Chère ***,

j'ai lu votre synopsis sur lequel vous me demandez mes commentaires. Il est rempli d'un matériau de vie très riche, peu ou prou la vôtre si j'ai bien compris. Le problème est quel genre d'histoire vous voulez en faire, avec quel but. Une histoire ayant une structure traditionnelle, telle qu'identifiée par Propp ou Greimas (dont vous trouverez une bonne présentation, par exemple, dans "La répétition des scénarios de vie" de Jean Cottraux, Odile Jacob poche, Février 2003, pp36 et al.) ? Ou bien un récit à la forme plus libre et inventive, se dégageant des canons actuels, qui sont comme à toute époque contraignants ?

Les histoires construites de manière traditionnelle (personnages archétypiques, et les six forces, destinateur, sujet, objet, opposant, adjuvant et destinataire) qui assurent la tension permanente, le désir de connaître la suite, et parlent profondément au lecteur ("lecteur se construit sa propre histoire à l'aide de celle qu'il lit et de ses propres expériences"), ces histoires traditionnelles, quand elles sont fabriquées avec savoir-faire, assurent un vaste lectorat.

Mais il y a les autres façons de procéder, inventives, créatives. Chaque époque a les siennes : romantisme, naturalisme, stream of consciousness, surréalisme, nouveau roman, etc. pour ne mentionner que les plus récentes. Ces bouleversements dans la construction du récit, et même ses buts, ont chaque fois eu leur début dans la bagarre, leur heure de gloire, et leur déclin. Le romantisme aujourd'hui est encore plus révoltant que ce contre quoi il se rebellait, le classicisme académique imprégné de contre-réforme. Les romantiques sont des hypocrites égocentrés, dont la vie personnelle, en contradiction avec les hautes valeurs humaines - je pense à son représentant le plus fameux - était tout simplement odieuse. Songez à la sujétion de Juliette Drouet, au mépris de Hugo pour sa femme, les femmes en général, à sa domination sur ses enfants, à l'illisibilité enflée de la plus grande partie de la Légende des Siècles. Néanmoins le romantisme, dans une version populaire (couple, fusion, amour, fidélité, éternité - il ne manque que les grandes forêts -, qui ne correspond en rien à ce que les hommes ni les femmes ressentent), irrigue encore la "culture" déversée quotidiennement par les média et assure des feuilletons à succès à la télé.

En tout cas ces façons de procéder innovatives, même sous réserve qu'elles aient été conduites avec talent, au début n'assurent pas un grand lectorat.

Vous voilà donc avec votre histoire personnelle que vous avez commencé à scénariser. Que faire avec ? C'est un choix personnel de votre part. Traditionnel ? Vous allez devoir tout reprendre, remalaxer, jusqu'à ne plus reconnaître votre histoire. Et cela vous fera d'autant plus souffrir que vous aurez l'impression de détruire ce qui vous restait de.. disons, d'intéressant à vos yeux dans votre vie passée. Innovateur ? Sous quelle forme et avec quel but artistique, émotionnel ? Que vous le vouliez ou non "qui dit Art dit communion" (une de ces phrases de Gide à la fois évidentes, vaguement fausses, mais finalement profondes). Donc il faut que vous vous souciiez de ce que vous voulez créer comme émotion chez votre lecteur.

Pour moi l'Art est une activité plus ambitieuse que celle que décrivait Gide (qui après avoir été le maître à penser de la littérature française pendant toute la première moitié du XXe siècle, est à peu près oublié, et c'est bien ainsi) : un artiste est quelqu'un qui est devenu le médium d'une esthétique qui le dépasse. Tout ce qu'il vit, tout ce qu'il perçoit, tout ce qu'il éprouve, il le transforme à l'aide d'un langage (écriture, peinture, musique, peu importe) en un discours qui parle au tréfonds de l'âme humaine, car il propose une réponse nouvelle à l'éternelle question "Qu'est-ce qu'on fait là ?".

Voilà ce que je voulais vous dire ce matin. J'essaierai une autre fois de vous faire des commentaires plus techniques.