suite de la conquête d'Alexandre, et un peu (?) nord de l'Inde], qui étaient en compétition pour gagner les faveurs des superstitieux en attendant le triomphe de la chrétienté.