HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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III.2.1 : LE MOUVEMENT ROMANTIQUE

De la deuxième moitié du XVIIIe siècle jusqu'à aujourd'hui, l'art et la littérature et la philosophie, et même la politique, ont été influencés, positivement ou négativement, par une certaine façon de ressentir les choses qui est caractéristique de ce que, au sens large, on peut appeler le mouvement romantique ou le Romantisme. Même ceux repoussés par cette façon de ressentir les choses furent forcés de la prendre en compte, et dans de nombreux cas furent plus affectés par elle qu'ils ne le savaient. Je propose dans ce chapitre de donner une brève description de la façon de voir le monde par le Romantisme, principalement sur les questions non spécifiquement philosophiques ; car c'est l'arrière-plan culturel de la plupart des doctrines philosophiques développées dans la période qui va maintenant nous concerner.

Le mouvement romantique n'était pas, à ses débuts, lié à la philosophie, bien que rapidement il y eut des liens. Avec la politique en revanche, à travers Rousseau, il fut dès le début lié. Mais avant que nous puissions comprendre ses effets politiques et philosophiques nous devons considérer le mouvement romantique dans sa forme essentielle, qui est une révoltes contre les standards éthiques et esthétiques dominants de l'époque précédente.

Le premier grand personnage du mouvement est Jean-Jacques Rousseau, mais jusqu'à un certain point il ne faisait qu'exprimer des tendances existantes de son époque. Les gens cultivés dans la France du XVIIIe siècle admiraient ce qu'ils appelaient "la sensibilité". Par cela on entendait une certaine façon d'écouter ses émotions, et plus particulièrement ses émotions de sympathie. Pour être totalement satisfaisante, l'émotion devait être directe, violente et passionnée, sans être influencée par la pensée.

L'homme de sensibilité était ému aux larmes par la vue d'une seule famille de paysans dans la misère, mais restait froid devant des schémas de pensée bien conçus pour améliorer le sort des paysans en tant que classe sociale. Les pauvres étaient supposés avoir plus de vertu que les riches ;

[Encore aujourd'hui, je l'ai déjà signalé, "les pauvres" sont présentés de manière mythique comme incarnant la pureté par rapport aux vices de la société et de la nature humaine, et sont utilisés par tous les démagogues comme un étendard de leur combat. Ceux qui veulent simplement, de manière pratique et concrète, améliorer le sort de tous entrent généralement en conflit avec ces démagogues.]

le sage était vu comme un homme qui se retire de la corruption des cours et jouit des plaisirs paisibles d'une existence rurale sans ambition.

Comme humeur passagère, cette attitude se retrouve chez les poètes de presque toutes les périodes. Le Duc exilé dans "Comme il vous plaira" l'exprime, bien qu'il retourne à son duché dès qu'il peut ; seul le mélancolique Jacques préfère sincèrement la vie dans la forêt. Même, Pope, le parfait exemple de tout ce contre quoi le mouvement romantique s'est rebellé, dit :

Happy the man whose wish and care
A few paternal acres bound,
Content to breathe his native air
On his own ground.

Heureux l'homme qui souhaite s'occuper
Just de quelques ares paternels,
Satisfait de respirer son air natal
Sur sa propre terre.

Le pauvre, dans l'imagination de ceux qui cultivaient la sensibilité, avait toujours quelques ares paternels, et vivait du produit de son travail sans avoir besoin de faire du commerce. Il est vrai qu'il perdait toujours ses ares dans des circonstances pathétiques, parce que le vieux père ne pouvait plus travailler, l'adorable fille commençait à se faner, le méchant créancier détenait l'hypothèque ou le méchant seigneur était prêt à galoper à travers le champ ou à abuser de la vertu de la fille. Les pauvres, pour les romantiques, n'étaient jamais urbains ou industriels ; le prolétariat est un concept du XIXe siècle, peut-être aussi romancé, mais tout à fait différent.

Contre-pied des valeurs policées et de retenue qui précédaient les romantiques, depuis les périodes troublées des guerres de religion et des guerres civiles

Rousseau se tournait vers un culte de la sensibilité qui existait déjà. Il lui donna un développement qu'il n'aurait peut-être pas eu sans lui. Rousseau était un démocrate, pas seulement dans ses théories, mais dans ses goûts. Pendant de longues périodes de sa vie, il fut pauvre et vagabond, bénéficiant de la charité de gens à peine moins pauvres que lui. Sur le plan pratique cette gentillesse était souvent payée en retour avec la plus noire ingratitude, mais sur le plan des émotions la réponse de Rousseau était tout ce que le plus ardent défenseur de la sensibilité pouvait souhaiter. Ayant les goûts d'un vagabond, il trouva le mode de vie policé des Parisiens exaspérant. De lui les romantiques apprirent le mépris pour les conventions emberlificotées -- d'abord dans l'accoutrement et les manières, dans les menuets et les couplets héroïques, ensuite dans l'art et l'amour, enfin dans toute la sphère de la morale traditionnelle.

[Rousseau écrivit un ouvrage sur l'éducation des enfants, mais en eut lui-même cinq qu'il abandonna. Rousseau est difficile à aimer pour une mentalité moderne.]

Les romantiques n'étaient pas sans morale ; au contraire, leurs jugements moraux étaient tranchants et véhéments. Mais ils étaient fondés sur des principes autres que ceux qui semblaient bons à leurs prédécesseurs. La période s'étendant de 1660 à Rousseau est dominée par le souvenir des guerres de religions et des guerres civiles en France (Fronde), en Angleterre (les deux guerres civiles du XVIIe siècle) et Allemagne (la guerre de Trente ans). Les hommes étaient très conscients des dangers du chaos, des tendances anarchiques des passions violentes, de l'importance de la sécurité et des sacrifices nécessaires pour l'atteindre. La prudence était considérée comme la vertu suprême ; l'intellect était valorisé comme étant l'arme la plus efficace contre le fanatisme subversif ; les manières policées étaient vantées comme des barrières contre la barbarie. Le cosmos ordonné de Newton, dans lequel les planètes tournaient autour du soleil selon des lois immuables, devint dans l'imagination un symbole de bon gouvernement. La retenue dans l'expression de la passion était le but principal de l'éducation, et la marque la plus sûre d'un homme bien élevé. Durant la Révolution, les aristocrates français mouraient sans faire de bruit ; Madame Roland et Danton, qui étaient des romantiques, moururent en hurlant leur rhétorique.

A l'époque de Rousseau (1712-1778), beaucoup de gens s'étaient lassés de la sécurité, et avaient commencé à désirer plus d'excitation dans leur vie. La Révolution française et Napoléon leur donnèrent de quoi les satisfaire. Quand, en 1815, le monde politique retourna à la tranquillité, ce fut une tranquillité tellement morne, tellement rigide, et tellement hostile à toute vie vigoureuse, que seuls les conservateurs les plus terrifiés [par les temps précédents] pouvaient l'endurer. C'est pourquoi il n'y avait pas de soutien intellectuel pour le statu quo, comme il y en avait eu en France sous le Roi-Soleil et en Angleterre jusqu'à la Révolution française.

Deux réactions très différentes au Congrès de Vienne et à la montée de l'industrialisme

La révolte du XIXe siècle contre le système de la Sainte Alliance [signé en 1815 au Congrès de Vienne] prit deux formes :

D'une part, il y avait une révolte contre l'industrialisme, aussi bien capitaliste que prolétaire, et contre la monarchie et l'aristocratie ; ce mouvement-là ne fut pratiquement pas touché par le romantisme, et représentait, à de nombreux égards, un retour au XVIIIe siècle. Ce mouvement est représenté par les philosophes radicaux, le mouvement pour le libre-échange, et le socialisme marxiste.

D'autre part, tout à fait différente, il y avait la révolte romantique, qui était en partie réactionnaire et en partie révolutionnaire. Les romantiques n'aspiraient pas à la paix et la quiétude, mais à une vie individuelle vigoureuse et passionnée. Ils n'avaient aucune sympathie pour l'industrialisme, parce qu'il était très laid, parce que l'avidité pour l'argent leur semblait indigne d'une âme immortelle, et parce que la croissance des organisations économiques modernes interférait avec la liberté individuelle. Dans la période post-révolutionnaire ils furent conduits à prendre part dans la politique, de manière progressive, à travers le nationalisme : ils avaient le sentiment que chaque nation avait son âme propre, laquelle ne pouvait pas être libre tant que les frontières entre Etats étaient différentes des frontières entre nations. Durant la première moitié du XIXe siècle, le nationalisme fut le plus vigoureux des principes révolutionnaires, et la plupart des romantiques y adhérèrent sans réserve.

Caractéristiques du mouvement romantique

Le mouvement romantique est caractérisé, globalement, par la substitution de valeurs esthétiques à la place de standards utilitariens. Le ver de terre est utile, mais pas beau ; le tigre est beau, mais pas utile. Darwin (qui n'était pas un romantique) exaltait le ver de terre ; Blake exaltait le tigre. La morale des romantiques est avant tout motivée par des considérations esthétiques.

Mais, afin de caractériser les romantiques, il est nécessaire de prendre en compte, non seulement l'importance des considérations esthétiques, mais aussi les changements dans les goûts qui rendirent leur sens de la beauté différent de celui de leurs prédécesseurs. L'exemple le plus frappant de cette évolution est leur préférence pour l'architecture gothique. Un autre est leur goût pour les paysages. Le Docteur Johnson préférait Fleet Street à n'importe quel paysage rural, et maintenait qu'un homme qui est lassé de Londres doit être lassé de la vie. S'il les prédécesseurs de Rousseau aimaient quelque chose dans la vue de la campagne, c'était une scène de fertilité, avec des riches pâturages et des vaches meuglant. Rousseau, en tant que Suisse, admirait naturellement les Alpes. Les romans et histoires de ses disciples sont remplis de torrents sauvages, de précipices vertigineux, de forêts impénétrables, d'orages, de tempêtes en mer, et d'une manière générale de ce qui est inutile, destructeur et violent. Ce changement apparaît plus ou moins permanent ; presque tout le monde, de nos jours, préfère les Chutes du Niagara et le Grand Canyon du Colorado à des prairies et de champs couverts de blés ondulants. Les hôtels touristiques offrent une évidence statistique de ce goût pour la nature.

C'est dans la fiction que la mentalité des romantiques se prête le mieux à l'étude. Ils aimaient ce qui était étrange : les fantômes, les châteaux en ruine, les derniers descendants poignants de ce que furent des grandes familles, ceux qui pratiquaient le spiritisme et les sciences occultes, les tyrans déchus, et les pirates levantins.


Ruines romantiques

[Noter que l'émotion recherchée dans ces ruines n'est pas du tout la nostalgie du temps où elles étaient neuves et pleines de gens et de vie. C'est plutôt une attirance morbide pour les fantômes que la vie laisse derrière soi, une sorte de coprophilie ou de thanatologie.]

Fielding et Smollett prenaient pour sujets des gens ordinaires, dans des circonstances qui auraient pu avoir lieu ; les Naturalistes, en réaction au romantisme, firent de même. Mais pour les Romantiques de tels thèmes étaient trop banals ; ils ne puisaient leur inspiration que dans ce qui était grand, éloigné, et terrifiant. La science moderne [du XVIIIe et XIXe siècles], d'une sorte douteuse, pouvait être utilisée si cela conduisait à quelque chose d'étonnant ; mais dans l'ensemble le Moyen Âge et tout ce qui restait de médiéval dans leur époque avait la préférence des Romantiques. Très souvent ils coupaient entièrement les liens avec l'actualité, présente ou passée.

[Au XXIe siècle, je connais des esprits formés au bon sens pratique, quoique nationaliste, et à la rationalité de l'école laïque républicaine, qui s'adonnent néanmoins aux pratiques païennes du culte solaire et à l'ésotérisme, quand ce n'est pas au magnétisme, aux "religions orientales" et à l'astrologie. Mais ils n'ont pas la folie de la grandeur, de l'étrange et du violent des Romantiques, c'est plutôt une sorte de folie douce.

Pas si douce que ça en fait, car c'est le naufrage de la rationalité ; ce sont des mous du bulbe avec un tropisme discret mais ferme pour Thanatos, et les cataclysmes que cela préfigure.]

Le livre "Ancient Mariner" de Coleridge est typique à cet égard, et son Koubilaï Khan est très éloigné du monarque historique qu'a connu Marco Polo. La géographie des Romantiques est intéressante : de Xanadu à la "lone Chorasmian shore" (littoral éloigné du Kwaresm), les lieux qui les intéressent sont éloignés, asiatiques ou anciens.

Mouvement allemand à l'origine, contradiction entre la tendance vers le catholicisme et un individualisme totalement protestant

Le mouvement romantique, bien qu'il trouve son origine chez Rousseau, était au début principalement allemand. Les romantiques allemands étaient encore jeunes dans les dernières années du XVIIIe siècle. Et c'était dans leur jeunesse qu'ils donnèrent son expression à ce qui était le plus caractéristique de leur nouvelle façon de ressentir et penser. Ceux qui n'avaient pas la chance de mourir jeune, à la fin laissèrent leur individualité être obscurcie et engloutie dans l'uniformité de l'Eglise catholique. Un romantique pouvait devenir un catholique s'il était né protestant, mais il pouvait difficilement être catholique sinon, car il était nécessaire de combiner le catholicisme avec la révolte.

[Victor Hugo est une exception, qui fut capable de concilier toutes les tendances : catholicisme, royalisme, romantisme, opposition à la tyrannie, internationalisme, poésie fleuve, romans misérabilistes, etc. tout en pratiquant toute sa vie une déloyauté profonde et une exploitation sexuelle des femmes -- ce qui m'a fait écrire vers 2004 que les romantiques étaient les pires hypocrites qu'on ait connu.]

Les Romantiques allemands influencèrent Coleridge et Shelley, et indépendamment de l'influence allemande la même façon de ressentir et penser devint courante en Angleterre au début du XIXe siècle. En France, sous une forme toutefois atténuée, le Romantisme s'épanouit après la Restauration, jusqu'à Victor Hugo. En Amérique on rencontre le romantisme sous une forme presque pure chez Melville, Thoreau, et Brook Farm, et, adoucie, chez Emerson et Hawthorne. Bien que les Romantiques tendissent vers le catholicisme, il restait quelque chose d'irrémédiablement protestant dans leur mentalité individualiste. Et leurs succès dans la formation des habitudes et des façons de penser, dans les opinions et les institutions furent presque totalement limités au pays protestants.

Romantisme en Angleterre

Les débuts du romantisme en Angleterre peuvent être vus dans les écrits des satiristes. Dans "Sheridan Rivals" (1775), l'héroïne est déterminée à se marier avec un pauvre homme par amour plutôt qu'à un homme riche pour plaire à son gardien et parents ; mais l'homme riche qu'ils ont sélectionné conquiert son amour en lui faisant la cour sous un nom d'emprunt et en prétendant être pauvre. Jane Austen se moque des romantiques dans "Northanger Abbey" et "Sense and Sensibility" (1797-98). "Northanger Abbey" a une héroïne qui est égarée par le livre ultra-romantique de Mme Radcliffe "Mysteries of Udolpho", qui a été publié en 1794. Le premier ouvrage romantique de qualité en Angleterre -- si l'on excepte Blake, qui vivait en solitaire à la Swedenborg et ne faisait pas partie du moindre "mouvement" -- fut "Ancient Mariner" de Coleridge, publié en 1799. L'année suivante, ayant malheureusement reçu une somme d'argent de Wedgwooks, il se rendit à Göttingen et devint absorbé dans Kant, ce qui n'améliora pas sa poésie.

Après que Coleridge, Wordsworth, et Southey furent devenus des réactionnaires, la haine de la Révolution et de Napoléon mit temporairement un frein au romantisme anglais. Mais il fut bientôt revivifié par Byron, Shelley et Keats, et jusqu'à un certain point domina toute l'époque victorienne.

"Frankenstein" de Mary Shelley

"Frankenstein" de Mary Shelley, qui tira son inspiration de conversations avec Byron dans le cadre romantique des Alpes, contient ce qu'on peut presque regarder comme un allégorie prophétique du développement du romantisme. Le monstre de Frankeinstein n'est pas, contrairement à ce qu'il est devenu dans le langage courant, un simple monstre : il est, tout d'abord, un être gentil, en mal d'affection humaine. Mais il est conduit à la haine et la violence par l'horreur que sa laideur inspire à ceux dont il cherche à gagner l'amour. Il observe, caché, une famille vertueuse habitant un pauvre cottage, et toujours de manière dissimulée il les aide dans leur labours. Enfin il décide de se faire connaître à eux :

"The more I saw of them, the greater became my desire to claim their protection and kindness; my heart yearned to be known and loved by these amiable creatures; to see their sweet looks directed towards me with affection, was the utmost limit of my ambition. I dared not think that they would turn from me with disdain and horror."

"Plus je les voyais, plus grand devenait mon désir d'obtenir leur protection et leur bienveillance ; mon coeur était rempli du désir d'être connu et aimé par ces aimables créatures ; voir leurs doux regards tournés vers moi avec affection, était la limite supérieure de mon ambition. Je n'osais pas croire qu'ils se détourneraient de moi avec dédain et horreur."

Mais c'est ce qu'ils firent. Alors il demanda à son créateur la création d'une femme comme lui, et, quand il refusa, il se consacra au meurtre méthodique, l'un après l'autre, de tous ceux que Frankenstein aimait. Mais même alors, quand il eut accompli tous ses meurtres, et tandis qu'il regardait le cadavre de Frankenstein, les sentiments du monstre restaient nobles [trop de citations casse le rythme de la lecture et de la pensée du lecteur] :

"That also is my victim! in his murder my crimes are consummated; the miserable genius of my being is wound to its close! Oh, Frankenstein! generous and self-devoted being! What does it avail that I now ask thee to pardon me? I, who irretrievably destroyed thee by destroying all that thou lovedst. Alas! he is cold, he cannot answer me. . . . When I run over the frightful catalogue of my sins, I cannot believe that I am the same creature whose thoughts were once filled with sublime and transcendent visions of the beauty and the majesty of goodness. But it is even so; the fallen angel becomes a malignant devil. Yet even that enemy of God and man had friends and associates in his desolation; I am alone."

Besoin d'être aimé

Dépouillée de sa forme romantique, il n'y a rien d'irréaliste dans cette psychologie, et il n'est pas nécessaire d'aller chercher des pirates ou des rois vandales pour trouver des parallèles. Pour un visiteur anglais, l'ex-Kaiser, à Doorn, se lamentait que les Anglais ne l'aimaient plus. Le Dr Burt, dans son livre sur le délinquant juvénile, mentionne un garçon de sept ans qui noya un autre garçon dans le Regent's Canal. La raison qui l'animait était que ni sa famille ni les amis de son âge ne lui manifestaient d'affection. Le Dr Burt fut gentil avec lui, et il devint un citoyen respectable ; mais aucun Dr Burt n'entreprit la transformation du monstre de Frankenstein.

Ce n'est pas la psychologie des romantiques qui est critiquable : c'est leur standard de valeurs. Ils admirent les passions fortes, de quelque sorte qu'elles soient, et quelles que soient leurs conséquences sociales. L'amour romantique, surtout s'il est malheureux, est assez fort pour gagner leur approbation, mais la plupart de leurs passions les plus fortes sont destructives -- la haine et le ressentiment et la jalousie, le remords et le désespoir, l'orgueil outragé et la fureur des opprimés injustement, l'ardeur martiale et le mépris pour les esclaves et les poltrons. C'est pourquoi le type d'hommes encouragé par le romantisme, particulièrement dans sa variété Byronienne, est violent et anti-social, un rebelle anarchique ou un tyran conquérant.

Cette façon de voir a une attraction, les raisons de laquelle se trouvent très profondément ancrées dans la nature humaine et les circonstances dans lesquelles vivent les hommes. Par self-intérêt, l'Homme est devenu grégaire, mais son instinct profond est resté celui d'un solitaire ; d'où le besoin de religion et de moralité pour renforcer le self-intérêt [R. ne veut-il pas plutôt dire "pour contrebalancer le self-intérêt" ?]

Mais l'habitude de renoncer aux satisfactions présentes pour gagner des avantages à venir est frustrante, et quand les passions sont exacerbées la limitation prudente des conduites sociales devient difficile à supporter. Ceux qui, à ce moment-là, les rejettent, acquièrent une nouvelle énergie et un sens de puissance par la cessation des conflits internes, et, bien que cela puisse les conduire au désastre à la fin, jouissent avant cela d'un sens d'exaltation divin qui, bien que connu des grands mystiques, ne peut jamais être vécu par ceux qui pratiquent une simple vertu banale.

Exaltation de la toute puissance solitaire

La part solitaire de leur nature ressort, mais si l'intellect survit la réassertion doit se vêtir du mythe. [Une fois n'est pas coutume, R. commence à faire du Lacan.] Le mystique devient un avec Dieu, et dans la contemplation de l'Infini il se sent absout de tout devoir vis-à-vis de son prochain. Le rebelle anarchiste fait encore mieux : il ne se sent pas un avec Dieu, mais Dieu. La vérité et le devoir, qui représentent notre soumission à la matière et à nos voisins, n'existent plus pour l'homme qui est devenu Dieu ; pour les autres, la vérité est ce qu'il énonce, le devoir ce qu'il commande de faire. [Ecrit dans les années 40. R. parle de Hitler qu'il considère comme l'héritier des Romantiques.]

Si nous pouvions tous vivre solitaires et sans travailler [comme dans la vision romantique et mythique de l'homme à l'état de nature, des couillons comme Rousseau], nous jouirions tous de cette extase d'indépendance ; puisque nous ne le pouvons pas, ses délices sont réservées aux fous et aux dictateurs.

La révolte des instincts solitaires contre les liens sociaux est la clé de la philosophie, de la politique et des sentiments, non seulement de ce qu'on appelle communément le romantisme, mais aussi de sa perpétuation à travers d'autres doctrines jusqu'à ce jour. La philosophie, sous l'influence de l'idéalisme allemand, devint un solipsisme ; et le self-développement fut proclamé comme le principe fondamental de l'éthique. En ce qui concerne le sentiment, il y eu un compromis désagréable entre la recherche de l'isolement et les nécessités de la passion et de l'économie.

[Pour s'agripper à son idée que le Nazisme est l'héritier du Romantisme, R. doit faire des contorsions afin d'expliquer que les grandes foules des meetings comme à Nuremberg procèdent du besoin d'être seul et de se sentir tout puissant...]

Le roman de D. H. Lawrence, "L'homme qui aimait les îles", a un héro qui dédaigne de plus en plus un tel compromis, et à la fin meurt de faim et de froid, mais dans la jouissance du plus complet isolement. Ce degré de cohérence, toutefois, n'a pas été mis en pratique par les écrivains qui exaltaient la solitude. Les conforts de la vie civilisée ne sont pas accessibles à l'ermite, et un homme qui souhaite écrire des livres ou produire des oeuvres d'art doit accepter les services des autres s'il veut survivre tout en faisant son oeuvre. Afin de continuer à se sentir solitaire, il doit empêcher ceux qui le servent d'enfreindre son ego, ce qui est le mieux garanti s'ils sont des esclaves.

L'amour bataille

L'amour passionné, cependant, est une question plus difficile. Tant que les amants passionnés sont considérés comme des révoltés par rapport aux entraves de la société, ils sont admirés ; mais dans la vraie vie la relation amoureuse devient vite elle-même une contrainte sociale, et le partenaire amoureux peut devenir un objet de haine -- cela avec d'autant plus de véhémence que l'amour est suffisamment fort pour rendre difficile de trancher le lien. C'est pourquoi l'amour en vient à être considéré comme une bataille [R. fait du Ménie Grégoire...], dans laquelle chacun cherche à détruire l'autre en pénétrant les murs protecteurs de l'ego de l'autre. Ce point de vue est devenu familier dans les écrits de Strindberg, et plus encore dans ceux de D. H. Lawrence.

Endogamie

Pas seulement l'amour passionné, mais n'importe quelle relation amicale avec un autre, n'est possible, dans la pychopathologie du romantique, que dans la mesure où l'autre est réduit à une projection du Soi. C'est faisable si les autres sont des relations familiales (liées par le sang), et plus ils sont proches plus c'est faciles.

["Ménie Grégoire" dit des conneries car elle vient de dire que la relation amoureuse est de même type, or le plus fréquemment ce n'est pas une relation familiale.]

D'où l'importance accordée à la race, conduisant, comme dans le cas des Ptolémées, à l'endogamie

[Par chance R. est cultivé, donc il peut dénicher un exemple absurde, mais qui va dans son sens. Les empereurs chinois faisaient systématiquement leurs enfants à des concubines, mais nous n'en parlerons pas...]

Illustration par Byron {et Chateaubriand] et Nietzsche

Comment cela a affecté Byron, nous le savons. [Il était amoureux de sa soeur et a sans doute couché avec. Chateaubriand, un autre grand romantique, était aussi amoureux de sa soeur.] Wagner suggère un sentiment d'amour comparable entre Siegmund et Sieglinde. Nietzsche, même si cela n'alla pas jusqu'à la relation scandaleuse, préférait sa soeur à toute autre femme : "How strongly I feel," he writes to her, "in all that you say and do, that we belong to the same stock. You understand more of me than others do, because we come of the same parentage. This fits in very well with my 'philosophy.'"

Nationalisme

Le principe du nationalisme, dont Byron fut l'un des protagonistes, est une extension de la même "philosophie". Une nation est considérée comme une race, descendant d'ancêtres communs, et partageant un certain sentiment d'être liée par des liens presque du sang. Mazzini, qui a constamment critiqué les Anglais pour leur manque d'appréciation de Byron, concevait les nations comme possédant une individualité mystique. Et il leur attribuait la sorte de grandeur anarchique que les autres romantiques cherchaient dans l'homme héroïque. La liberté, pour les nations, en est venue à être vue, non seulement par Mazzini, mais aussi par des hommes d'Etat plus posés, comme quelque chose d'absolu qui, dans la pratique, rendait la coopération internationale impossible.

[On note que depuis quelques chapitres -- depuis l'empirisme de Locke -- R. en sourdine exalte la sagesse anglaise, qui ne s'est pas soumise à une monarchie absolue, qui a développé le Parlement, le commerce, l'ouverture (a pris ses rois là où elle les trouvait). Mais l'Angleterre est une île ; et elle a développé un empire qui a fait autant de mal que de bien, en Inde en particulier, mais aussi en Afrique.]

La croyance en le sang et la race est naturellement associé à l'anti-sémitisme [et encore davantage au comportement communautariste des juifs depuis Babylone !]. En même temps, la vision romantique, en partie car elle est aristocratique, et en partie car elle préfère les passions aux calculs, a un mépris véhément pour le commerce et la finance. Cela a conduit à proclamer une opposition au capitalisme d'une nature très différente de celle des socialistes, qui représentent les intérêts du prolétariat, puisque c'est une opposition fondée sur le dégoût pour les préoccupations économiques, et renforcée par la suggestion que le monde capitaliste est gouverné par les Juifs. Ce point de vue est exprimé par Byron, en l'une des rares occasions où il condescend à porter son attention sur quelque chose d'aussi vulgaire que le pouvoir économique :

"Who hold the balance of the world?
Who reign O'er conquerors, whether royalist or liberal?
Who rouse the shirtless patriots of Spain?
(That make old Europe's journals squeak and gibber all.)
Who keep the world, both Old and New, in pain Or pleasure?
Who make politics run glibber all?
The shade of Buonaparte's noble daring?
Jew Rothschild, and his fellow Christian Baring."

La poésie n'est peut-être pas très musicale, mais les sentiments sont tout à fait ceux de notre temps, et ont été répétés [jusqu'à nous] par tous les disciples de Byron.

Le mouvement romantique, dans son essence, visait à libérer la personnalité humaine des entraves des conventions sociales et de la moralité sociale. Pour une part, ces chaînes étaient une simple barrière inutile vers des formes plus désirables d'activité, car toutes les communautés plus anciennes [que la nôtre] ont développé des règles de conduite pour lesquelles il n'y a pas d'autre justification que la tradition [R. nous prend pour des billes ?]

Mais les passions égoïstes, une fois laissées libres, ne sont plus facilement ramenées sous le contrôle de la société, en fonction de ses besoins.

La chrétienté avait réussi, jusqu'à un certain point, à dompter l'Ego, mais des causes économiques, politiques et intellectuelles avaient conduit à une révolte contre les Eglises. Et le mouvement romantique poussa la révolte jusque dans le domaine de la morale. [En effet, on peut parfaitement avoir une morale, plus ou moins traditionnelle, sans souscrire aux dogmes et aux pratiques d'une religion. Cf. Durkheim : les religions sont avant toute considération "divine" des instruments de contrôle social, généralement au service d'une élite.]

En encourageant un nouvel Ego au-dessus des lois, le romantisme rendit la coopération sociale impossible [R. se prend les pieds dans les contradictions de vues simplistes. Dans le chapitre suivant il parlera de Rousseau qui est à la fois le précurseur du mouvement romantique, qui a placé le coeur (mais pas le sien car il n'en avait pas) avant l'intellect, mais a aussi écrit "le contrat social".]

Ainsi le romantisme laissa ses disciples face au choix soit de l'anarchie soit du despotisme.

L'égoïsme, au départ, a pour conséquence que les hommes attendent de leurs semblables de la tendresse parentale ; mais quand ils découvrent, avec indignation, que les autres ont leur propre Ego, le désir déçu pour de la tendresse se transforme en haine et violence.

L'homme n'est pas un animal solitaire, et tant que la vie sociale perdure, la réalisation-du-soi ne peut pas être le principe suprême de l'éthique.