HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.3.6 : PLOTIN

Plotin (a.d. 204-270), le fondateur du néoplatonisme, est le dernier grand philosophe de l'Antiquité. Sa vie correspond à une des périodes les plus désastreuses de l'histoire romaine. Peu avant sa naissance, l'armée avait pris conscience de son pouvoir, et avait adopté l'habitude de choisir les empereurs en échange de récompenses financières, puis de les assassiner pour renouveler l'occasion de vendre l'Empire. Ces préoccupations rendaient les soldats impropres à la défense des frontières, et permettaient de vigoureuses incursions des Germains du Nord et des Perses de l'Est. La guerre et les épidémies diminuèrent la population de l'Empire d'environ un tiers, tandis que l'augmentation des impôts et la diminution des ressources causèrent la ruine financière même dans les provinces où aucune force hostile ne pénétra. Les cités, qui avaient été les porte-drapeaux de la culture, furent frappées particulièrement durement ; les citoyens importants, en grand nombre, fuirent pour échapper au percepteur d'impôts. Ce n'est qu'après la mort de Plotin que l'ordre fut rétabli et que l'Empire fut temporairement sauvé par les mesures vigoureuses de Dioclétien et Constantin.

De tout cela il n'est fait aucune mention dans les travaux de Plotin. Il se détourna du spectacle de la ruine et de la misère du monde réel, pour contempler le monde éternel de la bonté et de la beauté. En cela il était en harmonie avec tous les hommes sérieux de son époque. Pour eux tous, chrétiens autant que païens, le monde des affaires pratiques semblait n'offrir aucun espoir, et seulement l'Autre Monde semblait mériter de s'y consacrer. Pour le chrétien, l'Autre Monde était le Royaume des Cieux, où l'on vivrait dans la félicité après la mort ; pour le platonicien, c'était le monde éternel des idées, le vrai monde par opposition à l'illusion des apparences.


Platon et Plotin incorporés dans la théologie et la métaphysique chrétiennes

Les théologiens chrétiens combinaient ces deux points de vue, et incorporèrent une bonne partie de la philosophie de Plotin. Dean Inge, dans son remarquable livre sur Plotin, souligne avec justesse tout ce que la chrétienté lui doit. "Le platonisme, dit-il, est une partie vitale de la structure de la théologie chrétienne, avec laquelle aucune autre philosophie, je me risquerais à dire, ne peut s'accorder sans friction." Il y a, dit-il une "totale impossibilité à retirer le platonisme de la chrétienté sans déchirer le tissu intellectuel de cette dernière". Il attire l'attention sur le fait que Saint Augustin parle du système de Platon comme de la "plus pure et plus brillante de toutes les philosophies", et de Plotin comme un homme dans lequel "Platon vécut à nouveau", et qui, s'il avait vécu un peu plus tard, "n'aurait changé que quelques mots et phrases et serait devenu chrétien". Saint Thomas d'Aquin, d'après Dean Inge, "est plus proche de Plotin que du vrai Aristote".

Le système chrétien a connu beaucoup de formes (certaines primitives, d'autres spirituellement élaborées)

Plotin, par conséquent, est historiquement important en tant qu'influence qui a contribué à donner forme à la chrétienté du Moyen Âge et de la théologie catholique. L'historien, en parlant de la chrétienté, doit prendre garde à reconnaître les grands changements qu'elle a traversés, et la variété de formes qu'elle a prises même à une époque donnée.

La chrétienté des Evangiles synoptiques est presque totalement dénuée de toute métaphysique.

La chrétienté de l'Amérique moderne [les Etats-Unis des années 1930 et 1940], à cet égard, est comme la chrétienté primitive ; le platonisme est étranger à la pensée et au sentiment populaire aux Etats-Unis, et la plupart des chrétiens américains sont beaucoup plus concernés par leurs devoirs sur terre, et par le progrès social dans le monde de tous les jours, qu'avec les espoirs transcendants qui consolaient les hommes quand tout ce qui était terrestre n'inspirait que désespoir.

Je ne parle pas d'un quelconque changement de dogme, mais d'une différence de centres d'intérêt et de préoccupations.

Un chrétien moderne, sauf s'il prend conscience de l'importance de cette différence, ne comprendra pas la chrétienté du passé [quand elle était hautement théologique et métaphysique comme chez Plotin].

Mais quant à nous, étant donné que notre étude est historique, nous sommes concernés par les croyances effectives des siècles passés, et sur ces derniers il est impossible d'être en désaccord avec ce que dit Dean Inge de l'influence de Platon et Plotin.

Beauté du système de Plotin

Plotin, cependant, n'est pas seulement historiquement important. Il représente, mieux que tout autre philosophe, un type important de théorie. Un système philosophique peut être considéré comme important pour différentes sortes de raisons. La première et la plus évidente est parce que nous pensons qu'il est vrai. Peu de personnes étudiant la philosophie à l'époque actuelle penseraient cela de Plotin ; Dean Inge est, à cet égard, une rare exception. Mais la vérité n'est pas le seul mérite qu'une métaphysique peut avoir. Elle peut aussi être belle, et c'est certainement le cas de celle de Plotin ; il y a des passages qui rappellent les odes du Paradis de Dante, plus que tout autre chose dans la littérature. A plusieurs reprises, ses descriptions du monde éternel,

A nos rêves les plus élaborés, présentent
Ce chant pure et paisible
"Aye" chanté devant le trône de saphir
Adressé à Celui qui est assis dessus.

[le saphir est essentiellement bleu]

Encore une fois, une philosophie peut être importante car elle exprime bien ce que les hommes sont poussés à croire dans un certain environnement intellectuel et certaines circonstances. La joie et la tristesse sans complications n'est pas un sujet pour la philosophie, mais plutôt pour les formes les plus simples de la poésie et de la musique. Seules la joie et la tristesse accompagnées par une réflexion sur l'univers engendre des théories métaphysiques. Un homme peut être un pessimiste joyeux ou un optimiste mélancolique. Samuel Butler est sans doute un bon exemple du premier ; Plotin est un exemple admirable du second. Dans une époque telle que celle où il a vécu, le sentiment de malheur est constamment présent et oppressant, tandis que le bonheur, s'il est accessible, doit être recherché dans la réflexion sur des choses qui sont éloignées des impressions fournies par les sens.

Un tel bonheur a toujours en lui un élément qui se bat avec une contrainte ; il est très différent du bonheur simple d'un enfant. Et comme il ne vient pas du monde de tous les jours, mais vient de la pensée et de l'imagination, il exige de pouvoir ignorer et mépriser la vie des sens. Ce n'est, par conséquent, pas ceux qui éprouvent la joie simple et instinctive qui inventent les sortes d'optimisme métaphysique qui dépendent de la croyance en la réalité d'un monde super-sensible [bref, les chrétiens illuminés et heureux au milieu d'un monde qui s'effondre]. Parmi les hommes qui furent malheureux dans le sens des choses pratiques, mais résolument déterminés à trouver le bonheur supérieur dans le monde de la théorie, Plotin a une place éminente.

Ses mérites intellectuels ne sont certainement pas non plus à négliger. Il a, par de multiples aspects, clarifié l'enseignement de Platon ; il a développé, avec le plus de cohérence possible, le type de théorie défendue par lui en commun avec beaucoup d'autres. Ses arguments contre le matérialisme sont bon, et toute sa conception de la relation entre l'âme et le corps est plus claire que celles de Platon ou d'Aristote.

Comme Spinoza, il montre une certaine pureté morale et hauteur, qui sont très impressionnantes. Il est toujours sincère, jamais dominateur ou intolérant, invariablement soucieux de dire au lecteur, aussi simplement qu'il le peut, ce qu'il croit être important. Quoi qu'on puisse penser de lui en tant que philosophe théorie, il est impossible de ne pas l'aimer en tant qu'homme.

Biographie de Plotin

Le peu qui nous est connu de la vie de Plotin vient de la biographie écrite par son ami et disciple Porphyre de Tyr (234-310), un Sémite dont le vrai nom était Malchus. Il y a, cependant, des éléments miraculeux dans son récit, qui rendent difficile d'avoir une totale confiance dans les portions les plus crédibles.

Plotin considérait son apparence spatio-temporelle comme sans importance, et détestait parler des accidents de son existence historique. Il déclarait, cependant, être né en Egypte, et l'on sait que, jeune homme, il étudia à Alexandrie, où il vécut jusqu'à l'âge de 39 ans. Son maître en philosophie était Ammonius Saccas, souvent considéré comme le fondateur du néoplatonisme.

Ensuite Plotin se joignit à une expédition de l'empereur Gordien III (naissance 225 - début de règne 238 - mort 244) contre les Perses, avec l'intention, dit-on, d'étudier les religions orientales [oriental dans l'ouvrage de R. veut dire perse ou un peu au-delà jusqu'à la limite atteinte par Alexandre]. L'empereur était encore un enfant, et fut assassiné par l'armée, comme c'était la coutume de l'époque. Cela se passa durant sa campagne en Mésopotamie en 244.

Alors Plotin abandonna ses projets orientaux et s'installa à Rome, où il commença à enseigner. Parmi ses auditeurs il y avait de nombreux hommes d'influence, et il gagna les faveurs de l'empereur Gallien [218 - 268, quand je ne donne que deux dates, c'est la naissance et la mort]. Concernant Gallien, Gibbon remarque : "Il maîtrisait plusieurs sciences curieuses mais inutiles ; c'était un bon orateur et un poète élégant, un très bon jardinier, un excellent cuisinier, et le plus détestable des princes. Quand les grands périls de l'Etat exigeaient sa présence et son attention, il était en train de converser avec le philosophe Plotin, ou de perdre son temps en plaisirs badins ou licencieux, ou de se préparer à son initiation au mystères gréciens [forme littéraire de "gréco-romains"], ou de solliciter une place dans l'Aréopage d'Athènes." (Ch. X).

A un certain moment Plotin forma le projet de fonder une République de Platon en Campagnie, et de construire dans ce but une nouvelle cité qui se serait appelée Platonopolis. L'empereur fut tout d'abord favorable, mais finit par retirer sa permission. Il peut paraître étrange qu'il y ait eu de la place pour une nouvelle ville si près de Rome, mais probablement qu'à cette époque la région était déjà touchée par la malaria, comme elle l'est maintenant, alors qu'elle ne l'était pas auparavant.

Plotin n'écrivit rien jusqu'à l'âge de 45 ans ; après quoi, il écrivit beaucoup. Ses oeuvres furent éditées et arrangées par Porphyre, qui était davantage pythagoricien que Plotin. Pour cette raison l'école néoplatonicienne fut plus attirée par le surnaturel qu'elle ne l'aurait été si elle avait suivi Plotin plus fidèlement.

Doctrine de Plotin

Le respect de Plotin pour Platon est très grand ; il fait référence à Platon en utilisant simplement le pronom "Il", avec la majuscule. En général, les "anciens bénis" sont traités avec déférence, mais cette déférence ne s'étend pas aux atomistes. Les stoïciens et les épicuriens, étant toujours actifs au IIIe siècle, sont controversés chez Plotin, les stoïciens seulement à cause de leur matérialisme [pourtant, on a vu que les stoïciens tardifs n'étaient plus matérialistes, mais s'étaient rapprochés des platoniciens...], les épicuriens pour toutes les parties de leur philosophie. Aristote joue un plus grand rôle qu'il n'apparaît, car les emprunts qui lui sont faits ne sont souvent pas référencés. On sent aussi l'influence de Parménide en plusieurs endroits.

Le Platon de Plotin n'a pas autant de chair et d'os que le réel Platon. La théorie des idées, les doctrines mystiques du Phédon et du Livre VI de la République, et la discussion de l'amour dans le Banquet, composent presque l'ensemble de Platon tel qu'il apparaît dans les Ennéades (comme sont appelés les ouvrages de Plotin). L'intérêt pour la politique, la recherche de définitions pour chaque vertu séparément, le plaisir des mathématiques, l'appréciation affectueuse et dramatique des individus, et avant tout le côté drôle, joyeux, espiègle de Platon, sont totalement absent de Plotin. Platon, comme l'a dit Carlyle, est "tout à fait à l'aise dans Sion" [= "dans la vie publique réelle" ?] ; Plotin, au contraire, ne montre jamais que le meilleur côté lui-même [lui-même étant le pronom pour Plotin]. [Cela évoque extraordinairement ma mère qui était beaucoup plus plotinienne que platonicienne.]

La métaphysique de Plotin commence avec une Sainte Trinité : l'Un, l'Esprit et l'Âme. Ces trois ne sont pas égaux, pas plus que les Personnes de la première Trinité chrétienne ; l'Un est suprême, l'Esprit vient en deuxième, et l'Âme en dernier. Origène, qui était un contemporain de Plotin et a eu le même professeur de philosophie, enseignait que la Première Personne était supérieure à la Seconde, et la Seconde à la Troisième, exprimant ainsi son accord avec Plotin. Mais l'opinion d'Origène fut par la suite déclarée hérétique.

1) L'Un

L'Un est quelque peu obscur. Il est parfois appelé Dieu, parfois le Bon ; il transcende l'Etre, qui est le premier suivant l'Un. Nous ne devons pas attribuer de prédicat à l'Un, mais seulement dire que "Il est". (Cela rappelle Parménide.)

Ce serait une erreur de parler de Dieu comme de "Le Tout", car Dieu transcende le Tout. Dieu est présent en toute chose. L'Un peut être présent sans venir : "comme il est en nulle place en particulier, il n'est pas nulle part". Bien que l'Un soit parfois appelé le Bon, on nous dit qu'il précède à la fois le Bon et le Beau (Cinquième Ennéade, 5e tract, chap. 12). Parfois, l'Un semble ressembler au Dieu d'Aristote ; on nous dit que Dieu n'a pas besoin de conséquences dérivées, et qu'il ignore le monde créé. L'Un est indéfinissable, et en ce qui le concerne il y a plus de vérité dans le silence que dans n'importe quel mot.

[Cette conception de l'Un chez Plotin, inspiré de celle de Parménide, suscite la réflexion : elle nie tout signifié clair ! On aurait tendance à penser que pour Plotin c'est le Tout, mais en fait c'est encore plus. C'est ce qui ne se prête pas à une définition, car ce serait déjà une forme de délinéation.

C'est le refus de toute pensée dans la mesure où une pensée est le début d'une distinction entre différentes parties.

En réalité ce n'est pas bien différent d'une forme de transe vis-à-vis de l'existence. Une sorte de lavage de cerveau particulièrement vigoureux, puisque non seulement on parle de Dieu transcendant tout, mais on ne veut même pas qu'il se prête à la moindre définition.]

Nous en venons maintenant à la Deuxième Personne que Plotin appelle "nous" [prononcer "nousse"]. Il est toujours difficile de trouver un mot anglais (ou français) synonyme de "nous" afin de l'expliquer. La définition standard du dictionnaire est "esprit", mais cela n'a pas toutes les bonnes connotations, particulièrement quand le mot est utilisé dans un contexte de philosophie religieuse.

Si nous voulions dire que Plotin place l'esprit au-dessus de l'âme [comme le fait Aristote, je crois], nous donnerions une impression de Plotin complètement fausse. McKenna, le traducteur de Plotin, utilise "Principe Intellectuel", mais c'est gauche, et ça ne suggère pas un objet adapté à une vénération religieuse.

Dean Inge utilise "Esprit", qui est peut-être le meilleur mot disponible. Mais cela laisse de côté l'élément intellectuel qui était important dans toute la philosophie religieuse grecque après Pythagore. Les mathématiques, le monde des idées, et toute pensée sur ce qui n'est pas du monde du sensible, ont, pour Pythagore, Platon et Plotin, quelque chose de divin ; ils constituent l'activité du "nous", ou du moins l'approche la plus près de son activité que nous pouvons concevoir.

C'était cet élément intellectuel dans la religion de Platon qui conduisit les chrétiens -- notamment l'auteur de l'Evangile selon Saint Jean -- d'identifier le Christ avec le Verbe. Le "Verbe" devrait être traduit par la "Raison" dans ce contexte ; cela nous empêche d'utiliser "raison" comme traduction du "nous". Je vais suivre Dean Inge et utiliser "Esprit", mais avec cette provision que "nous" a une connotation intellectuelle qui est absente de "Esprit" tel qu'on l'entend habituellement. Mais souvent je vais tout simplement aussi utiliser le mot "nous" non-traduit.

2) Le "nous" et la conscience universelle

"Nous", nous dit-on, est l'image du Un ; il est engendré car le Un, dans sa quête de lui-même, a la vision ; cette vision est le "nous". C'est une conception difficile. Un être sans parties, dit Plotin, peut se connaître ; dans ce cas, l'observateur et l'observé sont un. Dans Dieu, qui est conçu, comme chez Platon, par analogie avec le soleil, l'éclaireur et l'éclairé sont les mêmes. Poursuivant l'analogie, "nous" peut être considéré comme la lumière par laquelle l'Un se voit lui-même. Il nous est possible de connaître l'Esprit Divin, que nous oublions habituellement à travers notre propre volonté. Pour connaître l'Esprit Divin, nous devons étudier notre propre âme qui est tout à fait comme Dieu : nous devons mettre de côté notre corps, et la partie de l'âme qui a formé le corps, et "les sens qui créent les désirs et les élans et toutes ces futilités" ; ce qui reste est alors une image de l'Intellect Divin.

"Ceux qui sont investis par Dieu et inspirés savent au moins qu'ils détiennent une chose plus grande en eux [que la matérialité du corps et même de l'âme courante], bien qu'ils ne puissent pas la décrire ; avec les mouvements qui les font bouger et les paroles qu'ils expriment ils perçoivent ce pouvoir -- qui n'est pas eux-mêmes -- qui les fait se mouvoir : de la même manière, cela doit être, nous nous dressons vers le Suprême quand nous détenons le "nous" pur ; nous connaissons l'Esprit Divin en nous, ce qui confère l'Etre et toutes les autres choses de cet ordre : mais nous savons aussi, que c'est plus que ça, que c'est un principe plus noble que quoi que ce soit que nous connaissons comme étant l'Etre ; plus grand ou plus complet ; au-dessus de la raison, de l'esprit, et des sens ; qui donne ces pouvoirs, mais qui ne doit pas être confondu avec eux." (Ennéades, V, 3, 14. Traduction anglaise de McKenna, traduite en français.)

[On note comme Plotin marche sur un chemin étroit entre une expression de poète inspiré et un banal discours de charlatan.

En particulier, il nous invite à utiliser notre raison pour... comprendre quelque chose de supérieur à notre raison.

Krishnamurti au XXe siècle avait un discours comparable : "Il faut dépasser notre propre conscience pour parvenir à un état où nous sommes La Conscience universelle", ou qqc de ce genre -- ce qui ne l'empêchait pas de se soumettre aux sens et de coucher pendant des années, de manière dissimulée, avec la femme de son meilleur ami.]

Ainsi quand nous sommes "divinement possédés et inspirés" nous voyons non seulement le "nous", mais aussi le Un. Quand nous sommes ainsi en contact avec le Divin, nous ne pouvons pas exprimer la vision avec des mots ; cela est pour plus tard. "Au moment du contact [avec le "nous"] il n'y a aucune possibilité d'exprimer quoi que ce soit ; nous n'en avons pas le loisir ; le raisonnement et les considérations sur la vision sont pour après. Nous pouvons savoir que nous avons eu la vision quand l'Âme a soudainement été éclairée. Cette lumière vient du Suprême et est le Suprême ; nous pouvons croire en la Présence quand, comme cet autre Dieu appelé par certains hommes, Il vient apportant la lumière ; la lumière est la preuve qu'il est advenu. Ainsi l'Âme qui n'a pas été éclairée reste sans vision ; éclairée, elle possède ce qui est recherché. Et c'est la vraie finalité donnée à l'Âme : de se saisir de cette lumière, pour voir le Suprême par le Suprême lui-même et non par la lumière d'un quelconque autre principe -- le Suprême est sa propre lumière ; car ce qui illumine l'Âme est la même chose que la vision elle-même, de même que c'est par la lumière du soleil que nous voyons le soleil."

"Mais comment parvient-on à cela ?

-- Il faut se dépouiller de tout."

[Là encore Plotin tient un discours similaire à celui des gourous modernes : "il faut sortir de son être et de sa conscience individuelle, pour accéder à une conscience universelle".

Notons que dans certains états cérébraux, après beaucoup de travail, on peut avoir fugitivement l'impression de "tout comprendre" -- ce que Romain Rolland appelle le sentiment océanique.]

Cette expérience de l' "extase" (se tenir en dehors de son propre corps) arrivait souvent à Plotin :

Cela s'est déroulé de nombreuses fois : tiré de mon corps pour parvenir à un moi supérieur ; devenant externe à toutes les autres choses et centré sur ce moi supérieur ; contemplant une merveilleuse beauté ; ensuite, plus que jamais, assuré d'une communauté avec l'ordre le plus élevé ; accomplissant la vie la plus noble, acquérant une identité avec le divin ; me tenant en Lui en ayant atteint cette activité ; placé au-dessus de tout ce qui dans l'Intellect est moins que le Suprême.

Cependant, vient toujours le moment de la descente depuis l' "intellection" vers le raisonnement ; et après ce séjour dans le divin, je me demande comment il se fait que je puisse maintenant redescendre ; et comment l'Âme est entrée dans mon corps, l'Âme qui même dans le corps, est la chose élevée que ce corps peut être.

3) L'Âme (troisième membre de la trinité plotinienne)

Cela nous amène à l'Âme, le troisième et moins important des membres de la Trinité [de Plotin]. L'Âme, quoiqu'inférieure au "nous", est l'auteur de toutes les choses vivantes ; elle a fait le soleil et la lune et les étoiles, et tout le monde visible. Elle est la progéniture de l'Intellect Divin. Elle est double : il y a l'âme interne, tendue vers le "nous", et l'autre, qui fait face au monde extérieur. Cette dernière est associée avec un mouvement vers le bas, dans lequel l'Âme génère son image, qui est la Nature et le monde des sens. Les Stoïciens avaient identifié la Nature avec Dieu, mais Plotin la regarde comme la plus basse [en terme d' "importance" ?] des sphères, quelque chose qui émane de l'Âme quand elle oublie de regarder vers le haut vers le "nous".

Cela peut suggérer la vue gnostique selon laquelle le monde visible est mauvais, mais Plotin n'adopte pas cette vue. Le monde visible est beau, et est la demeure des esprits bénis ; il est seulement moins éminent que le monde intellectuel. Dans une conversation controversée très intéressante de la vue gnostique, selon laquelle le cosmos et son Créateur sont mauvais, il admet que certaines parties de la doctrine gnostique, comme la haine de la matière, sont peut-être dues à Platon, mais maintient que les autres parties, qui ne viennent pas de Platon, sont erronées.

Objections au gnosticisme

Ses objections au gnosticisme sont de deux sortes. D'une part, il dit que l'Âme, quand elle crée le monde matériel, le fait de mémoire, en se souvenant du divin, et pas parce qu'elle est tombée ; le monde des sens, pense-t-il, est aussi bon qu'un monde sensible peut être. Il ressent fortement la beauté des choses perçues par les sens :

Qui, ayant une réelle perception de l'harmonie du Royaume Intellectuel, pourrait manquer d'observer, s'il a la moindre inclination pour la musique, que l'harmonie du Royaume Intellectuel est le parallèle de l'harmonie en musique ? Quel géomètre ou arithméticien ne prendrait pas plaisir dans les symétries, correspondances et principes d'ordre observés dans les choses visibles ? Prenez, même, le cas des images : ceux qui voient par les sens du corps les productions de l'art de la peinture ne voient pas une chose d'une seule façon ; ils sont profondément émus quand ils reconnaissent dans les objets dépeints aux yeux la présentation de ce qui est dans les idées, et sont ainsi appelés à se rappeler la vérité [des classicistes anglais ont transformé le charabia latin ou grec de Plotin en charabia anglais pour faire plus solennel ! alors ne perdons pas notre temps et continuons en anglais] -- the very experience out of which Love rises. Now, if the sight of Beauty excellently reproduced upon a face hurries the mind to that other Sphere, surely no one seeing the loveliness lavish in the world of sense--this vast orderliness, the form which the stars even in their remoteness display--no one could be so dull-witted, so immoveable, as not to be carried by all this to recollection, and gripped by reverent awe in the thought of all this, so great, sprung from that greatness. Not to answer thus could only be to have neither fathomed this world nor had any vision of that other ( II, 9, 16).

[Je peste régulièrement contre les "traductions" charabiesques des classicistes anglais, car pour moi une traduction a pour but d'être intelligible, pas d'être obscure -- aussi solennel veut-on être.

R. de ce point de vue est tout à fait admirable, car justement il rend les idées philosophiques depuis Thalès jusqu'à nos jours compréhensibles. La question n'est pas de savoir si elles sont justes ou fausses, mais de présenter les vues de chaque philosophe important dans la pensée occidentale. Et R. le fait très bien.

C'est quand il cite directement des textes anciens (traduits par ces satanés classicistes) qu'il devient obscur. Il fait ces citations à la fois pour donner un goût de l'original et parce que ça permet de souffler un peu dans sa synthèse claire qui lui demande beaucoup d'énergie.]

Il y a une autre raison pour rejeter la vue gnostique. Les Gnostiques pensent que rien de divin n'est associé au soleil, à la lune et aux étoiles ; ils ont été créés par un esprit mauvais. Seule l'âme humaine, parmi les choses perçues, a une quelconque valeur.

Mais Plotin est fermement persuadé que les corps célestes sont les corps de choses divines, infiniment supérieures à l'homme. D'après les Gnostiques, "leurs propres âmes [aux Gnostiques], les âmes des moindres humains, ils les déclarent immortelles, divines ; mais les cieux entiers et les étoiles dans les cieux ne partagent rien avec le Principe Immortel, bien qu'ils soient bien plus purs et plus beaux que leurs propres âmes" (II, 9, 5).

[On note une fascination chez les penseurs anciens -- et encore bcp de nos jours au XXIe siècle -- pour "les cieux", "le soleil", "la lumière", etc. qui sont introduits dans les considérations philosophiques ou religieuses se voulant les plus élevées.

Mais en fait elles proviennent de cultes animistes qui remontent à des milliers ou dizaines de milliers d'années quand l'homme n'écrivait pas, mais dessinait, et sans doute cherchait à comprendre le rôle des choses autour de lui, y compris les mystérieux astres dans le ciel, sur sa propre vie. L'animisme consiste à doter d'une âme, d'un esprit et d'une volonté, des objets considérés de nos jours comme inertes.

Les religions et la philosophie -- quand elle est la variante profane d'une pensée religieuse -- sont les héritières directes de cet animisme. On peut dire, en ce sens, qu'elles sont primaires.

Même l'eucharistie, et les ratiocinations de Saint Thomas d'Aquin pour expliquer la différence entre l'essence et l'accident (l'hostie a l'accident du pain, mais l'essence du Christ, "par conséquent" c'est vraiment la chair du Christ qu'on mange, même si ça a le goût de pain..., et autres délires de ce genre), ce sont en réalité des dérivées de pratiques anthropophages quand on mangeait la chair de victimes sacrificielles dans le but de plaire aux dieux ou d'apaiser leur colère, ou simplement d'acquérir des qualités des victimes.]


Plotin n'adopte pas la vue selon laquelle la beauté et les plaisirs sont l'oeuvre du Diable

La vue de Plotin bénéficie de l'autorité du Timée, et elle a été adoptée par certains des Pères fondateurs chrétiens, par exemple Origène. Elle fait preuve d'une imagination attrayante ; elle exprime le sentiment que les corps célestes naturellement inspirent et rendent l'homme moins seul dans l'univers physique.

Il n'y a dans le mysticisme de Plotin rien de morose ou d'hostile à la beauté. Mais il est le dernier enseignant religieux, pour des siècles, dont on peut dire ça. La beauté, et tous les plaisirs qui lui sont associés, en vinrent à être considérés comme l'oeuvre du Diable ; les païens, comme les chrétiens, en vinrent à exalter la laideur et la saleté. Julien l'Apostat, comme les saints orthodoxes de son époque, se vantait de la vermine dans sa barbe. De tout ça, il n'y a rien dans Plotin.


La matière est créée par l'Âme et n'a pas de réalité indépendante

La matière est créée par l'Âme et n'a pas de réalité indépendante. Chaque Âme a son heure ; quand elle sonne, elle descend, et entre dans le corps qui lui est destiné. Le motif n'est pas la raison, mais quelque chose d'analogue au désir sexuel. Quand l'âme quitte le corps, elle doit entrer dans un autre corps s'il a été pécheur, car la justice exige qu'il soit puni. Si, dans cette vie, vous avez tué votre mère, vous serez, dans la prochaine vie, une femme, et vous serez tuée par votre fils (III, 2, 13). Le péché doit être puni ; mais la punition se déroule naturellement, car le pécheur se punit lui-même à travers ses erreurs.

Nous rappelons-nous de cette vie après que nous sommes morts ? La réponse est parfaitement logique, même si elle n'est pas ce que diraient la plupart des théologiens modernes. La mémoire est concernée par notre vie dans le temps, tandis que notre meilleure et plus authentique vie est dans l'éternité. Par conséquent, à mesure que l'âme s'approche de la vie éternelle, elle aura de moins en moins de souvenirs ; les amis, les enfants, l'épouse, seront peu à peu oubliés ; à la fin, nous ne saurons plus rien des choses de ce monde, mais nous contemplerons uniquement le royaume intellectuel. Il n'y aura pas de mémoire de la personnalité, qui, dans une vision contemplative, n'est pas consciente d'elle-même. L'âme deviendra une avec le "nous", mais pas jusqu'à disparaître : le "nous" et l'âme individuelle seront à la fois deux et une (IV, 4, 2). [R. nous prépare au mystère de la Sainte Trinité chrétienne.]

[Les élucubrations de Plotin, affirmées de manière onctueuse et péremptoire comme de la guimauve sortant inexorablement d'une machine, finissent pas être pesantes.

Il y a une forme de componction chez Plotin, comme chez ces gens à la fois doux et impérieux, faisant preuve de fausse modestie, qui finissent par être odieux avec leurs certitudes doucereuses présentées comme des évidences.

On comprend mieux pourquoi Plotin est un philosophe de deuxième rang derrière Socrate, Platon et Aristote, et même Epicure et Marc-Aurèle. Pour ne le comparer qu'à Platon, il n'a ni l'art littéraire, ni l'intelligence d'introduire des contradicteurs eux-mêmes intelligents, ni la sorte d'autorité olympienne de son maître.

Il y a peut-être encore une admiration pour la beauté chez Plotin, et pas encore la morbidité des intellectuels chrétiens suivants jusqu'à Saint Thomas d'Aquin inclus, mais il n'y a déjà plus la joie de vivre qu'on trouvait encore chez Epicure et même Marc-Aurèle qui était l'héritière de la fraîcheur des premiers penseurs grecs de Thalès à Aristote.]

L'immortalité de l'Âme

Dans la Quatrième Ennéade, qui porte sur l'Âme, une section, le Septième Traité, est consacré à la discussion de l'immortalité.

Le corps, étant composé, n'est clairement pas immortel ; si, donc, c'est une part de nous, nous ne sommes pas immortels.

[Noter toujours ce besoin de "raisonner" comme Pythagore avait prouvé que certaines longueurs ne pouvaient pas être de fractions de l'unité de longueur choisie. Mais généralement les syllogismes sont flageolants, et les premisses absurdes.]

Mais quelle est la relation entre l'âme et le corps ? Aristote (qui n'est pas mentionné explicitement) a dit que l'âme était la forme du corps, mais Plotin rejette cette vue, se basant sur le fait que l'acte intellectuel serait impossible si l'âme était une quelconque forme du corps. Les Stoïciens pensent que l'âme est matérielle, mais l'unité de l'âme prouve que c'est impossible. En outre, puisque la matière est passive, elle ne peut pas avoir créé elle-même ; la matière ne pourrait pas exister si l'âme ne l'avait pas créée, et, si l'âme n'existait pas, la matière disparaîtrait en un clin d'oeil. L'âme n'est ni de la matière ni la forme du corps matériel, mais Essence, et l'Essence est éternelle.

Cette vue est implicite dans l'argument de Platon selon lequel l'âme est immortelle car les idées sont éternelles ; mais c'est seulement avec Plotin que cela devient explicite.

[Plotin, comme tous les Anciens, et tous les philosophes et religieux à sa suite, parle de l'âme comme d'une chose claire. Pour un esprit moderne elle ne l'est pas.

Mais il faut convenir que la conscience que nous ressentons, qui nous semble être le plus propre de nous-même, est une chose mystérieuse, dans notre compréhension ordinaire du monde.

Il est vraisemblable qu'une meilleure compréhension de cette conscience viendra d'un grand changement paradigmatique de notre conception du monde.

Noter que le mot "compréhension" appelle lui aussi des clarifications. Généralement -- n'en déplaise à R. Thom -- on parle de compréhension quand on est capable de prédire, mais -- plaise à R. Thom -- il faut reconnaître que c'est un peu court.]

Comment l'âme entre-t-elle dans le corps depuis le monde intellectuel qui en est éloigné ? La réponse est, à travers l'appétit. Mais l'appétit, bien que parfois ignoble, peut être aussi relativement noble. Au moins, l'âme "a le désir d'élaborer un ordre sur le modèle de ce qu'elle a vu dans le Principe Intellectuel ("nous")". C'est-à-dire, l'âme contemple le royaume intérieur de l'essence, et souhaite produire quelque chose, aussi similaire à lui que possible, qui puisse être vu en regardant l'extérieur -- comme (pourrait-on dire) un compositeur qui d'abord imagine sa musique, et ensuite souhaite l'entendre jouée par un orchestre.

Mais ce désir de l'âme de créer a des résultats malheureux. Tant que l'âme vit dans le pur monde de l'essence, elle n'est pas séparée des autres âmes vivant dans le même monde ; mais dès qu'elle est devenue attachée à un corps, elle a la tâche de diriger ce qui est plus bas qu'elle, et cette responsabilité la sépare des autres âmes, qui sont dans d'autres corps.

Sauf pour quelques hommes en de rares moments, l'âme est enchainée au corps. "Le corps obscurcit la vérité, mais là (Plotin habituellement utilise "Là" comme un chrétien le ferait -- comme c'est utilisé, par exemple, dans La vie n'a pas de fin, la vie sans larme est Là) tout devient clair et séparé." (IV, 9, 5).

Comment expliquer le monde imparfait ? La réponse (tentative) de Plotin aux Gnostiques

La doctrine de Plotin, comme celle de Platon, a du mal à éviter la conclusion que la création a été mal faite.

L'âme, à son meilleur, est satisfaite avec le "nous", le monde de l'essence ; si elle restait toujours à son meilleur, elle ne créerait pas, mais seulement contemplerait. Il semble que l'acte de création doit être excusé pour la raison suivante : le monde créé, dans ses grandes lignes, est le meilleur qui soit logiquement possible ; mais c'est une copie du monde éternel, et en tant que tel a la beauté qui est possible pour une copie [imaginez la Joconde et une copie de la Joconde -- la deuxième est toujours imperceptiblement plus laide --, ou une copie de la Jeune fille à la perle]. L'affirmation la plus définitive est dans le Traité sur les Gnostiques (II, 9, 8) :

Demander pourquoi l'Âme a créé le Kosmos, est demander pourquoi il y a une Âme et pourquoi un Créateur crée. La question, aussi, implique un commencement dans l'éternel et, en plus, représente la création comme l'acte d'un Etre changeant qui se tourne de ceci vers cela.

Ceux qui pensent ainsi doivent apprendre -- s'ils supportaient d'être corrigés -- ce qu'est la nature des Supernals... eh merde, c'est trop barjot pour que je traduise!... brought to desist from that blasphemy of majestic powers which comes so easily to them, where all should be reverent scruple

Even in the administration of the Universe there is no ground for such attack, for it affords manifest proof of the greatness of the Intellectual Kind.

[On est vraiment là dans une forme particulière d'écholalie qui consiste à enfiler des mots et des phrases plus ou moins correctes grammaticalement et syntaxiquement, qui malaxent les concepts d'âme, d'essence, de créateur, de corps, de noblesse, de bassesse, d'univers, de divin, etc. comme on prépare la pâte d'un cake aux fruits.

On retrouve ce même genre de discours dans les homélies "expliquant" la vie et les volontés du Christ pour nous autres pauvres pécheurs.]

This All that has emerged into life is no amorphous structure-like those lesser forms within it which are born night and day out of the lavishness of its vitality--the Universe is a life organised, effective, complex, all-comprehensive, displaying an unfathomable wisdom. How, then, can anyone deny that it is a clear image, beautifully formed, of the Intellectual Divinities? No doubt it is a copy, not original; but that is its very nature; it cannot be at once symbol and reality. But to say that it is an inadequate copy is false; nothing has been left out which a beautiful representation within the physical order could include.

Such a reproduction there must necessarily be -- though not by deliberation and contrivance -- for the Intellectual could not be the last of things, but must have a double Act, one within itself, and one outgoing; there must, then, be something later than the Divine; for only the thing with which all power ends fails to pass downwards something of itself.

 

C'est peut-être la meilleure réponse aux Gnostiques que les principes de Plotin rendent possible. Le problème, exprimé légèrement différemment, a été transféré chez les théologiens chrétiens ; ils ont aussi trouvé difficile d'expliquer la création du monde [pourquoi un Dieu parfait a-t-il créé un monde imparfait ?] sans faire de la place à la conclusion blasphématoire qu'avant sa création, il manquait quelque chose à Dieu [c'est une variante de la question que soulève la coexistence d'un Dieu parfait et d'un monde imparfait].

Et de fait, pour les théologiens chrétiens la difficulté est encore plus grande que pour Plotin, car Plotin peut dire que la nature de l'Esprit rendait la création du monde inévitable, tandis que pour les chrétiens le monde résulte de l'exercice sans contrainte de la libre volonté de Dieu.

En guise de conclusion préliminaire sur Plotin

[R. fait beaucoup trop de citations qui rompent le rythme de la lecture, sont traduites en charabia par les classicistes anglais, car l'original grec est du charabia, et sont sans doute là car il en avait marre -- ou sa femme, Patricia Spence, qui était son assistante pour préparer les chapitres sur les doctrines de chaque école, et qui a fait un énorme travail qui n'a pas reçu la reconnaissance qu'il méritait.


Patricia Spence et Bertrand Russell, c. 1940 ]

Plotin a un sens très vif d'une certaine beauté abstraite. En décrivant la position de l'Intellect comme intermédiaire entre le Un et l'Âme, il donne soudainement toute sa mesure dans un passage d'une rare éloquence :

The Supreme in its progress could never be borne forward upon some soulless vehicle nor even directly upon the Soul: it will be heralded by some ineffable beauty: before the Great King in his progress there comes first the minor train, then rank by rank the greater and more exalted, closer to the King the kinglier; next his own honoured company until, last among all these grandeurs, suddenly appears the Supreme Monarch himself, and all--unless indeed for those who have contented themselves with the spectacle before his coming and gone away--prostrate themselves and hail him (V, 5, 3).

There is a Tractate on Intellectual Beauty, which shows the same kind of feeling (V, 8):

Assuredly all the gods are august and beautiful in a beauty beyond our speech. And what makes them so? Intellect; and especially Intellect operating within them (the divine sun and stars) to visibility...

To 'live at ease' is There; and to these divine beings verity is mother and nurse, existence and sustenance; all that is not of process but of authentic being they see, and themselves in all; for all is transparent, nothing dark, nothing resistant; every being is lucid to every other, in breadth and depth; light runs through light. And each of them contains all within itself, and at the same time sees all in every other, so that everywhere there is all, and all is all and each all, and infinite the glory. Each of them is great; the small is great; the sun, There, is all the stars; and every star, again, is all the stars and sun. While some manner of being is dominant in each, all are mirrored in every other.

En plus de l'imperfection qu'a inévitablement le monde car il est une copie, il y a, pour Plotin comme pour les chrétiens, le mal plus "positif" que représente péché. Le péché est la conséquence du libre-arbitre, que Plotin a défendu face aux déterministes, et, plus particulièrement, face aux astrologues.

Il ne s'aventure pas à nier dans sa globalité la validité de l'astrologie, mais il tente d'y fixer des limites, de façon à la rendre compatible avec le libre-arbitre. Il fait la même chose en ce qui concerne la magie ; le sage, dit-il, ne possède pas les pouvoirs du magicien. Porphyre relate qu'un philosophe rival essaya de jeter un sort à Plotin, mais qu'à cause de sa sainteté et sa sagesse, le maléfice se retourna contre le rival. Porphyre, et tous les disciples de Plotin, sont beaucoup plus superstitieux que lui. La superstition, chez Plotin, était aussi légère qu'il était possible à son époque.

En guise de conclusion finale sur Plotin

Tentons de résumer les mérites et les défauts de la doctrine enseignée par Plotin, et dans l'ensemble acceptée par la théologie chrétienne tant que celle-ci reste systématique et intellectuelle.

Il y a, tout d'abord, la construction de ce que Plotin considérait comme un refuge sûr pour les idéaux et les espoirs, et qui, en outre, impliquait l'effort à la fois moral et intellectuel. Au IIIe siècle, et dans les siècles après les invasions barbares du IIIe siècle, la civilisation occidentale s'approcha de la destruction totale. Ce fut une chance que, tandis que la théologie était pratiquement la seule activité intellectuelle qui survécût, le système qui fut accepté n'était pas purement superstitieux, mais préservait, quoique parfois profondément enfoui, des doctrines qui incorporaient une bonne partie des travaux intellectuels des Grecs, ainsi qu'une bonne partie aussi de la dévotion morale qui était commune aux Stoïciens et aux Néoplatoniciens. Cela permit plus tard l'essor de la philosophie scolastique, et plus tard encore, avec la Renaissance, la stimulation dérivée de l'étude renouvelée de Platon et ensuite des autres anciens.

D'un autre côté, la philosophie de Plotin a le défaut d'encourager les hommes à examiner le monde à l'intérieur d'eux-mêmes plutôt que de regarder vers l'extérieur : quand nous regardons en nous, nous voyons le "nous" [= une sorte de concept supérieur de l'Esprit], qui est divin, tandis que quand nous regardons vers l'extérieur nous voyons les imperfections du monde sensible. Cette sorte de subjectivité s'est construite graduellement ; on la trouve dans les doctrines de Protagoras, Socrate et Platon, et aussi chez les Stoïciens et les Epicuriens. Mais au départ elle était doctrinale, pas l'expression d'une sensibilité ; pendant longtemps elle ne parvint pas à étouffer la curiosité scientifique. Nous avons vu Posidonius, vers 100 avant J.-C., voyager en Espagne et sur la côte atlantique de l'Afrique pour étudier les marées. Peu à peu, cependant, le subjectivisme envahit la sensibilité des hommes en plus de leurs doctrines. La science n'était plus cultivée, et seule la vertu était considérée comme importante. La vertu, telle que considérée par Platon, faisait intervenir tout ce qui était possible à son époque en matière d'activité mentale ; mais dans les siècles suivants, on en vint à la considérer de plus en plus seulement comme la volonté d'être vertueux, et non plus comme le désir de comprendre le monde physique ou d'améliorer le monde des institutions humaines. La chrétienté, dans ses doctrines éthiques, souffrait aussi de cette croyance, bien qu'en pratique la croyance en l'importance de répandre la foi chrétienne assigna un objet pratique à l'activité morale, qui n'était plus limitée à l'amélioration de soi-même.

Plotin est à la fois une fin et un commencement -- une fin en ce qui concerne les Grecs, un commencement en ce qui concerne la chrétienté. Pour le monde antique, lassé par des siècles de désillusion [après la conquête macédonienne en gros], épuisé par le désespoir, sa doctrine pouvait sembler acceptable, mais elle ne pouvait pas être stimulante. Pour le monde barbare plus grossier, où une énergie surabondante demandait à être canalisée et régulée plutôt que stimulée, ce qui pouvait être compris de son enseignement fut bénéfique, puisque le mal à combattre n'était pas la langueur mais la brutalité. Le travail de transmission de ce qui pouvait survivre de sa philosophie fut accompli par les philosophes chrétiens de l'Empire romain d'Occident finissant.