De l'importance de distinguer l'entreprise et son propriétaire

J'ai eu jadis une petite affaire d'édition financière au premier étage d'une vieille maison dans le 6e arrondissement de Paris. Après le passage sous la voûte, les bâtiments entouraient une cour étroite aux gros pavés mal ajustés. L'escalier principal était digne d'un château de la Loire. Il se disait que d'Artagnan y avait séjourné.

Je louais mes bureaux à un Arménien qui possédait tout l'immeuble et avait lui-même au rez-de-chaussée la maison d'édition "Les Editions Entente". Il voulait vendre son entreprise, et pensait à moi comme acheteur potentiel. Il me demanda si j'étais intéressé. Je lui répondis : "Pourquoi pas ? Pourrais-je voir les documents comptables ?" Il me les donna. Les ventes étaient de 2 millions de francs, avec un bénéfice avant impôts de 300 000 francs. Une belle performance dans l'édition !

En examinant les comptes je vis qu'il n'y avait pas de loyer. "Votre entreprise ne paie pas de loyer ?
- Non, l'immeuble m'appartient.
- Euh, il devrait quand même y avoir un loyer. En fait, il se monterait à environ 300 000 francs annuels. Le bénéfice est en réalité de 0."

Il me regarda avec des yeux ronds comme des assiettes.

Pour essayer de lui faire comprendre qu'il donnait 300 000 francs chaque année à son entreprise – ce qui expliquait le bénéfice – je lui demandai : "Si je vous achète votre entreprise, elle continuera à ne pas payer de loyer ?
- Ah non, dans ce cas il y aura un loyer. Il sera de 300 000 francs par an."

Il confondait les comptes de son entreprise et ses comptes personnels. Il pensait vendre une entreprise très profitable (et donc ayant une grande valeur, de plusieurs millions de francs) quand il cherchait à vendre en réalité une entreprise faisant zéro bénéfice. Une entreprise qui ne fait pas de bénéfice, dans la plupart des cas, ne vaut rien (*). On pourrait rétorquer : "Mais elle paiera votre salaire !" Oui mais vous n'avez pas besoin d'acheter toute l'entreprise pour lui vendre votre travail. A vrai dire, c'est une question intéressante en économie qui dépasse le cadre de ce cours.

Quand nous disons que Jean met 10 000 euros dans son entreprise, cela signifie qu'ensuite Jean a 10 000 euros de moins dans la poche, et que son entreprise possède 10 000 euros de plus. Désormais ce qui nous intéresse c'est ce que l'entreprise va faire avec cet argent. Nous ne nous intéressons pas aux comptes personnels de Jean. Quand nous disons parfois "Jean achète une camionnette", c'est un léger abus de langage : c'est l'entreprise de Jean qui achète une camionnette.

Dans les petites entreprises le propriétaire est généralement aussi un des employés de l'entreprise. Par conséquent il peut recevoir un salaire pour son travail. Dans l'exemple du fabricant de jouet le propriétaire reçoit un salaire à la fin de chaque mois. Ce salaire lui est versé car il travaille dans son entreprise. Vous ne versez pas de salaire aux actionnaires, vous versez des salaires aux employés de l'entreprise, c'est-à-dire aux personnes qui lui vendent leur travail.

retour à la leçon

* Elle peut valoir quelque chose pour un acheteur dont les activités présenteraient des synergies avec l'entreprise achetée. Nous verrons plus tard comment on aborde la question de la valorisation d'une entreprise. Elle peut avoir des valeurs différentes pour différents acheteurs, ne valant rien pour certains et valant beaucoup pour d'autres. Car la valeur d'une entreprise pour un acheteur donné ne dépend pas seulement des caractéristiques intrinsèques de l'entreprise, mais aussi des autres activités de l'acheteur potentiel. Un archet de violon ne vaut pas grand chose pour moi – je ne joue pas du violon –, mais vaut beaucoup pour un violoniste qui a perdu son archet. Bien sûr je pourrais l'acheter pour le revendre ensuite au violoniste...