La joueuse de marelle

Vous êtes en train de jouer à la marelle à quelques pas du banc où je suis assis, un livre dans les mains. Mais je ne lis pas, je vous regarde. Les marronniers du Jardin de l’Observatoire et un souffle d’air donnent une fraîcheur bienvenue. La lumière de l'après-midi allonge les ombres lentement. Vous portez une robe rose un peu trop courte, car vous avez grandi trop vite, et des sandalettes rouges. Trois autres fillettes jouent avec vous. Vous avez toutes entre cinq et six ans. Mais c’est vous qui m'intéressez.

Pourquoi ? Peut-être parce que vous êtes plus appliquée dans votre jeu. Je vous imagine appliquée dans tout ce que vous faites, dans votre découverte de la vie. Une petite fille modèle ? Vous n’en avez pas l’air. Vous avez du caractère et de la concentration. A la marelle vous êtes la meilleure et je crois que vous en tirez de la satisfaction mais pas de la vanité. Vous riez de temps en temps, un peu moins que vos copines. Ca vient d’une source plus profonde, d’un plaisir de vivre plus attentif.

Il faut que je vous dise : je vous imagine aussi à seize ans, dans dix ans. Vous aurez déjà beaucoup appris. Vous aurez votre opinion sur tout. Vous rappellerez-vous la petite fille que j’observe aujourd’hui ? Vous serez amoureuse d’un garçon. L’impression de n’avoir jamais connu de bonheur aussi fort vous submergera. Vous vous sentirez prête à toutes les aventures pour accroître encore ce bonheur fou. A commencer par vous offrir à lui. Vous hésiterez cependant. Vous voudrez être sûre qu’il vous aime ou plutôt qu’il vous aimera toujours, car vous croirez bien qu’il vous aime. Même les amours les plus folles, vous l’aurez remarqué, ne durent pas indéfiniment. Avec la même application à vivre, que je sens aujourd’hui chez vous dans votre jeu de marelle, vous voudrez trouver la formule magique de l’amour fou et éternel.

Mais je vous parle de vous à seize ans. Comment je vous vois ? Vous serez grande, le corps mince, les traits réguliers exprimant la confiance en soi (pour les autres), les cheveux courts, ça suggère le caractère. Vous vous tiendrez très droite, comme toutes les femmes qui ont beaucoup de fierté et pas beaucoup de poitrine. Vous aurez toujours le goût des chemisiers roses sous une veste en daim et des escarpins rouges. Et vous aimerez toujours les pantalons trop courts, en tissus soyeux, serrés aux chevilles. Ce sera, bien sûr, après votre période Doc Martens. Vous aurez des souvenirs d’enfance et d’adolescence, des amies de lycée qui auront changé au fil des années, des souvenirs de vacances à la mer, de goûters d’anniversaire, de lectures qui vous auront bouleversée. La mort d’une grand’mère aimée restera comme une entaille, comme une traîtrise.

Aujourd’hui, tout cela vous ne le savez pas. Vous jouez à la marelle avant d'aller goûter. Et vous deviendrez cette jeune fille un peu grave que j’imagine. Si vous avez de la chance, vous connaîtrez aussi quelques échecs, de ces échecs, je l’espère, qu'on surmonte et qui vous apprennent à aimer encore plus : une bonne copine qui aura mal tourné ; un club où vous n’aurez pas été acceptée ; la constatation que votre papa n’est pas l’homme admirable que vous vous figurez maintenant, et que, tous les soirs, vous tentez de séduire, en l’empêchant de lire son journal.

Et si je vous disais qu’à seize ans vous croirez savoir tout et ne saurez encore rien ! Vous quitterez votre premier amour. Il vous aimait trop pour votre physique et aussi pour un idéal que vous représentiez à ses yeux mais que vous ne sentiez pas. Il vous aura lassée. Un autre arrivera, plus mûr, moins fils à papa. Celui-là vous admirera moins et vous aimera mieux.

A vingt ans vous vous sentirez vieille. Vous aurez lu « Madame Bovary » et aurez le sentiment d’avoir tout vécu, comme elle, sauf, sauf... Sauf la province, les rêves inaccessibles, le mari, l’amant, le suicide. Mais qu’importe ? Qui s’est jamais soucié de ce qu’il ne connaissait pas ? Vous vous sentirez plus forte qu’Emma. Vous aurez renouvelé toutes vos certitudes. Vous commencerez de vous rendre compte que ce que vous preniez pour une passion pour la vie était une passion pour vous-même. Vous regarderez les autres, la société autour de vous. Vous serez toujours à la recherche de l’amour qui dure toujours. Je vous souhaite de le trouver.

Mais non, ce n'est pas vrai ! Car si vous continuez à jouer à la vie comme vous jouez à la marelle, moi, je tomberai amoureux fou de vous et je vous épouserai.