HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.3.4 : LE STOICISME

Le Stoïcisme, tout en étant contemporain de l'Epicurisme, a une plus longue histoire et moins de cohérence doctrinale. L'enseignement de son fondateur Zénon de Kition (-332, -262), au début du IIIe siècle avant J.-C., n'était certainement pas identique avec celui de Marc-Aurèle, né 450 plus tard, (+121, +180), dans la deuxième moitié du IIe siècle après J.-C. [appelé aussi "siècle des Antonins"].

Zénon était un matérialiste, dont les doctrines étaient, dans l'ensemble, une combinaison de Cynisme et d'Héraclite ; mais progressivement, par addition de Platonisme, les Stoïques abandonnèrent le matérialisme, au point qu'à la fin il n'y en avait plus trace.

[D'une certaine manière, c'est une convention induisant en erreur de désigner par le même nom la pensée de Zénon de Kition et celle de Marc-Aurèle.]

Leur doctrine éthique, il est vrai, ne changea pas beaucoup, et était ce que la plupart des gens regardaient comme la partie la plus importante du stoïcisme. Même à cet égard, néanmoins, il y a un changement de ce qui est mis en avant. A mesure que le temps passe, de moins en moins est dit sur les autres aspects du stoïcisme, et de plus en plus l'accent est mis sur l'éthique et sur les parties de la théologie qui se rapportent surtout à l'éthique.

En ce qui concerne tous les Stoïques des premiers âges, nous sommes handicapés par le fait que leurs travaux n'ont survécu que sous forme de fragments. En revanche Sénèque, Epictète et Marc-Aurèle, qui appartiennent aux 1er et 2eme siècles après J.-C. ont survécu sous forme d'ouvrages complets.

Le Stoïcisme est moins grec qu'aucune autre des écoles de philosophie que nous avons étudiées jusqu'à présent. Les premiers Stoïques étaient pour la plupart syriens [Zénon de Kition était de Chypre], et ceux tardifs étaient romains. William Woodthorpe Tarn (1869, 1967, voir son livre Hellenistic Civilization, p. 287) soupçonne des influences chaldéennes sur les Stoïques. Friedrich Ueberweg (1826, 1871) fait à juste titre observer qu'en hellénisant le monde barbare, les Grecs abandonnèrent ce qui ne convenait qu'à eux-mêmes.

Le stoïcisme, contrairement aux philosophies purement grecques précédentes, est émotionnellement étroit, et dans un certain sens fanatique ; mais il contient aussi des éléments religieux dont le monde ressentait le besoin, et que les Grecs ne semblaient pas capables de fournir. En particulier il plaisait aux dirigeants : "Presque tous les successeurs d'Alexandre -- nous pouvons dire tous les principaux rois qui ont existé dans les générations après Zénon de Kition -- se sont déclarés stoïciens", dit le professeur Gilbert Murray.

Gilbert Murray (1866-1957), ici vers 1900 ici vers 1930



Fondateur : Zénon de Kition (-332, -262)

Zénon était un Phénicien, né à Kition (l'actuelle Lanarca) à Chypre, dans la deuxième moitié du IVe siècle avant J.-C.

Île de Chypre, en méditerranée orientale Emplacement de Lanarca

Il semble probable qu'il venait d'une famille de commerçants, et que ce sont d'abord les affaires qui l'ont envoyé pour la première fois à Athènes. Mais une fois là-bas, il souhaita vivement étudier la philosophie. Les idées de Cyniques étaient celles qui lui plurent le plus parmi toutes les doctrines enseignées, mais il était aussi éclectique. Les disciples de Platon l'accusent l'avoir plagié l'Académie.

Socrate était le saint patron des Stoïques durant toute leur histoire ; son attitude durant son procès, son refus de fuir, son calme face à la mort, et son message que ceux qui commettent une injustice font plus de tort à eux-même qu'à leur victime, tout cela correspondait à la perfection avec l'enseignement des Stoïques ; de même que son indifférence à la chaleur et au froid, sa simplicité dans la nourriture et les vêtements, et sa complète indépendance vis-à-vis des conforts pour le corps.

Mais les Stoïques ne souscrivirent jamais à la doctrine des idées de Platon [l' "existence" d'un monde des idées pures, ce genre de truc], et la plupart rejetaient ses arguments en faveur de l'immortalité.

Seuls les Stoïques tardifs le suivirent en considérant que l'âme était immatérielle ; les premiers Stoïques partageaient avec Héraclite l'idée que l'âme était composée de feu matériel. Sur un plan littéral, cette doctrine se trouve aussi chez Epictète et Marc-Aurèle, mais il semble que chez eux le "feu" ne doive pas être pris au sens littéral de l'un des quatre éléments dont toute chose est composée.

Zénon n'avait pas de patience pour les subtilités métaphysiques. La vertu était ce qu'il considérait comme important ; et il n'attachait de valeur à la physique et la métaphysique que dans la mesure où elles contribuaient à la vertu. Il chercha à combattre les tendances métaphysiques de l'époque à l'aide du bon sens, ce qui en Grèce voulait dire le matérialisme. Les doutes exprimés par certains philosophes [Platon par exemple] sur les perceptions venant des sens l'agaçaient, et il poussa la doctrine opposée jusqu'à l'extrême.

[On notera quelques points :

"Zénon commença en affirmant l'existence du monde réel. 'Que voulez-vous dire par réel ?' demandait un sceptique. 'Je veux dire solide et matériel. Je veux dire que cette table est de la matière solide.' 'Et Dieu, demandait le sceptique, et l'âme.' 'Parfaitement solide, répondait Zénon, plus solide que tout ce qui se trouve sur cette table.' 'Et la vertu ou la justice ou la Règle de Trois ; aussi de la matière solide ?' 'Bien sûr, répondait Zénon, tout à fait solide' " (Gilbert Murray, The Stoic Philosophy, 1915, p. 25)

[On voit que Zénon avait un sens extensible du bon sens. En outre il parlait sans hésitation du caractère solide de l'âme ou de la règle de trois ; cela s'approche d'assez près des idées pures de Platon. En effet, pour Platon, la règle de trois est quelque chose de "pur" dans un monde des idées pures.

Un esprit moderne ne s'embarrasse plus de savoir "où" se trouve l'idée de la règle de trois, ou bien l'idée générale de chat. Ce sont des phénomènes -- la pensée -- qui posent certainement question (quelle est leur nature ? comment ça marche ? pourquoi perçoit-on des pensées ?), mais pour lesquelles on n'a pas de réponses. D'autant moins que n'est pas clair "ce qui constituerait une réponse ?"

La science moderne, pour moi, est faite de modèles intellectuels, logiques, de la réalité. Et elle est intéressante dans la mesure où elle est opérationnelle (on peut agir), et prédictive (surtout de faits inattendus). Quand elle se contente d' "expliquer" sans prédire -- n'en déplaise à René Thom et son livre "Prédire n'est pas expliquer" -- elle n'a pas grand intérêt.]

Il est évident, arrivé à ce point, que Zénon, comme tant d'autres, a été conduit par son zèle anti-métaphysique vers la construction de sa propre métaphysique.

[Métaphysique = ensemble d'explications données pour l' "existence" d'un univers, des hommes, des animaux, des choses, et de lois et prinipes (auxquels "il faut" se confomer) dans cet univers. Bref c'est tout ce qui n'est pas accessible à la science, mais que se veut distinct de la religion, surtout de la religion révélée, et qui prétend être de la science/connaissance à la limite de ce qu'il est possible de connaître. La métaphysique fait généralement grand usage de Dieu ou de déités, car comment expliquer autrement l' "existence" d'un monde ? Elle contre différentes objections en disant parfois que Dieu "est" la Nature (cf. Spinoza). Puis elle poursuit en détaillant les motivations, pensées et actions de ce ou ces dieux... C'est aussi bien que de passer son temps en jouant aux osselets...]

Doctrine principale du Stoïcisme

La principale doctrine à laquelle l'école a adhéré avec constance concerne le déterminisme cosmique et la liberté humaine. Zénon croyait que le hasard n'existait pas et que l'évolution temporelle de la nature était déterminée de façon rigide par les lois naturelles. A l'origine il y avait seulement le feu ; ensuite émergèrent peu à peu les autre éléments -- l'air, l'eau, la terre, dans cet ordre. Mais tôt ou tard il y aura une conflagration cosmique et tout redeviendra du feu.

[Noter que l'intérêt porté par les hommes modernes des XXe et XIXe siècles pour la physique antique est d'ordre magique : on a le sentiment que ces Anciens avaient, peut-être, accès à une connaissance qui nous permettrait de connaître l'univers sans avoir à l'étudier avec peine et effort. C'est le même sentiment qui pousse les esprits faibles à se tourner vers des gourous -- préférablement ésotériques -- en espérant obtenir enfin une explication de ce monde qui leur paraît si incompréhensible et les effraie tant. Les gourous ne donnent en réalité que des consignes pour vivre intellectuellement et émotionnellement asservi. Et les connaissances physiques des Anciens sont du même ordre. Du reste les chefs de file d'école philosophique antique avaient ce même caractère de gourous dominateurs.]

Ce feu qui adviendra, selon la plupart des Stoïques, n'est pas la consomption finale, comme la fin du monde dans la doctrine chrétienne, mais seulement la conclusion d'un cycle ; l'ensemble du processus se répétera indéfiniment. Tout ce qui se produit s'est déjà produit avant, et se produira à nouveau, non pas une fois, mais un nombre infini [dénombrable] de fois.

Jusqu'ici, la doctrine peut sembler sans joie, et à aucun égard plus réconfortante que le matérialisme ordinaire comme celui de Démocrite. Mais ce n'était qu'un de ses aspects. Le cours de la nature [= son évolution temporelle], dans le Stoïcisme aussi bien que dans la théologie du XVIIIe siècle, était ordonné par un Grand Maître du monde ["Lawgiver"] qui était aussi une Providence bienveillante. Jusque dans les moindres détails, le tout était conçu afin de s'assurer d'atteindre certains buts finaux par les lois de la nature.

[On imagine comme les physiciens des années 1920, qui ont donné au hasard un rôle fondamental, ontologique, dans les lois de la nature, ont dû penser aux philosophes antiques et leurs diverses théories, et ont dû débattre violemment, mélangeant physique et philosophie. Einstein a prononcé la phrase célèbre "Dieu ne joue pas aux dés", exprimant simplement son déterminisme. Mais c'est lui aussi qui a lancé avec Schrödinger l'étude de l'intrication... qui est encore plus déroutante même que le hasard, car elle semble violer la localité. C'est encore Einstein qui a dit que cela était "une action fantomatique à distance". En fait elle viole certains aspects de la localité, mais elle ne viole pas le principe qu'un signal ne va pas plus vite que la vitesse de la lumière.]

Ces buts, sauf dans la mesure où ils concernent des dieux et des démons, se trouvent dans la vie de l'homme. Tout a un but lié aux êtres humains. Certains animaux sont bons à manger, certains offrent des tests du courage ; même les puces de lit sont utiles, puisqu'elles nous aident à nous réveiller le matin et ne pas rester trop longtemps au lit. Le Pouvoir suprême est parfois appelé Dieu, parfois Zeus. Sénèque distingue ce Zeus de l'objet de la croyance populaire, qui est lui aussi réel, mais subordonné.


Dieu n'est pas séparé du monde ; Il est l'âme du monde, et chacun d'entre nous contient une partie du Feu Divin.

[On note aussi la fascination des Anciens pour le "feu", qui d'un point de vue moderne n'est qu'un phénomène naturel, chimique, parmi beaucoup d'autres, comme les explosions, les chocs, le mouvement, la dissolution, les transformations physico-chimiques diverses, et même la transmutation atomique.

Il est possible, même vraisemblable que cette fascination pour le feu remonte à des dizaines ou plutôt des centaines de milliers d'années quand l'homme a commencé à le maîtriser, et qu'il apparaissait si puissant, utile et mystérieux.

On est pris de vertige quand on pense à tout ce qui s'est passé au sein de l'humanité avant que l'histoire ne commence à tenir un registre. Certes l'humanité était infiniment moins nombreuse qu'aujourd'hui (7,5 milliards) ou même qu'en l'an 0 (170 millions). En -20 000 n'y avait pas d'empire, pas de royaume, pas de ville, pas de sédentarisation, pas d'agriculture. Mais il y avait des tribus, avec des chefs, un tout petit peu d'ordre social sans doute. Homo sapiens serait sorti d'Afrique, forcément par petites bandes, vers -150 000 ou -200 000 ans. D'autres hommes plus anciens qu'homo sapiens sont sortis d'Afrique il y a 2 millions d'années.

Il y avait certainement des langues, depuis au moins -200 000 ans dit-on. Même au sein des singes il y a des langages élaborés. Même mes chats savent exprimer avec fermeté ce qu'ils veulent. Et les abeilles communiquent entre elles de manière très élaborée.]

Toutes les choses font partie d'un seul système, qui est appelé la Nature ; la vie individuelle est bonne quand elle est en harmonie avec la Nature. En un sens, chaque vie est en harmonie avec la Nature, puisqu'elle est telle que les lois de la Nature l'ont voulue ; mais dans un autre sens une vie humaine est seulement en harmonie avec la Nature quand la volonté individuelle est dirigée vers des buts qui sont parmi ceux de la Nature. La vertu consiste en une volonté en accord avec la Nature. Les mauvais, bien que par la force des chose ils obéissent à la loi divine, le font involontairement ; dans la parabole de Cléanthe, ils sont comme des chiens attachés à une charrette, et forcés d'aller où va la charrette.

[Toujours cette tentative farouche, comme dans un bras de fer, d'imposer des buts et une volonté à ce qu'on observe dans la nature. Et toujours ce passage immédiat d'observations très superficielles et "de bon sens" (avec nos catégories habituelles) de ce qui est, vers des théorisations aussi échevelées que risibles.

C'est pratiquement le drame de toute la philosophie de -600 à +2019 : chercher à se substituer à la religion, en singeant la connaissance, en proposant des "systèmes" explicatifs complets -- qui masquent mal leur but de justifier généralement l'ordre établi -- qui prétendent se passer de toute observation patiente et n'avoir besoin que de "réflexion profonde".]

Dans la vie d'un homme individuel, la vertu est le seul bien ; les choses comme la santé, le bonheur, les possessions, n'ont pas d'importance. Etant donné que la vertu réside dans la volonté, toutes les choses qui sont bonnes ou mauvaises dans la vie d'un homme dépendent seulement de lui. Il peut devenir pauvre, mais et alors ? Il peut continuer à être vertueux. Un tyran peut le mettre en prison, mais il peut mourir noblement, comme Socrate. D'autres hommes n'ont de pouvoir que sur les choses extérieures ; la vertu, qui seule est bonne, repose entièrement sur l'individu. Par conséquent chaque homme est parfaitement libre, à la condition qu'il s'émancipe des désirs banals. C'est seulement par une erreur de jugement que de tels désirs prévalent ; le sage dont les jugements sont vrais est le maître de son destin dans tout ce qu'il valorise, puisqu'aucune force extérieure ne peut le priver de sa vertu.

Commentaires sur la doctrine principale stoïcienne

Il y a des difficultés logiques dans cette doctrine.

[Il y a aussi, tout simplement, qu'elle est contraire aux lois de la Nature. Un être vivant supérieur, humain ou autre, ne peut pas se satisfaire de cette privation du bonheur, des plaisirs, de la santé, etc. Il ne peut pas se recroqueviller en quelque sorte dans cette situation où tout est subi, même les pires avanies, et où il dit "tout va bien" et continue à être "vertueux". Dans ce cas-là un caillou est le plus philosophe des êtres !

En d'autres termes, c'est encore une doctrine de gourou pour vous apprendre à accepter votre sort passivement, sous la direction intellectuelle et émotionnelle de maîtres à penser.

Cependant une forme atténuée du stoïcisme, où l' "on prend les épreuves de la vie avec philosophie" me convient.

Tournons-nous vers ce qu'a à dire Russell, qui aime bien ferrailler avec les philosophies antiques sur un plan logique.]

Si la vertu est réellement le seul bien [et la seule bonne conduite], une Providence bienveillante doit seulement s'occuper de causer la vertu, cependant les lois de la Nature ont produit une abondance de pécheurs. Si la vertu est le seul bien, il n'y a pas de raison de s'élever contre la cruauté et l'injustice, puisque, comme les Stoïques ne se lassent pas de le souligner, la cruauté et l'injustice offrent à celui qui souffre les meilleures occasions de pratiquer sa vertu. Si le monde est complètement déterministe, les lois de la nature décideront si je dois être vertueux ou pas. Si je suis mauvais, la Nature me force à être mauvais, et la liberté, que la vertu donnerait, n'est pas possible pour moi.

Pour un esprit moderne, il est difficile d'éprouver de l'enthousiasme pour une vie vertueuse, si elle ne conduit à rien. Nous admirons un homme de médecine qui risque sa vie dans une épidémie de peste, car nous pensons que la maladie est un mal, et nous espérons diminuer sa fréquence. Mais si la maladie n'est pas un mal, l'homme de médecine peut aussi bien rester confortablement à la maison.

Pour le stoïque, sa vertu est une fin en soi, pas quelque chose pour atteindre le bien.

Et quand nous prenons une vue plus en hauteur, quel est le résultat ultime ? Une destruction du monde actuel par le feu, et une répétition de tout le processus. Y a-t-il quelque chose de plus pathétiquement futile ? [Mais, R., on parle de dizaines de milliards d'années !!!] Il peut y avoir un peu de progrès ici ou là, pendant un certain temps, mais à long terme il n'y a que récurrence. Quand nous voyons quelque chose d'insupportablement pénible, nous souhaitons qu'à terme cela va s'arranger ; mais le Stoïque nous assure que ce qui se passe se passera à nouveau. La Providence, qui voit le tout, devrait, semble-t-il à un esprit raisonnable, à la fin devenir lasse de désespoir.

Froideur et insensibilité de la doctrine stoïque

Une certaine froideur accompagne la conception stoïcienne de la vertu. Non seulement les mauvaises passions sont condamnées, mais toutes les passions. Le sage n'éprouve pas d'empathie ; quand sa femme ou ses enfants meurent, il se dit que cet événement n'est pas un obstacle à sa propre vertu, par conséquent il ne souffre pas profondément. L'amitié, tant exaltée par Epicure, est belle et bonne, mais elle ne doit pas être poussée au point que les infortunes de votre ami puissent détruire votre calme olympien. En ce qui concerne la vie publique, cela peut être votre devoir de vous y engager, puisque cela donne des occasions pour la justice, le courage, et ainsi de suite ; mais vous ne devez pas être mû par le désir d'être un bienfaiteur de l'humanité, puisque les bienfaits que vous pouvez conférer comme la paix, ou un approvisionnement plus satisfaisant de denrées alimentaires ne sont pas des vrais bienfaits, et, en tout cas, rien n'a d'importance pour vous que votre propre vertu.

Le Stoïque n'est pas vertueux pour faire le bien, il fait le bien pour être vertueux. Il ne lui vient pas à l'esprit d'aimer son voisin comme lui-même ; l'amour, sauf dans un sens superficiel, est absent de sa conception de la vertu.

Quand je dis ceci, je pense à l'amour en tant qu'émotion, pas en tant que principe. En tant que principe, les Stoïques prêchent l'amour universel ; ce principe se trouve dans Sénèque et ses successeurs, et a été probablement emprunté aux anciens Stoïques.

La logique de cette école de pensée conduisit à des doctrines qui furent adoucies par l'humanité de ses adhérents, lesquels ont été de bien meilleurs hommes que s'ils avaient été parfaitement cohérents. Kant, qui leur ressemble, dit que vous devez être bon envers votre frère, non pas parce que vous l'aimez mais parce que la loi morale vous enjoint d'être bon ; je doute, cependant, que, dans sa vie privée, il vécût conformément à ce précepte.

Quittons ces généralités, et venons-en à l'histoire du Stoïcisme.

Histoire du Stoïcisme

(Pour les sources de ce qui suit, voir Bevan, Later Greek Religion, p. 1 et seq.)

De Zénon, seulement des fragments sont arrivés jusqu'à nous. D'après ceux-ci il semble qu'il ait défini Dieu comme l'esprit plein de feu du monde, qu'il ait dit que Dieu avait une substance corporelle, et que l'ensemble de l'Univers formait la substance de Dieu ; Tertulien dit, selon Zénon, que Dieu est dans la structure matérielle de l'univers comme le miel dans les plaques d'une ruche. Selon Diogène Laërce, Zénon soutenait que la Loi Générale, qui est la Raison Correcte, pénétrant toute chose, était la même chose que Zeus, la Tête Suprême du gouvernement de l'univers : Dieu, Esprit, Destinée, Zeus sont une seule et même chose. La Destinée est une force qui fait se mouvoir la matière ; "Providence" et "Nature" sont d'autres noms pour elle.

Zénon pense qu'il ne devrait pas y avoir de temples dédiés aux dieux : "De construire des temples, il n'est pas besoin : car un temple ne doit pas être considéré comme quelque chose d'une grande valeur ou saint en quoi que ce soit. Rien ne peut avoir beaucoup de valeur ou être saint, s'il s'agit de l'ouvrage d'ouvriers et constructeurs."

Il semble que, comme les Stoïciens d'époques ultérieures, il ait cru en l'astrologie et la divination. Cicéron dit qu'il attribuait des pouvoirs divins aux étoiles. Diogène Laërce dit : "Les Stoïciens considèrent toutes sortes de divinations comme valides. Il doit y avoir la possibilité de divination, disent-ils, s'il existe une telle chose que la Providence. Ils prouvent la réalité de l'art de la divination par le nombre de cas où les prédictions se sont avérées correctes, comme le dit Zénon." Chrysippe est explicite sur ce sujet.

Les principes de la doctrine stoïque en ce qui concerne la vertu ne sont pas mentionnés dans les fragments de Zénon qui ont survécu, mais il semble qu'il prônait la vertu.

Cléanthe

Cléanthe d'Assos, le successeur immédiat de Zénon, est important pour deux choses. Premièrement : comme nous l'avons déjà vu, il soutenait qu'Aristarque de Samos devait être poursuivi pour impiété car il avait fait du soleil, au lieu de la terre, le centre de l'univers. La deuxième chose est son Hymne à Zeus, dont une bonne partie aurait pu avoir été écrite par Pope, ou n'importe quel autre chrétien dans le siècle après Newton. Encore plus chrétienne est la courte prière de Cléanthe :

Lead me, O Zeus, and thou, O Destiny, Lead thou me on. To whatsoever task thou sendest me, Lead thou me on. I follow fearless, or, if in mistrust I lag and will not, follow still I must..

[flemme de traduire de l'anglais-amphigouri produit par les classicistes d'Oxford, en traduction du grec, pour faire ancien]

Chrysippe

Chrysippe de Soles (-280, -206), qui succéda à Cléante, fut un auteur prolifique ; on dit de lui qu'il a écrit 705 livres. Il rendit le Stoïcisme systématique et pédant. Il soutint que seul Zeus, le Feu Suprême, est immortel ; les autres dieux, y compris le soleil et la lune, ont eu une naissance et sont mortels. On dit qu'il a considéré que Dieu n'avait pas de part dans la causation du mal, mais il n'est pas clair comment il réconcilie cela avec le déterminisme. Ailleurs il traite du mal à la manière d'Héraclite, maintenant que les opposés s'impliquent l'un l'autre, et que le bien sans le mal est impossible : "Il n'y a rien de plus inepte que les gens qui supposent que le bien pouvait exister sans l'existence du mal. Le bien et le mal étant antithétiques, les deux ont besoin d'exister en opposition." En soutien de cette doctrine il fait appel à Platon, pas à Héraclite.

Chrysippe maintenait que l'homme bon est toujours heureux et le mauvais malheureux, et que le bonheur de l'homme bon ne diffère en rien de celui de Dieu. Sur la question de savoir si l'âme survit à la mort, il y avait un conflit d'opinions. Cléanthe maintenait que toutes les âmes survivent jusqu'à la prochaine conflagration universelle (quand tout est absorbé dans Dieu) ; mais Chrysippe maintenait que cela n'était vrai que des âmes des sages. Il était moins exclusivement tourné vers l'éthique que les Stoïciens ultérieurs ; en fait, il déclara la logique fondamentale. Le syllogisme hypothétique [inférence ?] et le syllogisme disjonctif [?], de même que le mot "disjonction", sont dus aux Stoïciens ; de même que l'étude de la grammaire et l'invention des "cas" de déclinaison. (Voir Barth, "Die Stoa", 4e édition, Stuttgart, 1922.)

Théorie de la connaissance

Chrysippe, ou d'autres Stoïciens inspirés par son oeuvre, avait une théorie élaborée de la connaissance, dans l'ensemble empirique et basée sur la perception, bien qu'ils permissent certaines idées et principes, qu'ils déclaraient être établis par le consensus gentium, c'est-à-dire l'accord de tout le monde. Mais Zénon, aussi bien que les Stoïques romains, regardait toutes les études théoriques comme subordonnées à l'éthique : il disait que la philosophie est comme un verger, dans lequel la logique est les murs, la physique les arbres, et l'éthique les fruits ; ou comme un oeuf, où la logique était la coquille, la physique le blanc, et l'éthique le jaune. Chrysippe, semble-t-il, accordait plus de valeur indépendante aux études théoriques. Peut-être que son influence explique le fait que parmi les Stoïques il y eut plus de gens [que parmi les autres écoles de philosophie] qui firent faire des avancées aux mathématiques et aux autres sciences.

Développements après Chrysippe : 1) Panétios de Rhodes et Posidonios d'Apamée

Le stoïcisme, après Chrysippe, a été considérablement modifié par deux hommes importants, Panétios et Posidonios. Panétios introduisit un élément considérable de platonisme, et abandonna le matérialisme. C'était un ami de Scipion le jeune, et il eut une influence sur Cicéron, à travers qui, principalement, le stoïcisme devint connu des Romains. Posidonios, dont Cicéronsuivit l'enseignement à Rhodes, l'influença encore plus. Posidonios avait lui-même suivi l'enseignement de Panétios, qui mourut vers -110.

Posidonios (c. -135, -51) était un Grec syrien, qui était enfant quand l'empire Séleucide s'acheva [sous la poussée des Romains]. Peut-être que c'est son expérience de l'anarchie en Syrie qui le fit voyager vers l'ouest, d'abord à Athènes, où il s'imprégna de la philosophie stoïque, puis encore plus loin, jusqu'aux régions occidentales de l'empire romain. "Il vit de ses propres yeux le coucher du soleil sur l'Atlantique au-delà des limites du monde connu, et la côte africaine au-delà de l'Espagne, où les arbres étaient remplis de singes, et les villages peuplés de barbares à l'intérieur des terres depuis Marseille, où des têtes humaines pendues aux portes d'entrée des maisons comme trophée étaient une vision courante."

Il devint un écrivain prolifique sur les sujets scientifiques ; en effet, l'une des raisons de ses voyages était le souhait d'étudier les marées, ce qui ne pouvait pas être fait en Méditerranée. Il fit du très bon travail en astronomie ; comme nous avons vu dans le chapitre I.2.14 (Les mathématiques et l'astronomie grecques à la fin de l'Antiquité) son estimation de la distance de la terre au soleil était la meilleure de l'Antiquité. (Il estima aussi qu'en partant de Cadix en bateau vers l'ouest, l'Inde pourrait être atteinte après avoir navigué 70 000 stades. "Cette remarque a été la fondation ultime de la confiance de Christophe Colomb." William Woodthorpe Tarn, Hellenistic Civilisation, p. 249.) Il fut aussi un historien notable -- il poursuivi le travail de Polybe. Mais c'est surtout en tant que philosophe éclectique qu'il fut connu : il combina au Stoïcisme beaucoup des enseignements de Platon, que l'Académie, durant sa phase sceptique, semblait avoir oubliés.

Cette affinité avec Platon apparaît dans son enseignement sur l'âme et la vie après la mort. Panétios avait dit, comme l'avaient fait la plupart des Stoïques, que l'âme périssait avec le corps. Posionius, au contraire, disait qu'elle continuait à vivre dans l'air, où, dans la plupart des cas, elle demeurait inchangée jusqu'à la prochaine conflagration mondiale [= fin du monde, et naissance d'un nouveau, dans le cycle mentionné plus haut]. Il n'y a pas d'enfer, mais les mauvaises âmes, après la mort, ne sont pas aussi chanceuses que les bonnes, car le péché rend les vapeurs de l'âme boueuses, et l'empêchent de s'élever aussi haut que les bonnes. Les très mauvaises restent près du sol et sont réincarnées ; les vraiment bonnes s'élèvent jusqu'à la sphère étoilée et passent leur temps à contempler la course des étoiles. Elles peuvent aider d'autres âmes ; cela explique (pense-t-il) pourquoi l'astrologie est vraie.

Bevan suggère que, grâce à cette relance des notions orphiques et l'incorporation de croyances néo-pythagoriciennes, Posidonios a peut-être pavé la voie vers le Gnosticisme. Il ajoute, fort justement, que ce qui a été fatal aux philosophies comme celle de Posidonios n'a pas été la chrétienté mais la théorie copernicienne. Cléanthe avait raison de considérer Aristarque de Samos comme un dangereux ennemi.

Développements après Chrysippe : 2) Sénèque, Épictète et Marc-Aurèle

Beaucoup plus important historiquement (mais pas philosophiquement) que les premiers Stoïciens furent les trois représentants liés au monde romain : Sénèque, Épictète, et Marc-Aurèle -- respectivement un ministre, un esclave et et un empereur.

Sénèque (c. -3, + 65) était un Espagnol, dont le père était un homme cultivé vivant à Rome. Sénèque embrassa une carrière politique, et fut un avocat au succès modéré quand il fut banni en Corse (en +41) par l'empereur Claude, car il avait suscité les foudres de l'impératrice Messaline. Agrippine, la seconde femme de Claude, rappela Sénèque d'exil en +48 et le nomma tuteur de son fils, âgé de 11 ans. Sénèque eut moins de chance avec son élève qu'Aristote, car le fils qu'Agrippine confia aux soins de Sénèque était le futur empereur Néron.


Reine Boadicée haranguant les Bretons (d'Angleterre), par le peintre John Opie

Bien qu'en tant que stoïque Sénèque détestait officiellement les richesses, il amassa une fortune immense, qui se montait disait-on à 300 millions de sesterces (environ 12 millions de dollars de 1940). Il obtint une bonne partie de celle-ci en prêtant de l'argent en Angleterre ; selon l'historien romain Dion Cassius, les taux d'intérêt excessifs qu'il exigeait sont parmi les causes de la révolte dans ce pays. L'héroïque reine Boadicée, si c'est vrai, conduisit une rébellion contre le capitalisme tel que pratiqué par le philosophe apôtre de l'austérité.

[Luicien Jephagnon dit qu'à cette occasion 70 000 Romains périrent en Angleterre, voir "Histoire de la Rome antique".]

Progressivement, à mesure que les excès de Néron devenaient de plus en plus patents, Sénèque tomba en défaveur. Il fut longuement accusé, à juste titre ou non, de complicité dans une vaste conspiration pour assassiner Néron et mettre à sa place un nouvel empereur -- certains disent Sénèque lui-même -- sur le trône. Considérant ses états de services passés, on lui permit de se suicider (en +65).

Sa fin fut édifiante. D'abord, quand il fut informé de la décision de l'empereur, il s'attela à la tâche de rédiger son testament. Quand on lui dit qu'il n'y avait pas de temps pour un travail aussi long, il se tourna vers sa famille qui était en pleurs et dit en substance : "Ce n'est pas grave, je vous laisse ce qui a bien plus de valeur que les richesses terrestres, l'exemple d'une vie vertueuse." Il s'ouvrit ensuite les veines, et appela ses secrétaires pour qu'ils notent ses dernières paroles ; d'après Tacite, son éloquence continua jusqu'à ses derniers moments. Son neveu, le poète Lucain, souffrit une mort comparable vers la même époque, et expira en récitant ses vers.

Sénèque fut jugé par la postérité plutôt pour ses admirables préceptes que pour ses pratiques douteuses. Plusieurs Pères de l'Eglise le déclarèrent un chrétien, et une correspondance supposée entre lui et Saint-Paul fut considérée comme authentique par des hommes comme Saint Jérôme [voir chapitres ultérieurs sur les Pères de l'Eglise dans le livre II].

Épictète (né vers +60, mort vers +100) est un type d'homme très différent, mais très proche en tant que philosophe. C'était un Grec, à l'origine un esclave d'Epaphrodite, puis un homme libre de Néron et finalement son ministre. Il était invalide, disait-on, à la suite d'une punition cruelle du temps de son esclavage. Il vécut et enseigna à Rome jusqu'à +90, quand l'empereur Domitien, qui n'avait aucun usage pour les intellectuels, bannit tous les philosophes. C'est alors qu'Épictète se retira à Nicopolis en Epire, où il mourut après encore quelques années consacrées à écrire et enseigner.

Marc-Aurèle (120, 180) était à l'autre extrémité de l'échelle sociale. C'était un fils adoptif du bon empereur Antonin le Pieux, qui était son oncle et son beau-père, à qui il succéda en 161, et dont il révérait la mémoire. En tant qu'empereur, il appliqua les vertus stoïques. Il avait un grand besoin de courage, car son règne fut marqué par des calamités -- tremblements de terre, épidémies, guerres longues et difficiles, insurrections militaires. Ses Méditations, qui sont adressées à lui-même, et n'étaient apparemment pas destinées à la publication, montrent qu'il trouvait ses responsabilités publiques un fardeau, et qu'il souffrit d'une grande lassitude.

Son seul fils, Commode, qui lui succéda, se révéla être un des pires parmi les mauvais empereurs, mais dissimula avec succès ses penchants vicieux tant que vécut son père.

[Voir Jerphagnon, op. c., pour une présentation moins caricaturale des différents empereurs romains.]

Faustine, la femme du philosophe, fut accusée, peut-être injustement, d'immoralité grossière, mais il ne la soupçonna jamais, et après la mort de celle-ci prit la peine de la faire déifier.

Il persécuta les chrétiens, car ils rejetaient la religion d'Etat, qu'il considérait comme politiquement nécessaire. Dans toutes ses actions, il était consciencieux, mais dans la plupart il échoua. C'est une figure pathétique : dans une liste de désirs futiles auxquels il faut résister, celui qu'il trouve les plus séduisant est le désir de retirer pour vivre à la campagne. Il n'en eut jamais l'occasion. Certaines de ses Méditations furent écrites quand il était en campagne militaire, loin de Rome, et la dureté de la vie de camp finit par causer sa mort.

Il est remarquable qu'Epictète et Marc-Aurèle soient en parfait accord sur toutes les questions philosophiques. Cela suggère que, bien que les circonstances sociales affectent la philosophie d'une époque, les circonstances individuelles ont moins d'importance qu'on ne le croie souvent sur la philosophie d'une personne. Les philosophes sont généralement des hommes d'une certaine largeur d'esprit, qui peuvent laisser de côté les accidents de leurs propres vies ; mais même eux ne peuvent pas s'élever au-dessus des conceptions générales du bien et du mal de leur temps. Dans les mauvais jours il invente des consolations ; dans les bons jours leurs centres d'intérêt sont purement intellectuels.

L'âge des Antonins : une vision contrastée par les historien

Gibbon [prononcer : /ˈɡɪbən/, c'est-à-dire Guibeune], dont l'histoire détaillée commence avec les vices de Commode, s'accorde avec la plupart des auteurs du XVIIIe siècle pour dire que la période des Antonins était un âge d'or.

[Les Antonins sont une dynastie d'empereurs romains qui ont régné entre 96 et 192 apr. J.-C. Les cinq premiers empereurs du siècle d'or des Antonins entrent dans l'histoire sous le nom des « Cinq bons empereurs », expression inventée en 1503 par le penseur humaniste Machiavel et reprise dans l’ouvrage Histoire de la décadence et de la chute de l’Empire romain de l'historien Edward Gibbon en 1776 pour désigner Nerva, Trajan, Hadrien, Antonin le pieux et Marc Aurèle dont le règne marque l'apogée de l'empire romain qui ne sera jamais plus aussi riche et pacifié qu'à cette époque. Source : Wikipedia]

"Si on demandait à un homme, dit-il, de souligner la période de l'histoire du monde, durant laquelle la condition de la race humaine fut la plus heureuse et prospère, il nommerait sans hésitation celle qui va de la mort de Domitien (en +96) à l'accession de Commode (en +180).

Il n'est pas possible d'être totalement d'accord avec ce jugement de Gibbon. Le mal de l'esclavage causait d'immenses souffrances, et minait la vigueur du monde ancien. Il y avait des spectacles de combats de gladiateurs contre des bêtes féroces, qui étaient indiciblement cruels et ont dû corrompre la moralité des populations qui appréciaient ces spectacles.

Marc-Aurèle, il est vrai, émit un décret selon lequel les gladiateurs devaient se battre avec des épées émoussées ; mais cette réforme dura peu de temps, et il ne fit rien pour empêcher les combats contre des bêtes sauvages.

Le système économique était en piteux état ; la superficie des terres cultivées en Italie diminuait, et la population de la ville de Rome dépendait pour sa subsistance de la distribution gratuite de blé en provenance des provinces.

[En d'autres termes, Rome ne produisait pas de richesse allant vers les provinces en échange du blé qu'elle recevait. La population romaine vivait sur le dos des autres.]

Toutes les initiatives étaient concentrées entre les mains de l'empereur et de ses ministres ; à travers tout le vaste empire, personne, sauf en de rares cas de rébellion générale, ne pouvait faire quoi que ce soit à part se soumettre.

Les hommes se tournaient vers le passé quand ils voulaient penser à ce qu'il y avait de mieux ; l'avenir, ressentaient-ils, serait au mieux une période de lassitude, et au pire d'horreur.

Quand nous comparons le ton de Marc-Aurèle avec celui de Francis Bacon [1561, 1626], John Locke [1632, 1704], ou Nicolas de Condorcet [1743, 1794], nous voyons la différence entre un âge las et un âge rempli d'espoir. Dans un âge rempli d'espoir, les grands maux du présent peuvent être endurés, parce qu'on pense qu'ils vont passer ; mais dans un âge las même les bonnes choses perdent de leur saveur.

L'éthique stoïque convenait au temps d'Epictète et Marc-Aurèle, car son message était d'endurer le malheur plutôt que d'espérer le bonheur.

Indubitablement, l'âge des Antonins était meilleur que n'importe quel autre âge jusqu'à la Renaissance, du point de vue du bonheur général. Mais une étude détaillée montre qu'il ne fut pas aussi prospère que ses restes architecturaux le laisseraient supposer. La civilisation gréco-romaine a eu très peu d'impact sur les régions agricoles ; elle est limitée pratiquement aux villes. Même dans les villes, il y avait un prolétariat qui souffrait de grande pauvreté, et il y avait une large classe d'esclaves. Rostovtseff résume une discussion des conditions économiques et sociales dans les villes de la manière suivante :

"L'image de leurs conditions sociales n'est pas aussi attrayante que l'image de leur apparence externe. L'impression donnée par nos sources est que la splendeur des villes était créée par, et existait pour, une minorité plutôt restreinte de leur population ; que même le bien-être de cette petite minorité reposait sur des bases fragiles ; que les larges masses de populations des villes avaient soit un revenu très modeste soit vivaient dans l'extrême pauvreté. En un mot, nous ne devons pas exagérer la richesse des villes : leur aspect externe est trompeur."

(Rostovtseff, The Social and Economic History of the Roman Empire, p. 179.)

Doctrine d'Epictète et Marc-Aurèle

Sur terre, dit Épictète, nous sommes des prisonniers, et dans un corps terrestre. Selon Marc-Aurèle, il avait l'habitude de dire "Tu es une petite âme transportant un corps." Zeus ne pouvait pas rendre le corps libre, mais il lui donna une partie de sa divinité. Dieu est le père des hommes, et nous sommes tous frères. Nous ne devons pas dire "Je suis un Athénien" ou "Je suis un Romain", mais "je suis un citoyen de l'univers". Si étant un parent de César, vous êtes en sécurité, alors combien plus en sécurité vous devriez vous sentir en étant un parent de Dieu ? Si nous comprenons que la vertu est le seul bien [au sens de bien que l'on fait, c'est-à-dire par opposition à mal], nous verrons qu'aucun mal ne peut nous atteindre.

Je dois mourir. Mais dois-je mourir en me plaignant ? Je dois être prisonnier. Mais dois-je geindre aussi ? Je dois souffrir de l'exil. Quelqu'un peut-il m'empêcher de partir avec le sourire, du courage, et en paix ? "Dis-moi le secret." Je refuse de dire, car ça c'est en mon pouvoir. "Mais je vais t'enchaîner." Que dis-tu, ami ? M'enchaîner ? Ma jambe, oui, tu peux l'enchaîner, mais ma volonté non, pas même Zeus peut conquérir cela. "Je vais te faire prisonnier." Le pauvre morceau qui est mon corps, tu veux dire. "Je vais te couper la tête." Pourquoi ? Quand t'ai-je dit que j'étais le seul homme au monde que tu ne pouvais pas décapiter ?

Ce sont des pensées que ceux qui veulent étudier la philosophie doivent méditer, ce sont les leçons qu'ils devraient écrire chaque jour, et ils devraient s'exercer à cela.

Citations extraites de The Stoic and Epicurean Philosophers, par W. J. Oates, pp. 225-26.

Les esclaves sont égaux aux autres hommes, parce qu'ils sont tous des fils de Dieu. Nous devons nous soumettre à Dieu comme les bons citoyens doivent se soumettre à la loi. "Les soldats jurent de ne respecter aucun homme plus que César, mais nous jurons de respecter avant tout nous-mêmes." "Quand tu apparais devant un puissant de la terre, rappelle-toi qu'un Autre regarde d'en haut ce qui se passe, et que tu dois plaire à Lui plutôt qu'au puissant devant toi."

Qui est un Stoïque alors ? selon Epictète ou Marc-Aurèle

Qui est un StoÏque alors ?

Montrez-moi un homme conforme aux jugements que lui-même exprime, comme nous dirions d'une statue de Phidias qu'elle est conforme à l'art de Phidias. Montrez-m'en un qui est malade et néanmoins heureux, en danger et pourtant heureux, mourant et malgré tout heureux, en exil et heureux, en disgrâce et heureux. Montrez-le moi. Nom de Dieu je voudrais voir un Stoïque. Mais non, vous ne pouvez pas me montrer un Stoïque accompli ; alors montrez-m'en un en train de se former, un qui s'est engagé dans la voie. Faites-moi cette faveur, ne privez pas un vieil homme comme moi d'une vision qu'il n'a jamais eue jusqu'ici. Quoi ! Vous pensez que vous allez me montrer le Zeus de Phidias ou son Athéna, cet ouvrage d'ivoire et d'or ? C'est une âme que je veux ; que l'un d'entre vous me montre l'âme d'un homme qui veut être un avec Dieu, et ne plus blâmer Dieu ou l'homme, ne plus échouer en rien, ne ressentir aucune infortune, être libéré de toute colère, convoitise et jalousie -- un qui (pourquoi dissimuler ce que je veux dire ?) désire échanger son humanité contre un peu de divinité, et qui dans son pauvre corps a pour but d'être en communion avec Dieu. Montrez-le moi. Eh bien non, vous ne pouvez pas.

Epictète ne se lasse jamais de montrer comment nous devrions réagir à ce qui est considéré comme une infortune, ce qu'il fait fréquemment à l'aide de dialogues à l'allure d'homélies.

Comme les chrétiens, il maintient que nous devons aimer nos ennemis. En général, comme les autres stoïques, il déteste les plaisirs, mais il y a une forme de joie qui ne doit pas être détestée. "Athènes est belle. Oui, mais la joie est bien plus belle -- être libéré des passions et troubles, avoir le sens que vos affaires ne dépendent de personne" (p. 428). Chaque homme est un acteur dans une pièce de théâtre, à qui Dieu a assigné un rôle ; c'est notre devoir de jouer notre rôle avec application, quel qu'il soit.

Il y a une grande sincérité et simplicité dans les écrits qui notent les enseignements d'Epictète (ils proviennent de notes prises par son élève Arrian). Sa moralité est élevée et d'un autre monde ; dans une situation où le devoir d'un homme est de résister à un pouvoir tyrannique, il serait difficile de trouver quelque chose de plus utile. Par certains égards, par exemple quand il reconnaît la fraternité entre les hommes et qu'il enseigne l'égalité avec les esclaves, il est supérieur à tout ce qu'on peut trouver chez Platon ou Aristote ou n'importe quel philosophe dont la pensée fut inspirée par la cité-Etat. Le monde réel, à l'époque d'Epictète, était inférieur à l'Athènes de Périclès ; mais les maux dans ce qui existait ont libéré ses aspirations, et son monde idéal est aussi supérieur à celui de Platon que son monde réel est inférieur à l'Athènes du Ve siècle avant J.-C.

Les Méditations de Marc-Aurèle commencent par la reconnaissance de sa dette envers ses grand-père, père, père adoptif, divers professeurs, et les dieux. Quelques-uns des bons enseignements qu'il leur doit et qu'il énumère sont curieux. Il a appris (dit-il) de Diognète de ne pas écouter les faiseurs de miracles ; de Rusticus, de ne pas écrire de poésie ; de Sextus, d'être grave mais sans affectation ; d'Alexandre le grammairien, de ne pas corriger la mauvaise grammaire chez ses interlocuteurs, mais d'utiliser peu après la bonne expression ; de son père adoptif, de ne pas tomber amoureux des garçons. Il doit aux dieux (continue-t-il) de ne pas avoir été élevé trop longtemps avec les concubines de son grand-père, et de ne pas avoir prouvé sa virilité trop tôt ; de ne pas avoir des enfants stupides ou malformés ; d'avoir une femme obéissante, affectionnée, et simple ; et quand il entreprit l'étude de la philosophie, de ne pas avoir perdu son temps sur l'histoire, les syllogismes ou l'astronomie.

Ce qui est impersonnel dans les Méditations est en accord étroit avec Epictète. Marc-Aurèle doute de l'immortalité, mais dit, comme pourrait le faire un chrétien : "Puisqu'il est possible que tu quittes la vie dans l'instant, règle tes actes et tes pensées en conséquence." La vie en harmonie avec l'univers est ce qui est bien ; l'harmonie avec l'univers est la même chose que l'obéissance à la volonté de Dieu.

"Tout ce avec quoi je suis en harmonie est en harmonie avec toi, ô Univers. Rien pour moi n'est trop tôt ou trop tard, qui arrive à temps pour toi. Tout ce que tes saisons apportent est fruit à point pour moi, ô Nature : de toi proviennent toutes choses, en toi sont toutes choses, à toi retournent toutes choses. Le poète dit, Chère cité de Cécrops ; et ne veux-tu pas dire, Chère cité de Zeus ?"


Cariatides au Parthénon

L'on voit que la Cité de Dieu de Saint Augustin provient pour partie des pensées d'un empereur païen.

[Il faut dire que la pensée chrétienne et la pensée païenne des hommes sages n'étaient pas très différentes ; Augustin a été d'abord un manichéen ; et comme l'expliqueront des chapitres ultérieurs la pensée chrétienne est en grande partie issue du stoïcisme de gens comme Marc-Aurèle.]

Marc-Aurèle est persuadé que Dieu donne à chaque homme un être surnaturel qui lui est propre comme guide -- une croyance qui réapparaît chez les chrétiens avec l'Ange gardien. Il trouve du réconfort dans la pensée que l'univers est un tout dont les parties sont étroitement liées ; c'est, dit-il, un être vivant unique, ayant une substance et une âme. Une de ses maximes est : "Considère fréquemment le lien entre toutes choses dans l'univers." "Quoi qu'il t'arrive, ça a été préparé pour toi de toute éternité [déterminisme] ; de toute éternité une chaîne de causes a tressé des implications aboutissant à ton être."

Cette pensée est accompagnée, en dépit de sa position dans le Sénat romain, de la croyance en la race humaine comme formant une seule communauté : "Ma ville et mon pays, en tant qu'Antonin, est Rome, mais en tant qu'homme c'est le monde."

Il y a la difficulté, que l'on rencontre chez tous les Stoïques, de réconcilier le déterminisme avec le libre-arbitre. "Les hommes existent les uns pour les autres", dit-il, quand il pense à son devoir en tant que dirigeant. "La mauvaiseté d'un homme ne fait pas de tort à un autre homme", dit-il dans la même page, quand il pense à la doctrine selon laquelle la volonté vertueuse est le seul bien [par opposition au mal]. Il ne conclut jamais que la bonté d'un homme ne fait aucun bien à un autre homme, et qu'il ne ferait de mal qu'à lui-même s'il était aussi mauvais que l'empereur Néron ; cependant cette conclusion semble en découler.

"C'est une spécificité de l'homme, dit-il, d'aimer même ceux qui font du mal. Et cela se produit si, quand ils font du mal, il revient à ton esprit que ce sont tes semblables, et qu'ils font du mal par ignorance et sans intention de le faire, et que bientôt vous allez tous les deux mourir ; et surtout, que celui qui fait le mal ne t'a fait aucun mal réel, car il n'a pas rendu ta faculté de diriger moins bonne qu'elle n'était avant."

[Sous le jargon, que l'on retrouve souvent chez les chrétiens -- mais ces derniers sous couvert d'amour universel et de tolérance ont causé des souffrances indicibles à toute l'humanité pendant des siècles, et pas seulement en Amérique du Sud ou en Afrique mais aussi dans le bassin méditerranéen et en Europe (c'est l'organisation sociale qu'était l'Eglise, ainsi que le fanatisme qui ont causé ces souffrances) --, sous le jargon de Marc-Aurèle, il y a des principes de vie respectueuse de la nature et des autres hommes que l'on ne peut pas ne pas faire siens.]

Et aussi : "Aime l'humanité. Suis Dieu... Et il est suffisant de se rappeler que la Loi dirige tout."

Les contradictions dans l'éthique et la théologie stoïciennes

Ces passages mettent clairement en lumière les contradictions inhérentes dans l'éthique et la théologie stoïques. D'une part, l'univers forme un tout rigidement déterministe, dans lequel tout ce qui se produit est le résultat de causes précédentes. D'autre part, la volonté individuelle est complètement autonome, et aucun homme ne peut être contraint de pécher par des causes externes. C'est une des contradictions ; et il y en a une seconde qui lui est étroitement liée. Puisque la volonté est autonome, et que seule la volonté vertueuse est bonne, un homme ne peut ni faire du bien ni faire du mal à un autre ; par conséquent la bienveillance est une illusion. Un mot doit être dit sur chacune de ces contradictions.

La première contradiction chez les Stoïciens

La contradiction entre le libre-arbitre et le déterminisme est un problème qui a traversé toute la philosophie depuis les temps les plus anciens jusqu'à nos jours, revêtant différentes formes selon les époques. Ici c'est la forme stoïque qui nous concerne.

Je pense qu'un Stoïque, si nous pouvions le soumettre au questionnement socratique, défendrait son point de vue plus ou moins comme ceci : l'univers forme un seul Etre vivant, qui a une âme qu'on peut appeler Dieu ou Raison. En tant que tout, cet Etre est libre. Dieu a décidé, dès le départ, qu'Il agirait selon des lois générales fixes, mais Il choisit les lois qui auraient les meilleurs résultats. Parfois, dans certains cas, les résultats ne sont pas totalement désirables, mais cela vaut la peine de souffrir de cet inconvénient, comme par exemple les lois humaines contraignantes, pour avoir aussi les avantages d'une fixité légale.

Un être humain est en partie du feu, et en partie de l'argile moins noble ; dans la mesure où il est fait de feu (en tout cas quand c'est du feu de bonne qualité), il fait partie de Dieu. Quand la partie divine de l'homme exerce sa volonté de manière vertueuse, cette volonté est partie de Dieu, qui est libre ; par conséquent, dans ces circonstances la volonté humaine est libre.

[Merveilleux exercice d'ergotage !]

C'est une bonne réponse, jusqu'à un certain point, mais elle s'effondre quand nous considérons les causes de notre volonté. Nous savons tous, par expérience, que la dyspepsie [= troubles de la digestion], par exemple, a des mauvais effets sur la vertu d'un homme, et aussi qu'en prenant certaines drogues appropriées la volonté d'un homme peut être détruite.

Prenons l'exemple favori d'Epictète, d'un homme injustement emprisonné par un tyran, dont on a eu davantage d'exemples ces dernières années qu'à n'importe quelle autre époque de l'histoire. Certains de ces hommes ont agi avec un héroïsme stoïque ; d'autres, mystérieux, n'ont pas agi de même. Il est devenu clair, non seulement qu'avec suffisamment de torture on peut casser le courage de presque n'importe quel homme, mais aussi que la morphine ou la cocaïne peut réduire l'homme à la docilité. La volonté, en fait, est indépendante du tyran tant que le tyran est non-scientifique.

C'est un exemple extrême ; mais les mêmes arguments qui existent en faveur du déterminisme dans le monde inanimé existent aussi dans la sphère de la volonté humaine en général. Je ne dis pas -- je ne pense pas -- que ces arguments sont concluants ; je dis seulement qu'ils sont d'égale force dans les deux cas, et il n'y a aucune bonne raison de les accepter dans une région [le monde inanimé] et de les rejeter dans l'autre [la volonté des hommes].

Le Stoïque, quand il recommande une attitude tolérante vis-à-vis du pécheur, va dire que la volonté pécheresse est le résultat de causes précédentes ; c'est seulement la volonté vertueuse qui lui semble libre. Mais c'est une incohérence.

Marc-Aurèle [est plus cohérent quand il] explique que sa propre vertu [dont il a bien conscience, mais qui ne l'empêche pas de martyriser les chrétiens...] est due à la bonne influence de ses parents, grand-parents, professeurs ; la volonté de faire le bien est tout autant le résultat de causes précédentes que la volonté de faire le mal.

Le Stoïque peut dire à juste titre que sa philosophie est la cause de la vertu chez ceux qui l'adoptent, mais il semble qu'elle n'aura cet effet désirable que s'il y a un certain mélange avec de l'erreur intellectuelle [R. n'est pas clair : veut-il dire que le Stoïque est incohérent, ou bien que pour être vertueux il faut aussi un certain degré d'erreur ?]

La prise de conscience que la vertu et le péché sont tous deux le résultat inévitable de causes (comme les Stoïques auraient dû l'admettre) aura vraisemblablement un effet paralysant sur l'effort moral.

[En d'autres termes, R. dit qu'on ne peut pas dire que l'action bienveillante est le résultat du libre-arbitre, et l'action malveillante est causée par le déterminisme.

Soit les deux sont causées par le déterminisme -- ce qui semble en bonne partie de le cas. Soit l'homme mauvais l'est aussi par sa propre volonté libre.

Cependant R. reconnaît que le conflit entre déterminisme et libre-arbitre n'est toujours pas réglé à notre époque.

Comme toujours, quand une dispute philosophico-scientifique existe depuis des lustres, voire des siècles, il faut changer de paradigme.]

La seconde contradiction chez les Stoïciens

J'en viens maintenant à la seconde contradiction, que le Stoïque, tandis qu'il prêchait la bienveillance, soutenait, en théorie, qu'aucun homme ne peut faire ni de bien ni de mal à un autre, puisque la vertu seule fera du bien, et que la volonté vertueuse est indépendante de causes externes.

[Ce n'est encore une fois pas très clair quel syllogisme, ou quelle prémisse, R. dénonce, car l'ensemble du raisonnement stoïcien est confus. R. veut-il dire que les Stoïciens soutiennent qu'on ne peut pas vouloir le bien de manière délibérée ? Ou bien que ça ne sert à rien de la prêcher -- tout en la prêchant -- car ça voudrait dire que le bon comportement de quelqu'un a une cause externe -- le prêcheur ? On n'est pas loin de la ratiocination des Scolastiques...]

Cette contradiction est encore plus patente que l'autre, et plus spécifique aux Stoïciens (y compris quelques moralistes chrétiens). L'explication pour le fait qu'ils ne l'ont pas notée est que, comme beaucoup d'autres gens, ils avaient deux systèmes éthiques, un très élevé pour eux-mêmes, et un inférieur pour "les classes moins élevées sans la loi".

Quand un philosophe stoïque pense à lui-même, il maintient que le bonheur et les autres choses de ce monde appelées "bien" sont sans valeur ; il ira même jusqu'à dire que le désir de bonheur est contraire à la nature, voulant dire par là que cela dénote un manque de résignation par rapport à la volonté divine.

Mais en tant qu'homme pratique administrant l'Empire romain, Marc-Aurèle sait parfaitement que ce genre d'attitude ne convient pas. C'est son devoir de s'assurer que les navires chargés de grain venant d'Afrique arrivent bien à Rome, que des mesures sont prises pour alléger les souffrances causées par les épidémies, et que les ennemis barbares sont empêchés de franchir les frontières.

C'est-à-dire, quand il traite avec ses sujets qu'il considère comme n'étant pas des philosophes stoïciens, réels ou potentiels, qu'il accepte les standards ordinaires du bien et du mal. C'est en appliquant ces standards qu'il arrive à son devoir d'administrateur. Ce qui est étrange est que ce devoir, lui-même, appartient à la plus haute sphère de ce qu'un Stoïque doit faire, bien qu'il dérive d'une éthique qu'un Stoïcien considère comme fondamentalement erronée.

La seule réponse que je puisse imaginer à cette difficulté en est une qui est peut-être logiquement inattaquable, mais qui n'est pas très plausible. Elle serait, je pense, donnée par Kant, dont le système éthique est très similaire à celui des Stoïques. Oui, dirait-il, la seule chose bonne est la volonté de faire le bien, mais cette volonté est bonne quand elle est dirigée vers certaines fins, qui, en elles-mêmes, sont sans importance. Cela n'a pas d'importance si Monsieur Trucmuche est heureux ou malheureux, mais moi, si je suis vertueux, j'agirai de telle sorte que, selon moi, il soit heureux, car c'est ce que la loi moral m'enjoint de faire. Je ne peux pas faire en sorte que M. Trucmuche soit vertueux, car sa vertu dépend seulement de lui ; mais je peux faire quelque chose pour le rendre heureux, ou riche, ou instruit, ou en bonne santé.

[La vertu de chacun, dans cette version stoïcienne, ne peut pas être causée par quoi que ce soit ou qui que ce soit. C'est un phénomène lié à ce qu'on appelle le libre-arbitre de chacun. Et ce libre-arbitre est à peu près équivalent au hasard. On ne peut même pas, dans une interprétation stricte du stoïcisme, encourager quelqu'un à être vertueux.]

L'éthique stoïque peut en conséquence être formulée comme suit : Certaines choses sont vulgairement considérées comme bonnes, mais c'est une erreur ; ce qui est bon est la volonté de faire en sorte que ces fausses bonnes choses aient lieu pour d'autres gens. Cette doctrine ne contient aucune contradiction logique, mais elle perd toute plausibilité si nous croyons vraiment que ce qui est communément considéré comme bien est sans valeur, car dans ce cas la volonté vertueuse peut tout aussi bien être dirigée vers des fins tout à fait différentes.

[R. est en plein délire ratiocinateur scolastique. Rien ne peut être modifié. Parler n'est plus que constater. Etc. Il applique ses connaissances de logique. Je soupçonne qu'il fit preuve d'une ratiocination comparable dans Principia Mathematica. C'est la raison pour laquelle presque personne ne les a lus. Gödel les a lus. Il y a trouvé des problèmes. Et il a magistralement démontré une impossibilité dans un rêve de Principia Mathematica (prouver la cohérence interne des mathématiques) et de Hilbert. C'était d'une autre trempe que les ergotages sur les contradictions des stoïciens.]

"Ces raisins sont trop verts..."

Il y a en fait un élément "ces raisins sont trop verts..." dans le stoïcisme. Nous ne pouvons pas être heureux, mais nous pouvons être bons ; alors prétendons que tant que nous sommes bons cela n'a pas d'importance d'être malheureux. Cette doctrine est héroïque, et, dans un monde mauvais, utile ; mais elle n'est ni tout à fait vraie, ni, dans un sens fondamental, tout à fait sincère.

Bien que l'importance principale des Stoïciens soit éthique, il y a deux domaines où leur enseignement porta ses fruits et qui ne font pas partie de l'éthique. L'un est la théorie de la connaissance ; l'autre la doctrine de la loi naturelle et des droits naturels.

Théorie de la connaissance

En théorie de la connaissance, en dépit de Platon, ils acceptaient la perception ; le caractère trompeur des sens, disaient-ils, était en réalité des erreurs de jugement, et pouvait être évité avec un peu de soin. Un philosophe stoïcien, Sphaerus, un disciple immédiat de Zénon, était un jour invité à dîner par le roi Ptolémée, qui, ayant entendu parler de cette doctrine, lui offrit un fruit grenade fait en cire. Le philosophe commença à le manger, sur qui le roi se moqua de lui. Il répondit qu'il avait ressenti un doute que ce fût bien une grenade, mais qu'il avait pensé qu'il était peu probable que quoi que ce soit de non comestible fût offert à la table royale. Dans cette réponse il faisait appel à la distinction stoïcienne entre les choses qu'on peut savoir avec certitude sur la base de la perception, et celles qui, sur cette base, sont seulement probable. Dans l'ensemble, cette doctrine était saine et scientifique.

[Du reste, elle est proche de toute l'approche scientifique que sera réactivée à la fin du Moyen Âge avec par exemple le rasoir d'Ockham.]

Une autre doctrine des Stoïciens, en théorie de la connaissance, a eu plus d'influence, bien qu'elle fût plus contestable. C'était leur croyance en les idées et principes innés. La logique grecque était entièrement déductive, et cela soulevait la question de la justification de la première prémisse. Les premières prémisses devaient, au moins en partie, être générales, et il n'y avait pas de méthode pour les prouver. Les Stoïques soutenaient qu'il y a certain principes qui sont lumineusement évident, et sont admis par tous les hommes.

[On touche là au "bon sens". Mais le bon sens n'est que ce que tous les hommes et les mammifères acceptent du monde extérieur. Parfois, il faut quand même le changer, par exemple le postulat d'Euclide dans certaines théories (nécessitant de la géométrie non euclidienne). En fait c'est toute la théorie des modèles qui est implicitement abordée.

Mon idée est que toutes nos perceptions sont organisées dans notre tête en un modèle du monde extérieur. Ce modèle est toujours provisoire. Les autres hommes ont le même seulement pour les choses les plus simples, la structure du monde en trois dimensions (pour nos besoins courants), etc. Mais dès qu'on s'éloigne des choses les plus simples, nous n'avons plus les mêmes (explications du comportement des gens, par exemple).]

Ces principes pouvaient être, comme dans les Eléments d'Euclide, la base de déduction. Les idées innées, de même, peuvent être utilisées comme point de départ de définitions. Ce point de vue était accepté durant tout le Moyen Âge, et encore par Descartes.

Doctrine de la loi naturelle et des droits naturels

La doctrine du droit naturel, telle qu'elle apparaît aux XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles, est une remise au goût du jour de la doctrine stoïque, avec quelques modifications importantes néanmoins. Ce sont les Stoïques qui firent la distinction entre jus naturale et jus gentium. La loi naturelle était dérivée de premiers principes du genre dont il était dit qu'ils étaient sous-jacents à toute connaissance générale. Par nature, maintenaient les Stoïciens, tous les êtres humains étaient égaux.

[On notera le flou, le vague, l'affirmation a priori, et même la référence implicite à une volonté divine d'égalité et de justice qui remonte à Anaximandre.]

Marc-Aurèle, dans ses Méditations, est en faveur "d'une organisation politique dans laquelle la même loi s'applique à tous, une organisation reposant sur des droits égaux et une liberté de parole pour tous, et un gouvernement royal qui respecte presque toute la liberté des gouvernés".

[On est loin de la République de Platon, totalitaire, et où il encourage le mensonge par les autorités.]

C'était un idéal qui ne pouvait pas toujours être réalisé de manière cohérent dans l'ensemble de l'Empire romain, mais il influença la législation, en particulier en améliorant le statut des femmes et des esclaves.

La chrétienté reprit à son compte cette partie de l'enseignement des Stoïques en même temps que presque tout le reste. Et quand, au XVIIe siècle, l'occasion de combattre le despotisme se présenta enfin de manière pratique (en Angleterre, et auparavant en Hollande), les doctrines stoïciennes de la loi naturelle et de l'égalité naturelle, dans leurs habits chrétiens, acquirent une force concrète que, dans l'Antiquité, même un empereur n'avait pas pu leur donner.