HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.3.5 : L'EMPIRE ROMAIN ET LA CULTURE

L'Empire romain a influencé l'histoire de la culture de diverses façons, par des voies plus ou moins séparées.

Premièrement : il y a un effet direct de Rome sur la pensée hellénistique. Il n'est ni important ni profond.

Deuxièmement : l'effet de la Grèce et de l'Orient sur la partie occidentale de l'Empire. Il fut profond et durable, puisque la religion chrétienne en fait partie.

Troisièmement : l'importance de la longue Pax Romana dans la diffusion de la culture et pour habituer les hommes à l'idée d'une seule civilisation associée à un seul gouvernement.

Quatrièmement : la transmission de la civilisation hellénistique aux Mahométans, et par ces derniers finalement à l'Europe occidentale. [Cette civilisation hellénistique n'est pas arrivée directement par le nord de la Méditerranée ; elle est arrivée par le sud, apportée par les Arabes.]

Avant de considérer ces influences de Rome, un bref synopsis de l'histoire politique sera utile.

Histoire politique (entre Alexandre, IVe siècle avant J.-C., et Constantin IVe siècle après J.-C.)

Les conquêtes d'Alexandre n'avaient pas touché la Méditerranée occidentale ; cette région du monde antique était dominée, au début du IIIe siècle avant J.-C., par deux puissantes cités-Etats, Carthage et Syracuse. Au cours de la première et la deuxième guerre punique (264-241 et 218-201), Rome conquit Syracuse et réduisit Carthage à l'insignifiance. Durant le deuxième siècle, Rome conquit les monarchies macédoniennes -- l'Egypte, il est vrai, demeura comme Etat vassal jusqu'à la mort de Cléopâtre (-30). La conquête de l'Espagne fut un simple incident dans la guerre contre Hannibal ; la France fut conquise par César au milieu du premier siècle avant J.-C., et l'Angleterre environ un siècle plus tard. Les frontières de l'empire, à l'apogée de sa puissance, étaient le Rhin et le Danube en Europe, l'Euphrate en Orient, et le désert en Afrique du Nord.

Rhin et Danube Empire romain en +54


L'impérialisme romain était peut-être à son apogée en Afrique du Nord (importante en histoire de la chrétienté car lieu de naissance de Saint Cyprien et Saint Augustin), où de larges régions, non-cultivées avant et après l'époque romaine, furent rendues fertiles et hébergèrent des villes à la population nombreuse. L'Empire romain fut dans l'ensemble stable et pacifique pendant plus de deux siècles, de l'ascension d'Auguste [qui s'appelait d'abord Octave] (-30) jusqu'aux désastres du troisième siècle après Jésus-Christ [Commode, Héliogabale, etc.].

Pendant ce temps la constitution de l'Etat romain avait connu d'importantes évolutions. A l'origine, Rome était une petite cité-Etat, pas très différente de celles de Grèce, particulièrement celles qui, comme Sparte, ne dépendaient pas du commerce extérieur [les cités-Etats modernes, comme Singapour ou Hong Kong, dépendent totalement du commerce extérieur].

Aux rois, comparables à ceux de la Grèce homérique, avait succédé une république aristocratique.

[Les sept rois romains furent
- Romulus, roi mythique au VIIIe siècle av jc (plus précisément 753, 716)
- Numa Pompilius : 2ème roi de Rome après Romulus (716, 673)
- Tullius Hostilius (672, 641)
- Ancus Marcius (641, 616)
- Tarquin l'Ancien : 5ème roi de Rome, d'origine étrusque (616, 578)
- Servius Tullius : 6ème roi de Rome (575, 535)
- Tarquin le Superbe : Septième et dernier roi de Rome (535, 509) ]

Progressivement, tandis que l'élément aristocratique, incarné par le Sénat, demeurait puissant, des éléments démocratiques furent ajoutés ; le compromis qui en résulta était considéré par le stoïcien Panétios de Rhodes (-185, -112), dont les vues sont exposées par Polybe (-200, -118) et Cicéron (-106, -43), comme une combinaison idéale d'éléments monarchiques, aristocratiques et démocratiques.


Cicéron (-106, -43), homme politique, consul, orateur, homme de loi, philosophe, écrivain

Mais les conquêtes désorganisèrent un équilibre précaire ; elles apportèrent une richesse immense à la classe sénatoriale, et, dans une mesure légèrement moindre, aux "chevaliers", comme on appelait les membres de la classe moyenne supérieure.

L'agriculture italienne, qui avait été entre les mains de petits fermiers faisant pousser du blé par leur travail et celui de leur famille, se transforma en d'immenses domaines appartenant à l'aristocratie romaine, où la vigne et les oliviers étaient cultivés par des esclaves.

[La question agraire est un problème fondamental qui a perturbé la République romaine pendant toute sa durée et est l'une des causes de son déclin. Tiberius Gracchus (-168, -133), l'un des frères Gracques, et Jules César sont les seuls à avoir réussi à faire adopter des lois agraires. Source : wikipedia]

Le résultat était la virtuelle omnipotence du Sénat, qui était utilisé sans vergogne par certains de ses membres pour leur enrichissement personnel, sans considération pour l'intérêt de l'Etat ou le bien-être de ses sujets.

Avènement de la Pax Romana

Un mouvement démocratique, inauguré par les Gracques dans la seconde moitié du deuxième siècle avant J.-C., conduisit à une série de guerres civiles, et finalement -- comme si souvent auparavant en Grèce -- à l'établissement d'une "tyrannie". Il est curieux de voir la répétition, sur une si grande échelle, de développements qui, en Grèce, avaient été confinés à des régions minuscules. Auguste, l'héritier et fils adoptif de Jules César, qui régna de -30 à +14, mit fin aux atrocités de la guerre civile, et (avec quelques exceptions) aux guerres de conquête à l'extérieur. Pour la première fois depuis le commencement de la civilisation gréco-romaine, le monde ancien jouit de la paix et la sécurité.

Tête (présumée) de Jules César
trouvée dans le Rhône à Arles en 2007
Tête d'Auguste
(d'une manière générale, les très belles statues d'Auguste où il apparaît en homme musclé et impressionnant sont de la propagande, car il était malingre)


Deux causes avaient détruit le système politique grec : premièrement, la déclaration par chaque cité de sa totale souveraineté ; deuxièmement, le combat acharné et sanglant entre les riches et les pauvres dans la plupart d'entre elles. Après la conquête par Rome de Carthage et des royaumes hellénistiques, la première de ces causes n'affligeait plus le monde, puisqu'aucune résistance au nouvel empire romain n'était possible. Mais la seconde demeurait. Dans les guerres civiles, un général se proclamait champion du Sénat [au sens de "soutien" indéfectible du Sénat], l'autre du peuple. La victoire revenait à celui qui offrait les plus grandes récompenses à ses soldats. Les soldats voulaient non seulement une paie et du butin, mais l'attribution de terre ; par conséquent chaque guerre civile s'achevait par l'exclusion formellement légale de nombreux propriétaires terriens déjà installés, qui étaient en théorie des fermiers locataires de l'Etat, pour faire place aux légionnaires du vainqueur. Les dépenses de la guerre, tant qu'elle se poursuivait, étaient défrayées en exécutant des hommes riches et en confisquant leurs possessions. Ce système, aussi désastreux fût-il, ne pouvait pas être arrêté aisément ; enfin, à la surprise de tous, Auguste remporta une victoire si écrasante qu'aucun concurrent ne restait pour contester sa prise de pouvoir.

Pour le monde romain, la découverte que la période de guerre civile s'était achevée fut une surprise, qui entraina des réjouissances parrtout, sauf dans une petite partie du Sénat. Pour tous les autres, ce fut un profond soulagement quand Rome, sous Auguste, atteignit enfin la stabilité et l'ordre que les Grecs et les Macédoniens avaient recherché en vain, et que Rome, avant Auguste, avait aussi échoué à produire. En Grèce, d'après Rostovtzeff, la république romaine n'avait "apporté rien de nouveau, sauf la paupérisation, la faillite, et un coup d'arrêt à toute activité politique indépendante". (History of the Ancient World, Vol. II, p. 255.)

Le règne d'Auguste fut une période heureuse pour l'Empire romain. L'administration des provinces fut enfin organisée avec un certain souci du bien-être de la population, et plus seulement comme un pur système de prédation. Auguste n'a pas seulement été déifié après sa mort, mais était regardé spontanément comme un dieu dans différentes villes de province. Les poètes chantaient ses louanges, la classe marchande trouvait la paix universelle commode, et même le Sénat, qu'il traita avec toutes les formes extérieures de respect, ne perdit aucune occasion de conférer des honneurs et des offices sur sa tête.

Evolution du monde grec

Mais bien que le monde fût heureux, une certaine saveur n'était plus là, puisque la sécurité avait été préférée à l'aventure. Aux temps précédents, chaque Grec libre avait la possibilité de se lancer à l'aventure ; Philippe et Alexandre mirent un terme à cet état de chose, et dans le monde hellénistique seuls les leaders macédoniens jouirent encore d'une liberté anarchique.

Le monde grec perdit sa jeunesse, et devint soit cynique soit religieux.

L'espoir de réaliser les idéaux dans des institutions terrestres s'estompa, et avec cette perte les meilleurs hommes perdirent leur zeste d'action. Les cieux, pour Socrate, était un endroit où il pourrait continuer à discuter avec d'autres philosophes ; pour les philosophes venant après Alexandre, c'était quelque chose qui s'éloignait davantage de leur existence ici-bas.

Evolution du monde romain

A Rome, une évolution comparable vint plus tard, et sous une forme moins pénible. Rome n'avait pas été conquise [on est dans la période juste avant et juste après J.-C., pas au Ve siècle après J.-C.], comme l'avait été la Grèce, mais avait, au contraire, le stimulus d'un impérialisme victorieux. Durant toute la période des guerres civiles, c'était les Romains eux-mêmes qui étaient responsables des désordres. Les Grecs n'avaient pas atteint la paix et l'ordre en se soumettant aux Macédoniens, tandis que les Romains comme les Grecs atteignirent les deux en se soumettant à Auguste. Auguste était un Romain, auquel la plupart des Romains se soumirent volontiers, pas seulement car il avait un pouvoir supérieur ; il fit en outre des efforts pour dissimuler l'origine militaire de son gouvernement, et pour le fonder sur des décrets du Sénat. L'adulation envers lui par le Sénat était, sans doute, largement insincère, mais en dehors de la classe sénatoriale personne ne se sentit humilié.

L'humeur des Romains était comme celle d'un jeune homme rangé dans la France du XIXe siècle qui, après une vie d'aventures débridées, se pose et fait un mariage de raison. Cette humeur, bien que satisfaite d'elle-même, n'est pas créative. Les grands poètes de l'époque d'Auguste avaient été formés dans des temps plus troublés ; Horace s'était enfui à Philippi, et lui comme Virgile avaient perdu leurs fermes dans les confiscations au bénéfice des soldats victorieux. Auguste, afin d'assurer la stabilité, se donna pour objectif, d'une manière pas totalement sincère, de restaurer l'ancienne piété [comme V. Poutine en Russie après la chute du communisme], et était par conséquent plutôt hostile à la réflexion et à la spéculation libre. La monde romain commença à être stéréotypé, et le processus se poursuivit sous les empereurs suivants.

Les successeurs immédiats d'Auguste (-27, +14) [Tibère (14, 37), Caligula (37, 41), Claude (41, 54), Néron (54, 68), etc.] se livrèrent à des cruautés épouvantables envers les sénateurs et les concurrents possibles pour la pourpre. [Par métonymie, "la pourpre" est le nom donné à la position d'empereur, car il portait une toge pourpre.] Dans une certaine mesure, le mauvais gouvernement de cette période à Rome s'étendit aux provinces ; mais dans l'ensemble la machine administrative créée par Auguste continua à fonctionner plutôt bien.

Une meilleure période commença avec l'accession de Trajan en +98, et continua jusqu'à la mort de Marc-Aurèle en +180. Durant ce temps-là [le siècle des Antonins], le gouvernement de l'Empire fut aussi bon que peut l'être un gouvernement despotique.

Le IIIe siècle au contraire fut un siècle de désastres épouvantables. L'armée comprit quel était son pouvoir, fit et défit les empereurs en échange de cash et de la promesse d'une vie sans guerre, et cessa par conséquent d'être une force de combat effective. Les Barbares au nord et à l'est, envahirent et pillèrent le territoire romain. L'armée, occupée par le souci du gain et les désordres civils [internes à l'empire], était incompétente pour défendre les frontières. Tout le système fiscal s'effondra, puisqu'il y eut une immense diminution des ressources et, en même temps, un vaste accroissement des dépenses pour des guerres qui échouèrent et pour des paiements de pots de vins dans l'armée. Les épidémies, s'ajoutant à la guerre, diminuèrent sensiblement la population. Il semblait que l'Empire allait disparaître.

Dioclétien (286, 305) Constantin (306, 337)

Cette issue fut évitée par deux hommes énergiques, Dioclétien (286, 305), et Constantin (306, 337) ; le début du règne de Constantin fut une lutte contre d'autres prétendants, mais il fut l'empereur incontesté de 312 à 337. [Une tétrarchie avait été mise en place par Dioclétien pour rendre l'Empire plus gouvernable.]

A l'époque du règne incontesté de Constantin, l'Empire était divisé entre une moitié orientale et une moitié occidentale, correspondant grosso modo à la division entre l'usage de la langue grecque et de la langue latine. Et la capitale de la partie orientale fut établie à Byzance, à laquelle il donna le nouveau nom de Constantinople.

Les évolutions sous Dioclétien

Dioclétien avait réussi à contrôler l'armée, pendant un temps, en modifiant sa composition ; à partir de son époque, les forces combattantes les plus efficaces étaient composées de Barbares, essentiellement des Germains, à qui les plus hauts commandements étaient accessibles.

C'était évidemment un expédient dangereux, et au début Ve siècle arriva ce qui devait arriver : les Barbares décidèrent qu'il était plus profitable de se battre pour leur propre compte que pour un maître romain. Néanmoins il fut efficace pendant plus d'un siècle [tout le IVe siècle en particulier, années 301 à 400].

Les réformes administratives de Dioclétien furent également tout aussi efficaces pendant un temps, et tout aussi désastreuses à long terme.

[Dès la période troublée du IIIe siècle le besoin d'argent pour payer l'armée et acheter de quoi nourrir Rome conduisit à une inflation rapide, et les pièces d'or et d'argent ressemblèrent de plus en plus à du papier à cigarettes -> d'où monnaie papier qui s'ignorait, et planche à billets... Cf. inflation sous l'empire romain]

Le système romain était conçu pour autoriser le gouvernement local autonome des villes, et laisser les fonctionnaires fiscaux percevoir les impôts, dont seulement le montant total dû par chaque ville était fixé par les autorités centrale à Rome.

[En d'autres termes, chaque ville était libre de répartir l'impôt comme elle voulait entre ses habitants. Ce système existait encore, plus ou moins tel quel, sous l'ancien régime en France jusqu'au XVIIIe siècle.]

Ce système avait bien fonctionné en période de prospérité, mais, maintenant, dans l'état épuisé de l'empire, les revenus exigés étaient plus que ne pouvaient supporter les contribuables sans difficulté excessive. Les autorités municipales étaient responsables personnellement pour les impôts [comme les fermiers généraux], et s'enfuyaient pour ne pas avoir à payer. Dioclétien força les citoyens aisés à accepter des fonctions municipales, et rendit la fuite illégale. Pour des motifs similaires, il transforma les populations rurales en serfs, attachés à la terre qu'ils travaillaient et interdisit leur migration. Ce système fut conservé par les empereurs ultérieurs [et préfigure une partie de l'ordre féodal].

Adoption de la religion chrétienne

L'innovation la plus importante de Constantin a été l'adoption de la religion chrétienne comme religion d'Etat, apparemment car une large proportion des soldats étaient chrétiens. Le résultat en fut, quand au Ve siècle les Germains attaquèrent et détruisirent l'Empire d'Occident, que son prestige les amena à adopter la religion chrétienne, préservant ainsi pour l'Europe de l'Ouest tout ce que l'Eglise avait absorbé de l'ancienne civilisation gréco-romaine et ses origines.

[Noter qu'une bonne partie de ces barbares avaient déjà été christianisés par des missionnaires au 2e et 3e siècle, mais ils étaient de la variété arienne. Certains devinrent des catholiques, suivant Nicée, d'autres restèrent ariens, d'où la persistance de l' "hérésie" arienne pendant longtemps au premier millénaire, et les conflits sanglants qui s'ensuivirent, car les questions de théologie (qui étaient en réalité des questions de pouvoir) se réglaient par l'épée -- ce fut la même chose au XVIe et XVIIe siècles.]

Le développement du territoire assigné à la partie orientale de l'Empire fut différent. L'Empire d'Orient, bien que diminuant régulièrement en extension (à l'exception des fugitives conquêtes de Justinien au VIe siècle), survécut jusqu'à 1453, quand Constantinople fut conquise par les Turcs. Mais la plupart de ce qui avait été des provinces romaines à l'est, y compris aussi l'Afrique du Nord et l'Espagne à l'ouest, devint mahométane. Les Arabes, contrairement aux Germains, rejetèrent la religion, mais adoptèrent la civilisation de ceux qu'ils avaient conquis. L'Empire d'Orient était grec, pas latin, dans sa civilisation ; par conséquent, du VIIe au XIe siècles, ce sont les Arabes qui préservèrent la littérature grecque et ce qui restait de civilisation grecque par opposition à latine. A partir du XIe siècle et après, sous l'influence maure au départ, l'Occident recouvra graduellement ce qu'il avait perdu de son héritage grec.

[La chute de Constantinople envoya aussi beaucoup d'intellectuels byzantins en Europe occidentale. On verra plus tard que les Arabes apportèrent Aristote qui remplaça Platon en Occident à partir des Maures, mais les intellectuels byzantins réintroduisirent un Platon de première main -- qui séduisit surtout la Réforme.]

Les quatre façons dont l'Empire romain a influencé l'histoire de la culture

J'en viens maintenant au quatre façons dont l'Empire romain affecta l'histoire de la culture.

I. L'effet direct de Rome sur la pensée grecque. Cela commence au IIe siècle avant J.-C., avec deux hommes, l'historien Polybe, et le philosophe stoïcien Panétios de Rhodes. L'attitude habituelle des Grecs vis-à-vis des Romains était le mépris mélangé à la crainte ; les Grecs se sentaient plus civilisés, mais politiquement moins puissants [comme un parisien exilé sur la côte entre Marseille et Toulon].

Si les Romains avaient plus de succès en politique, cela démontrait seulement que la politique était une activité fruste. Le Grec moyen du IIe siècle avant J.-C. aimait les plaisirs, avait l'esprit fin et rapide, était un commerçant habile, et était peu scrupuleux en quoi que ce soit. Il y avait cependant encore des hommes capables de philosophie. Certains d'entre eux -- notamment les Sceptiques, comme Carnéade (-219, -128) -- avaient laissé l'intelligence tournant à vide détruire la recherche sérieuse. Certains comme les Epicuriens et une partie des Stoïciens, s'étaient complètement retirés dans une tranquille vie privée. Mais quelques-uns, avec plus de pénétration que n'en avait fait preuve Aristote avec Alexandre, prirent conscience que la grandeur de Rome était due à certains mérites que n'avaient pas les Grecs.

L'historien Polybe, né en Arcadie vers -200 avant J.-C., a été envoyé prisonnier à Rome, et il eut là-bas la bonne fortune de devenir ami avec Scipion le jeune [dit aussi Scipion Emilien ou Scipion le second Africain (-185, -129) ; ne pas confondre avec Scipion l'Africain ( -236, -182) qui vainquit Hannibal à Zama en -202], qu'il accompagna dans plusieurs de ses campagnes. C'était inhabituel pour un Grec de connaître le latin, bien que la plupart des Romains éduqués connussent le grec ; les circonstances de la vie de Polybe, cependant, le conduisirent à avoir une grande familiarité avec le latin. Il écrivit, pour le bénéfice des Grecs, l'histoire des Guerres puniques, qui avaient permis à Rome de conquérir le monde. La constitution romaine, qu'il admirait, était en train de devenir vieillotte quand il écrivait, mais jusqu'à son époque elle s'était comparée favorablement, en terme de stabilité et d'efficacité, avec celles constamment changeantes de la plupart des cités grecques. Les Romains naturellement lurent son histoire avec plaisir ; si les Grecs en firent autant est plus douteux.

Nous avons déjà parlé de Panétios le Stoïque dans un chapitre précédent [connu aussi sous le nom de Panétios de Rhodes]. C'était un ami de Polybe, et, comme lui, un protégé de Scipion le jeune. Durant la vie de Scipion le jeune, Panétios résida fréquemment à Rome, mais après la mort de Scipion en -129, il demeura à Athènes comme chef de l'école stoïcienne.

Rome avait conservé, ce que la Grèce avait perdu, l'espoir en l'avenir, lié avec la possibilité de l'activité politique. C'est pourquoi les doctrines de Panétios étaient davantage politiques que celles des Cyniques plus anciens. Il est vraisemblable que l''admiration pour Platon qu'éprouvaient les Romains cultivés poussa Panétios à abandonner l'étroitesse dogmatique de ses prédécesseurs stoïciens.

[On se rappelle que le Stoïcisme a beaucoup évolué, qu'il démarra comme une doctrine matérialiste invitant à supporter les malheurs, mais absorba peu à peu des éléments mystiques et se transforma en une variante de platonisme -- ce qui lui permit d'être directement absorbable par les chrétiens.]

Dans la forme plus large que donna au Stoïcisme Posidonius, le successeur de Panétios, cette doctrine philosophique présenta beaucoup d'attraits pour les plus sérieux parmi les Romains.

A une date ultérieure, Epictète, bien que Grec, vécut la plus grande partie de sa vie à Rome. Rome lui fournit la plupart de ses illustrations ; il exhortait toujours l'homme sage à ne pas trembler en présence de l'empereur. Nous connaissons l'influence d'Epictète sur Marc-Aurèle, mais son influence sur les Grecs est difficile à noter.

Plutarque (c. +46, +120), dans ses Vies des Grecs et Romains Illustres, traça des parallèles entre les hommes les plus éminents de chacune des deux cultures. Il passa un temps considérable à Rome, et fut honoré par les empereurs Hadrien et Trajan. En plus de ses Vies, il écrivit de nombreux ouvrages sur la philosophie, la religion, l'histoire naturelle, et la morale. Ses vies ont manifestement pour but de réconcilier la Grèce et Rome dans la pensée des hommes instruits.

Dans l'ensemble, sauf dans le cas de tels hommes exceptionnels, l'influence de Rome sur la partie hellénophone de l'Empire fut une plaie. La pensée et l'art, tous deux, déclinèrent. Jusqu'à la fin du IIe siècle après J.-C., la vie, pour les gens aisés, fut agréable et insouciante ; rien ne vous poussait à l'effort, et il y avait peu d'occasions de réaliser des grandes choses. Les écoles de philosophie reconnues -- l'Académie, les Péripatéticiens, les Epicuriens, les Stoïciens -- perdurèrent jusqu'à leur fermeture par Justinien, à cause de sa bigoterie chrétienne, en l'an +529. Aucune d'entre elles, cependant, n'eut de vitalité après l'époque de Marc-Aurèle, à l'exception des Néoplatoniciens du IIIe siècle après J.-C., que nous aborderons dans le prochain chapitre ; et ces hommes ne furent pas influencés par Rome. Les moitiés latines et grecques de l'Empire divergèrent de plus en plus ; la connaissance du grec se fit rare à l'Ouest, et après Constantin le latin, à l'Est, survécut seulement dans le monde juridique et dans l'armée.

II. L'influence de la Grèce et de l'Orient sur Rome. Ici il faut distinguer deux phénomènes bien différents : premièrement l'influence de l'art, la littérature et la philosophie helléniques sur la plupart des Romains cultivés ; deuxièmement, la diffusion des religions et superstitions non-helléniques dans le monde occidental.

(1) Quand les Romains rencontrèrent pour la première fois les Grecs, ils comprirent qu'ils étaient eux-mêmes relativement barbares et grossiers. Les Grecs leur étaient incomparablement supérieurs en de multiples aspects : dans l'artisanat et dans les techniques agricoles ; dans le genre de connaissances qui sont nécessaires pour être un bon fonctionnaire ; dans la conversation et l'art de jouir de la vie ; en art et en littérature et philosophie.

Les seules choses où les Romains étaient supérieurs étaient la tactique militaire et la cohésion sociale [et la science juridique].

La relation entre les Romains et les Grecs est comparable à celle entre les Prussiens et les Français en 1814 et 1815. Mais cette dernière s'estompa rapidement, tandis que celle entre les Grecs et les Romains dura longtemps.

Après les guerres puniques, la jeune civilisation romaine conçut une admiration pour les Grecs. Les Romains éduqués apprirent la langue grecque, ils copièrent l'architecture grecque, ils employèrent des sculpteurs grecs. Les dieux romains furent identifiés avec les dieux grecs. L'origine troyenne des Romains fut inventée pour les relier aux mythes homériques. Les poètes latins adoptèrent la métrique grecque, les philosophes latins reprirent à leur compte les théories grecques. A la fin, Rome était culturellement un parasite de la Grèce.

Les Romains n'inventèrent aucune forme d'art, ne construisirent aucun système philosophique original, et ne firent aucune découverte scientifique. Ils firent de bonnes routes, des codes légaux systématiques, des armées efficaces ; pour le reste ils se tournèrent vers la Grèce.

L'hellénisation de Rome apporta avec elle un certain adoucissement des moeurs, adoucissement qui horrifiait Caton l'Ancien. Jusqu'aux guerres puniques, les Romains avaient été un peuple bucolique, avec les vertus et les vices de paysans : austères, industrieux, brutaux, obstinés, et stupides. Leur vie de famille avait été stable et construite solidement sur la patria potestas (toute puissance du père de famille) ; les femmes et les jeunes enfants étaient complètement subordonnés. Tout cela changea avec l'apport de richesse soudaine. Les petites fermes disparurent, et furent graduellement remplacées par d'immenses domaines sur lesquels le travail des esclaves était employé pour mener de nouvelles formes scientifiques d'agriculture. Une grande classe sociale de commerçants de développa, et un grand nombre d'hommes s'enrichirent par le pillage, comme les nababs en Angleterre du XVIIIe siècle. Les femmes, qui avaient été des esclaves soumises, devinrent libres et aux moeurs dissolus ; le divorce devint courant ; les riches cessèrent de faire des enfants. Les Grecs qui étaient passés par des étapes comparables d'évolution des siècles plus tôt, encouragèrent, par leur exemple, ce que les historiens appellent le déclin des valeurs morales. Même aux temps les plus dissolus de l'Empire, le Romain moyen pensait toujours que Rome maintenait un standard éthique plus pur que la Grèce décadente et corrompue.

L'influence culturelle de la Grèce sur l'Empire occidental diminua rapidement à partir du IIIe siècle après J.-C., principalement car la culture en général déclina [R. veut dire à Rome comme en Grèce]. A cela il y avait de nombreuses causes, mais une en particulier doit être mentionnée. Dans les derniers temps de l'Empire occidental, le gouvernement était une tyrannie militaire de moins en moins déguisée [en une sorte de monarchie constitutionnelle], et l'armée habituellement sélectionnait un général qui avait remporté des victoires et en faisait l'empereur ; mais l'armée, même dans ses rangs les plus élevés, n'était plus composée de Romains cultivés, mais de semi-barbares venant des frontières de l'Empire. Ces soldats grossiers n'avaient aucun usage pour la culture, et regardaient les citoyens civilisés uniquement comme des sources de revenus. Les personnes individuelles étaient trop pauvres pour s'offrir une éducation, et l'Etat considérait l'éducation comme inutile. C'est pourquoi, à l'Ouest, seuls quelques hommes d'une instruction exceptionnelle continuèrent à lire le grec.

(2) La religion et la superstition non-hellénistiques, au contraire, acquirent, à mesure que le temps passait, une emprise de plus en plus grande sur l'Ouest. Nous avons déjà vu comment les conquêtes d'Alexandre exposèrent le monde grec aux croyances des Babyloniens, des Perses et des Egyptiens. De même les conquêtes romaines familiarisèrent le monde occidental avec ces doctrines, et aussi avec celles des juifs et des chrétiens. Je traiterai de ce qui concerne les juifs et les chrétiens ultérieurement ; pour l'instant, je vais me limiter autant que possible aux superstitions païennes. (Voir Cumont, Oriental Religions in Roman Paganism.)

A Rome chaque secte et chaque prophète étaient représentés, et parfois gagnaient les faveurs des gens les plus hauts placés dans les cercles gouvernementaux [un peu comme la scientologie à l'époque contemporaine].

Lucien de Samosate, qui professait un sain scepticisme en dépit de la crédulité de son époque, raconte une histoire amusante, généralement considérée dans ses grandes lignes comme vraie, concernant un prophète et accomplisseur de miracles appelé Alexandre le Paphlagonien. Cet homme guérissait les malades et prédisait l'avenir, avec des excursions dans le chantage. Sa célébrité atteignit les oreilles de Marc-Aurèle, qui se battait à ce moment-là contre les Marcomans sur le Danube. L'empereur le consulta pour savoir comment gagner la guerre, et il lui fut répondu que s'il jetait deux lions dans le Danube une grande victoire en résulterait. [Cela rappelle évidemment Crésus consultant la Pythie dans son combat contre Cyrus, et la réponse ambiguë de cette dernière.]

Marc-Aurèle suivit le conseil du visionnaire, mais ce furent les Marcomans qui remportèrent une grande victoire. En dépit de ce contre-temps, la célébrité d'Alexandre continua à croître. Un romain important, de rang consulaire, Rutilianus, après l'avoir consulté sur de nombreux points, chercha enfin son conseil sur le choix d'une épouse. Alexandre, comme Endymion, avait bénéficié des faveurs de la lune, et par elle avait eu une fille, que l'oracle recommanda à Rutilianus. "Rutilianus, qui à ce moment-là était âgé de soixante ans, se conforma immédiatement à la divine injonction, et célébra son mariage en faisant d'immenses dépenses sacrificielles à la gloire de se céleste belle-mère." (Benn, Th Greek Philosophers, Vol. II, p. 226.)

Plus important que la carrière d'Alexandre le Paphlagonien fut le règne de l'empereur Elogabale ou Héliogabale (règne a.d. 218 - 222), qui était, jusqu'à son élévation au trône par son armée, un prêtre syrien du soleil.


Les roses d'Héliogabale, par Lawrence Alma-Tadema (1888)

Dans sa lente progression de la Syrie jusqu'à Rome, il fut précédé par son portrait, envoyé en cadeau au Sénat. "Il était représenté dans ses vêtements sacerdotaux de soie et d'or flottant à la mode des Mèdes et des Phéniciens ; sa tête était ceinte d'une magnifique tiare ; ses nombreux colliers et bracelets étaient rehaussés de gemmes d'une valeur inestimable. Ses sourcils étaient teints en noir, et ses joues peintes de rouge et de blanc artificiels. Les graves sénateurs confessèrent avec un bâillement, qu'après avoir fait une longue expérience de la sévère tyrannie de leur propres compatriotes, Rome tombait enfin sous la coupe d'un despote oriental efféminé." (Gibbon, ch. VI).

Soutenu par une grande partie de son armée, il procéda, avec un zèle fanatique, à l'introduction à Rome des pratiques religieuses d'Orient ; son nom était celui du dieu-soleil adoré à Emesa (= Homs), où il était le prêtre en chef. Sa mère, ou grand-mère, qui détenait le pouvoir réel, jugea que lors de son règne en tant qu'empereur à Rome il était allé trop loin, et le déposa en faveur de son neveu Alexandre [le neveu de la mère ou la grand mère -- l'anglais construit le genre de l'adjectif possessif sur le possédant non le possédé, et c'est bien plus clair !] (222 - 235), dont les inclinations orientales étaient plus modérées. Le mélange de croyance [syncrétisme] qui était possible sous son règne était illustré par sa chapelle privée, dans laquelle se trouvaient des statues d'Abraham, Orphée, Appolonius de Tyane et le Christ.

La religion de Mithra [on écrit Mithra ou Mithras], qui était d'origine perse, était un proche concurrent de la chrétienté, particulièrement durant la deuxième partie du IIIe siècle après J.-C.

Les empereurs, qui tentaient désespérément de reprendre le contrôle de l'armée, sentaient que la religion pouvait apporter la stabilité dans elle avait tant besoin ; mais il faudrait que ce soit l'une des nouvelles religions, puisque c'étaient celles que les soldats préféraient [par opposition à la religion officielle de Rome, Jupiter, Junon, Mercure, etc.]

Le culte [de Mithra] fut introduit à Rome, et avait beaucoup pour plaire aux esprits militaires. Mithra était un dieu-soleil, mais pas aussi efféminé que son collègue syrien ; c'était un dieu préoccupé par la guerre, la guerre fondamentale entre le bien et le mal qui faisait partie de la foi perse depuis Zoroastre. Rostovtseff reproduit un bas-relief représentant son culte, qui a été trouvé dans un sanctuaire souterrain à Heddernheim en Allemagne [Heddernheim où a été trouvé un mithraeum est un quartier de Francfort.], et qui prouve que ses disciples ont dû être nombreux parmi les soldats non seulement à l'Est, mais aussi à l'Ouest.


Un autre Mithraeum, à Cologne. C'est ce à quoi auraient ressemblé nos sanctuaires (nos "églises") si Mithra l'avait emporté sur Jésus, et il s'en est fallu de peu. Ça paraît moins bien que les nôtres, mais on est au début de notre ère, et, par ailleurs, n'oubliez pas que l'histoire est toujours écrite par les vainqueurs.

L'adoption par Constantin de la chrétienté fut un succès politique, tandis que les tentatives précédentes d'introduire une nouvelle religion [officielle] avaient échoué ; mais les tentatives précédentes furent, du point de vue du gouvernement, tout à fait similaires à la tentative de Constantin.

[En d'autres termes, ce n'est pas parce que la religion chrétienne était "plus vraie" que celle de Mithra qu'elle a gagné, c'est parce que les circonstances étaient favorables. Il semble aussi que Mithra était poussé par un concurrent de Constantin, lors de la lutte pour le pouvoir par ce dernier. Constantin l'a emporté, et donc la religion qu'il a utilisée aussi. On se reportera à des ouvrages d'histoire spécialisés pour en savoir plus.]

Toutes ces religions tiraient leur possibilité de succès des infortunes et de la lassitude du monde romain. Les religions traditionnelles de la Grèce et de Rome étaient adaptées à des hommes intéressés par le monde terrestre, et qui espéraient le bonheur sur terre. L'Asie [il s'agit de l'Asie proche, pas de l'Extrême-Orient], avec une plus longue tradition du désespoir, avait créé des antidotes efficaces sous la forme d'espoirs reportés sur l'autre-monde ; de toutes celles-ci, la chrétienté était la plus efficace pour apporter la consolation. Mais la chrétienté, à l'époque où elle devint religion d'Etat, avait énormément absorbé de la Grèce, et elle transmit ses éléments helléniques, en même temps que ceux hébraïques, aux époques qui suivirent à l'Ouest.

III. L'unification du gouvernement et de la culture. Nous sommes redevables à Alexandre le Grand et ensuite à Rome que les réussites de la grande époque grecque ne furent pas perdues, comme le furent malheureusement, par exemple, ceux de l'âge minoen.

Au Ve siècle avant J.-C., un Genghis Khan, s'il y en avait eu un, aurait pu effacer tout ce qu'il y avait d'important dans le monde hellénique ; Xerxès, avec un peu plus de compétence, aurait pu rendre la civilisation grecque très inférieure à ce qu'elle est devenue après qu'il a été repoussé. Prenez la période entre Eschyle (-525, -456) et Platon (-428, -248) : tout ce qui a été fait durant cette période l'a été par une minorité de la population de quelques cités commerçantes. Ces cités, comme l'avenir le montra, n'avait pas une grande capacité à résister à une conquête étrangère, mais par un coup de chance extraordinaire leurs conquérants, macédoniens et romains, étaient philhellènes, et n'ont pas détruit ce qu'ils ont conquis, contrairement à ce qu'auraient fait Xerxès ou Carthage. Le fait que nous soyons familiers avec ce qui a été accompli par les Grecs en art et littérature et philosophie et science est dû à la stabilité introduite par des conquérants venus de l'ouest qui ont eu le bon sens d'admirer la civilisation qu'ils dirigeaient mais qu'ils firent aussi tout leur possible pour préserver.

A certains égards, politiques et éthiques, Alexandre et les Romains furent la cause d'une meilleure philosophie que toutes celles professées par les Grecs du temps où ils furent libres. Les Stoïques, comme nous l'avons vu, croyaient en la fraternité humaine, et ne limitaient pas leurs sympathies aux Grecs. La longue domination de Rome habitua les hommes à l'idée d'une seule et unique civilisation sous un seul gouvernement. Nous savons aujourd'hui que d'importantes parties du monde n'étaient pas soumises à Rome -- l'Inde et la Chine plus particulièrement. Mais pour les Romains il semblait que ce qui était en dehors de l'Empire consistait seulement en quelques obscures tribus barbares, qu'on pourrait conquérir quand ça en vaudrait la peine. Essentiellement et en idée, l'Empire, dans l'esprit des Romains, était mondial.

Cette conception pénétra dans l'Eglise, qui était "catholique" en dépit des Bouddhistes, Confucéens, et (plus tard) Mahométans. Securus judicat orbis terrarum est la maxime empruntée par l'Eglise aux Stoïciens tardifs ; elle doit son appel à l'apparente universalité de l'Empire romain. A travers tout le Moyen Âge, après l'époque de Charlemagne, l'Eglise et le Saint Empire Romain étaient mondiaux dans les idées, bien que tout le monde sût que ce n'était pas vrai dans les faits. Le concept d'une unique famille humaine, d'une unique religion catholique, d'une culture universelle, et d'un Etat mondial, a hanté les pensées des hommes depuis sa réalisation approximative par Rome.

La part prise par Rome dans l'élargissement des régions civilisées fut d'une immense importance. L'Italie du Nord, l'Espagne, la France, et des parties de la Germanie occidentale, furent civilisées par suite de la conquête par la force des légions romaines. Toutes ces régions s'avérèrent capables elles-mêmes de niveaux de culture aussi élevés que celui de Rome. Dans les derniers temps de l'Empire d'Occident, la Gaule produisit des hommes qui furent au moins les égaux de leurs contemporains de régions de civilisation plus ancienne. C'est grâce à la diffusion de la culture par Rome que les Barbares produisirent une éclipse seulement temporaire, et non une obscurité permanente. On peut soutenir l'ide que la qualité de la civilisation ne fut plus jamais aussi bonne que celle de l'Athènes de Périclès ; mais dans un monde de guerres et de destructions, la quantité, sur le long terme, est presque aussi importante que la qualité, et la quantité a été donnée par Rome.

IV. Les Mahométans véhicules de l'Hellénisme. Au VIIe siècle après J.-C. [années entre 601 et 700 -- mais l'usage un peu idiot est d'appeler VIIe siècle les années 600 à 699 ; est-ce que 10 est le début de la seconde dizaine, ou la fin de la première ?], les disciples du Prophète conquirent la Syrie, l'Egypte, et l'Afrique du Nord ; au siècle suivant [années entre 701 et 800, pour suivre l'usage], ils conquirent l'Espagne. Leurs victoires étaient aisées, et les combats légers.

Sauf peut-être durant les quelques premières années, ils n'étaient pas fanatiques ; les chrétiens et les juifs n'étaient pas brutalisés, du moment qu'ils payaient le tribu qui leur était imposé.

Très vite les Arabes acquirent la civilisation de l'Empire d'Orient, mais avec l'espoir d'un essor politique et social et non plus la lassitude du déclin [qui a caractérisé la plus grande partie de la durée de l'Empire d'Orient après la chute de l'Empire d'Occident]. Ils apprirent à lire le Grec, et écrivirent des commentaires. La réputation d'Aristote provient principalement d'eux ; dans l'Antiquité, il était rarement mentionné, et n'était pas regardé comme l'égal de Platon.

Il est instructif de considérer quelques-uns des mots qui nous viennent des Arabes, par exemple : algèbre, alcool, alchimie, alambic, alcali [écrit jusqu'au XVIIIe siècle alkali], azimuth, zénith. A l'exception d' "alcool" -- qui désignait, non pas une boisson, mais une substance utilisée en chimie -- ces mots donnent une bonne image de certaines des choses que nous devons aux Arabes [noter qu'on dit en France "nous devons aux Arabes", mais on ne dit pas "nous devons aux Romains", bien qu' en dépit de la bataille de Poitiers, les Arabes et Maures soient restés dans une grande partie du sud de la France, cf. massif des Maures entre Hyères et Saint-Tropez].

L'algèbre a été inventée par les Grecs d'Alexandrie, mais a été encore développé par les Mahométans [en réalité par Al Khwarizmi, qui était plutôt perse mais vivait à Bagdad]. "Alchimie", "alambic", "alcali" sont des mots reliés à la tentative de transformer les métaux communs en or, que les Arabes reprirent des Grecs, et dans la poursuite de laquelle ils en appelèrent à la philosophie grecque (voir, Alchemy, Child of Greek Philosophy, par Arthur John Hopkins, Columbia, 1934). "Azimuth" et "zénith" sont des termes d'astronomie, utiles aux Arabes principalement en lien avec l'astrologie [qui, on se rappelle, venait des Babyloniens].

La méthode étymologique dissimule ce que nous devons aux Arabes pour notre connaissance de la philosophie grecque, car, quand elle a à nouveau été étudiée en Europe, les termes techniques qui ont été utilisés venaient du Grec ou du Latin.

En philosophie, les Arabes étaient meilleurs commentateurs que penseurs originaux. Leur importance, pour nous, vient du fait que ce sont eux, et non les chrétiens, qui furent les héritiers immédiats de ces parties de la tradition grecque que seul l'Empire d'Orient avaient maintenues vivantes.

C'est le contact avec les Mahométans, en Espagne, et dans une moindre mesure en Sicile, qui fit connaître Aristote à l'Ouest ; de même les chiffres arabes, l'algèbre et la chimie.

C'est ce contact, via l'Espagne, qui redémarra le goût de l'étude au XIe siècle [premier siècle après l'an mil, c'est-à-dire années 1001 à 1100] en Europe occidental [R. laisse de côté la Renaissance caroline, dont il parlera dans le livre II]. Cela conduisit à la philosophie scolastique [essentiellement d'Abélard à Saint Thomas d'Aquin, mais nous verrons aussi les philosophes scolastiques avant Abélard, et après St Thomas].

C'est bien plus tard, à partir du XIIIe siècle [années 1201 jusqu'à 1300], que l'étude du grec permit aux érudits d'aller directement dans les oeuvres de Platon, Aristote et les autres auteurs grecs de l'Antiquité. [Auparavant on ne les connaissait en Europe occidentale que par leur transmission via les auteurs chrétiens. Mais pour aller aux sources grecques, encore fallait-il y avoir accès. La plus grande partie de Platon en grec nous est arrivée après la chute de Constantinople, quand les érudits grecs de l'Empire d'Orient fuirent vers l'Italie et le reste de l'Europe. Voir aussi la redécouverte de l'auteur latin Lucrèce par Poggio en 1417.]

Mais si les Arabes n'avaient pas préservé cette tradition, les hommes de la Renaissance n'auraient sans doute pas soupçonné combien il y avait d'intérêt à réactiver l'étude des connaissances classiques.