HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE OCCIDENTALE, par Bertrand Russell, © 1945

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I.1.4 : HERACLITE

Attitude vis-à-vis des théories passées

Deux attitudes opposées vis-à-vis des Grecs cohabitent aujourd'hui. L'une, devenue quasiment universelle de la Renaissance à nos jours, regarde les Grecs avec une admiration presque superstitieuse, comme les inventeurs de tout ce qu'il y a de mieux dans la civilisation, et comme des hommes d'un génie surhumain qu'on ne peut espérer égaler à notre époque. L'autre attitude, inspirée par les triomphes de la science, et par un optimisme inaltérable dans le progrès, considère l'autorité des Anciens comme importune, et maintient que la plupart de leurs contributions méritent surtout d'être oubliées. Je ne peux prendre parti pour aucune de ces vues extrêmes ; chacune, dois-je dire, est en partie correcte et en partie erronée. Avant d'entrer dans les détails, je vais m'efforcer de dire quelle sorte de sagesse nous pouvons encore tirer de l'étude de la pensée grecque.

En ce qui concerne la nature et la structure du monde, diverses hypothèses sont possibles. Le progrès en métaphysique, si tant est qu'on puisse en parler, a consisté en un raffinement graduel de toutes ces hypothèses, un développement de leurs conséquences, et une reformulation de chacune d'entre elles pour tenir compte des objections formulées par les partisans d'hypothèses opposées. Apprendre à concevoir l'univers selon chacun de ces systèmes est un plaisir pour l'imagination et un antidote au dogmatisme. En outre, même si aucune des hypothèses peut être démontrée, il y a une réelle connaissance à gagner en essayant de les rendre cohérentes en interne, et en accord avec les faits d'observation connus en externe. Maintenant presque toutes les hypothèses qui ont dominé la philosophie moderne ont été en premier lieu formulées par les Grecs ; leur inventivité imaginative en matière d'abstraction ne peut être trop admirée. Ce que j'aurai à dire sur les Grecs le sera de ce point de vue ; je les considérerai comme donnant naissance à des théories qui ont eu leur vie propre et leur croissance, et qui, bien que par certains aspects elles soient infantiles [comme les idées de type I de Bachelard, cf. "La formation de l'esprit scientifique"], se sont montrées capables de survivre et se développer au cours des deux derniers millénaires.

[La classification par Gaston Bachelard (1884-1962) des esprits en trois types  :

Type I : Âme puérile, ou mondaine, animée par la curiosité naïve, frappée d'étonnement devant le moindre phénomène instrumenté, jouant à la Physique pour se distraire, pour avoir un prétexte à une attitude sérieuse, accueillant les occasions du collectionneur, passive jusque dans le bonheur de penser.

Type II : Âme professorale, toute fière de son dogmatisme, immobile dans sa première abstraction, appuyée pour la vie sur les succès scolaires de sa jeunesse, parlant chaque année son savoir, imposant ses démonstrations, tout à l'intérêt déductif, soutien si commode de l'autorité, enseignant son domestique comme fait Descartes ou le tout-venant de la bourgeoisie comme fait l'Agrégé de l'Université.

Type III : Âme en mal d'abstraire et de quintessencier, conscience scientifique douloureuse, livrée aux intérêts inductifs toujours imparfaits, jouant le jeu périlleux de la pensée sans support expérimental stable ; à tout moment dérangée par les objections de la raison, mettant sans cesse en doute un droit particulier à l'abstraction, mais si sûre que l'abstraction est un devoir, le devoir scientifique, la possession enfin épurée de la pensée du monde !

Le type I est celui de 80% de nos semblables, et de 95% de la télé. Le type II est celui des personnes doctes et des ingénieurs (environ 20% des gens). Le type III est celui de ceux qui font avancer le monde (pourcentage complémentaire pour arriver à 100%). Mais les trois types sont importants : on a besoin d'âmes simples ; on a besoin de greffiers de la connaissance ; et on a besoin de créateurs.]

[Noter aussi que Russell prend une position olympienne sur les Grecs, la Renaissance, l'époque moderne, la connaissance "de la nature et la structure du monde", etc. Tout cela est très bien, raisonnable, attachant, mais marqué aussi par son temps ! C'est la vision XXe siècle de la connaissance, résultant de quatre ou cinq siècles d'activité scientifique soutenue avec des résultats époustouflants, et une philosophie qui court après en suant et soufflant pour expliquer aux scientifiques ce qu'ils font :-)

Cependant maintenant on se heurte constamment au problème du rapport entre le cerveau observant et connaissant et l'univers extérieur observé et connu. Comment expliquer cette relation étrange ? En effet, l'homme est à la fois observateur externe, et partie intégrante de cet univers.

Je sens confusément qu'on va renouveler de fond en comble la description de cette relation. (Pour l'instant la mécanique quantique a fait quelques progrès -- sur ce que l'observateur peut connaître et pas connaître -- mais elle a surtout posé de nouveaux problèmes, en partie philosophiques.)

Ce sera peut-être l'un des accomplissements du XXIe siècle de décrire de manière nouvelle cette relation étrange entre l'intellect de l'homme et ce qu'il observe "autour de lui".]

Les Grecs contribuèrent, il est vrai, quelque chose qui s'avéra d'une importance capitale pour la pensée abstraite : ils découvrirent les mathématiques et l'art du raisonnement déductif (voir par exemple au chapitre précédent la démonstration par Euclide que la diagonale du carré ne peut pas avoir une longueur égale à m/n fois la longueur du côté, et est donc un "incommensurable"). La géométrie, en particulier, est une invention grecque, sans laquelle la science moderne eût été impossible.

Mais, en ce qui concerne les mathématiques, le génie grec souffrait d'une limitation : il raisonnait déductivement à partir de ce qui paraissait self-évident, mais pas inductivement à partir de ce qui était observé. Ses succès stupéfiants dans l'emploi de la méthode déductive induisit en erreur non seulement le monde antique, mais une grande partie du monde moderne.

[Je n'ai jamais compris ce que R. veut dire quand il dit que "les Grecs raisonnaient déductivement, mais pas inductivement". Et les axiomes de Grecs, ce ne sont pas des constructions inductives ? Sans doute que pour R. c'était "des évidences pour les Grecs, et non des hypothèses atteintes inductivement". Mais la différence est spécieuse.]

C'est seulement très lentement que la méthode scientifique, qui cherche à établir des principes inductivement à partir de faits particuliers, a remplacé la pratique hellène consistant exclusivement à déduire les conséquences d'axiomes lumineux ayant germé dans l'esprit du philosophe. Pour cette raison -- et quelques autres -- c'est une erreur d'éprouver une admiration béate et sans réserve pour les Grecs. La méthode scientifique, même si quelques rares anciens grecs avaient une vague idée de ce en quoi elle consistait, était -- aussi paradoxal que cela puisse paraître -- dans l'ensemble étrangère à l'esprit grec. Et tenter de glorifier les Grecs de l'Antiquité en diminuant l'importance des progrès accomplis au cours des quatre derniers siècles (XVIIe au XXe siècles) ne peut qu'entraver la pensée moderne.

Il existe toutefois un argument plus général contre la révérence, qu'elle soit pour les Grecs ou pour qui que ce soit. En étudiant les idées d'un philosophe que l'on aborde, la bonne attitude n'est ni la révérence ni le mépris, mais tout d'abord une sorte d'empathie hypothétique ou de principe, jusqu'à ce qu'on éprouve soi-même les sentiments et idées auxquels conduisent ses théories ; alors seulement on pourra adopter une attitude critique, qui ressemblera, autant que possible, à l'état d'esprit d'une personne qui a abandonné des opinions qu'elle professait auparavant. Le mépris interfère avec la première étape, la révérence avec la seconde.

Il faut se rappeler deux choses : à un homme dont les opinions et théories méritent d'être étudiées, on peut faire crédit qu'il est intelligent ; mais d'aucun homme on peut supposer qu'il est parvenu à la vérité complète et finale sur quelque sujet que ce soit.

Quand un homme intelligent exprime une vue qui nous paraît évidemment absurde, nous ne devons pas chercher à nous convaincre qu'il a en quelque sorte raison [ou tort], mais nous devons nous efforcer de comprendre comment il est arrivé à penser que c'est vrai. Cet exercice d'imagination historique et psychologique à la fois élargit notre propre compréhension et nous aide à réaliser comment nos propres préjugés pourront un jour apparaître absurdes à des gens d'un tempérament différent dans une époque à venir.

Xénophane

Entre Pythagore (-580, -495) et Héraclite (-540, -480), qui est le sujet principal de ce chapitre, il y a un autre philosophe, de moindre importance nommé Xénophane (-570, -475). Ses dates sont (comme toujours) incertaines, et principalement déterminées par le fait qu'il fait référence à Pythagore et qu'Héraclite fait référence à Xénophane. Il est né en Ionie, mais vécut la plus grande partie de sa vie en Italie du Sud.

Il pensait que toute chose était faite de terre et d'eau. Sur les dieux, c'était un notoire libre-penseur. "Homère et Hésiode ont attribué aux dieux tous les traits de caractère qui sont une honte et une disgrâce chez les mortels, le vol, l'adultère, la tromperie... Les mortels pensent que les dieux ont une naissance et une ascendance comme eux-mêmes, portent des vêtements comme les leurs, et une voix et une forme... Oui, et si les boeufs et les chevaux ou les lions avaient des mains, et pouvaient peindre et produire des oeuvres d'art comme les hommes, les chevaux peindraient des dieux ayant la figure de chevaux, les boeufs peindraient des boeufs, et tous représenteraient des dieux à leur image... Les dieux des Ethiopiens ont la peau noire et le nez camus ; ceux des Thraces ont les yeux bleus et la chevelure rousse."

Il croyait en un seul Dieu, d'une forme différente des hommes, qui "sans effort pouvait mouvoir toute chose par la force de son esprit". Xénophane se moquait de la doctrine pythagoricienne de la transmigration. "Une fois, disent-ils, il (Pythagore) passait par là quand un chien était maltraité non loin de lui. Stop !, dit-il, ne le frappez pas ! C'est l'âme d'un ami ! Je m'en suis rendu compte quand j'ai entendu sa voix".

Xénophane pensait qu'il était impossible de prouver certaines choses dans le domaine de la théologie. "The certain truth there is no man who knows, nor ever shall be, about the gods and all the things whereof I speak. Yeah, even if a man should chance to say something utterly right, still he himself knows it not there is nowhere anything but guessing." [Encore un exemple de traduction amphigourique du grec vers l'anglais "pour faire ancien" !]

("la vérité certaine est qu'aucun homme ne sait, ni ne saura jamais rien sur les dieux et les toutes les choses dont je parle. Oui, même si un homme par chance disait qqc de tout à fait exact, il ne le saurait pas, et pour lui tout ce qu'il dit n'est que spéculation dans l'ignorance.")

Xénophane a sa place dans la succession des rationalistes, qui s'opposaient aux tendances mystiques de Pythagore et d'autres ; mais en tant que penseur indépendant il n'est pas au premier rang.

Héraclite

La doctrine de Pythagore, nous l'avons vu, est difficile à démêler de celles de ses disciples. Et, bien que Pythagore arrivât très tôt dans l'histoire de la philosophie grecque, l'influence de son école a gagné en importance seulement après plusieurs autres philosophes -- parmi lesquels prend place Héraclite.

Le premier d'entre eux à avoir inventé une théorie dont on parle encore de nos jours est Héraclite (-540, -480), qui était dans la force de l'âge avant -500. Sur sa vie, très peu de chose est connu, à part que c'était un membre de l'aristocratie et citoyen de la ville d'Ephèse. Il était surtout connu dans l'Antiquité pour être celui qui a dit que toute chose est dans un perpétuel état de flux, et qu'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, mais ce n'est, comme nous allons le voir, qu'un aspect de sa métaphysique.

Héraclite, bien qu'ionien, n'appartient pas à la tradition scientifique de l'école de Milet. C'était un mystique, mais d'une sorte particulière. Il considérait le feu comme une substance fondamentale ; toute chose, y compris la flamme d'un feu, est née de la mort d'autre chose. "Les mortels sont immortels, et les immortels sont mortels, l'un vivant de la mort de l'autre, et l'autre mourant de la vie du premier." Il y a une unité dans le monde, mais c'est une unité résultant de la combinaison d'opposés ; mais la pluralité a moins de réalité que l'unité, qui est Dieu.

A la lecture des écrits de lui qui nous sont parvenus, il ne semble pas avoir été d'un caractère agréable. Il avait une forte tendance au mépris, et était l'opposé d'un démocrate. A propos de ses concitoyens, il dit : "Les Ephésiens feraient mieux de se pendre, tous autant qu'ils sont, et de laisser la cité aux adolescents imberbes ; car ils ont banni Hermodore, le meilleur d'entre eux, en disant : "Nous ne voulons de personne qui soit meilleur que nous ne sommes ; s'il quelqu'un devait l'être, qu'il aille ailleurs et le soit parmi d'autres."

Il critique tous ses éminents prédécesseurs, avec une seule exception. "Homère devrait être retiré de la liste [des Grecs éminents] et fouetté." "De tous ceux dont j'ai entendu les discours, aucun n'accède à la sagesse." "Apprendre beaucoup de choses n'enseigne pas la compréhension, sinon nous n'aurions pas eu Hésiode et Pythagore, et Xénophane et Hécate" [i.e. ils savaient beaucoup de choses, mais ne comprenaient rien]. "Pythagore... se prétendait un grand sage, mais sa sagesse n'était qu'une masse de connaissances et l'art de la tromperie." La personne pour qui il fait une exception est Teutamus, qui est signalé comme "valant beaucoup plus que le reste". Quand nous cherchons à savoir ce qui vaut à Teutamus cette distinction, nous apprenons que c'est parce qu'il a dit : "La plupart des hommes sont mauvais."

Son mépris pour l'humanité le conduit à penser que seule la force peut amener les hommes à agir pour leur propre bien. Il dit : "Chaque animal est conduit au pré à coups de bâton." Et aussi : "Les ânes préfèrent avoir du foin que de l'or."

Comme on pouvait s'y attendre, Héraclite croit en la guerre. "La guerre, dit-il, est la mère de tout et la reine de tous ; de certains elle a fait des dieux, d'autres des rois ; de certains des esclaves, d'autres des hommes libres." Encore : "Homère se trompait quand il a dit : 'Plût au ciel que la souffrance disparût de la vie des dieux aussi bien que de celle des hommes.!'. Il n'a pas vu qu'il priait pour la destruction de l'univers ; car, si sa prière avait été entendue, toute chose périrait." Ou encore : "Il faut savoir que la guerre est commune à tous, et que la souffrance est justice, et que toutes les choses naissent et disparaissent dans la souffrance."

Son éthique est une sorte d'ascétisme fier, très similaire à celui de Nietzsche. Il considère l'âme comme un mélange de feu et d'eau, le feu étant noble et l'eau ignoble. L'âme qui a le plus de feu est qualifiée par lui de "sèche". "L'âme sèche est la plus sage et la meilleure." "C'est un plaisir pour les âmes que de devenir humides." "Un homme, quand il est soûl, est comme conduit par un jeune homme imberbe, trébuchant, ne sachant pas où poser le pied ; son âme est devenue humide." "Les âmes meurent si elles deviennent de l'eau." "Il est difficile d'aller contre les désirs de son coeur. Quoi qu'il veuille il l'obtient, l'achetant au prix de l'âme." "Ce n'est pas bon pour les hommes d'obtenir tout ce qu'ils veulent." On peut dire qu'Héraclite attache de la valeur au pouvoir obtenu par la maîtrise de soi-même, et qu'il déteste les passions qui détournent les hommes de leurs ambitions.

L'attitude d'Héraclite vis-à-vis des religions de son temps, ou tout du moins de la religion bachique, est plutôt hostile, mais pas de l'hostilité d'un scientifique rationaliste. Il a sa propre religion. Pour partie, il interprète la théologie en cours à son époque pour l'adapter à sa propre doctrine ; pour partie, il la rejette avec un considérable mépris. Il a été classifié comme bachique (par Francis Cornford), et considéré comme un interprète des mystères (par Otto Pfleiderer, 1839-1908, [un théologien protestant allemand]). Je ne pense pas que les fragments dont on dispose se rapportant à la question de sa religion permettent de défendre cette vue. Il dit par exemple : "Les mystères pratiqués parmi les hommes sont des mystères païens." Cela suggère qu'il a à l'esprit des mystères possibles qui au lieu d'être païens seraient sacrés, mais seraient aussi tout à fait différents de ceux qui existaient. Il aurait pu être un réformateur religieux, s'il n'avait montré trop de dédain du vulgaire pour s'abaisser à s'engager dans de la propagande.

Ce qui suit forme l'ensemble des déclarations d'Héraclite se rapportant à son point de vue et son attitude vis-à-vis de la religion de son temps.

Le Lord qui s'exprime à travers l'oracle de Delphes ne prononce ni ne cache son sens, mais le montre par des signes.

Et la Sibylle, dont les lèvres prononcent les choses sans humour, sans apprêt, sans parfum, touche à des milliers d'années avec sa voix, grâce au dieu qui est en elle.

Les âmes sentent chez Hadès.

Les morts les plus grandes emportent de plus grandes portions. (Ceux qui meurent deviennent dieux.)

Les somnambules, magiciens, prêtres de Bacchus et prêtresses de la cuve à vin, gens qui prônent les mystères.

Les mystères pratiqués parmi les hommes sont des mystères païens.

Et ils prient ces images, comme quelqu'un qui parlerait à une maison, ne sachant pas ce que sont les dieux ou les héros.

Car, si ce n'était pas pour Dionysos qu'ils faisaient une procession et chantaient l'hymne phallique répugnant, ils agiraient de la manière la plus honteuse. Mais Hadès est le même que Dionysos pour l'amour duquel ils deviennent fous et continuent de faire la fête avec la cuve à vin.

Ils cherchent en vain à se purifier en se souillant avec du sang, exactement comme quelqu'un qui aurait marché dans la boue et qui laverait ses pieds avec de la boue. Tout homme que l'on verrait en train de faire cela serait jugé fou.

Héraclite pensait que le feu était l'élément primordial, à partir duquel tout avait été créé. Thalès -- se rappellera le lecteur -- pensait que tout était eau ; Anaximène pensait que l'air était l'élément primitif ; Héraclite préférait le feu. Enfin Empédocle, avec l'autorité d'un homme d'Etat, suggéra un compromis en déclarant qu'il y avait quatre éléments primordiaux : la terre, l'air, le feu et l'eau. La chimie des anciens s'arrêta net à ce point. Plus aucun progrès ne fut réalisé jusqu'à ce que les alchimistes mahométans s'embarquent dans leur quête de la pierre philosophale, de l'élixir de la vie, et d'un procédé pour transformer le plomb en or.

La métaphysique d'Héraclite est suffisamment dynamique pour satisfaire le plus pressé ou agité des modernes :

"Ce monde, qui est le même pour tous, aucun dieu ni homme ne l'a créé ; mais il a toujours été, est maintenant, et sera à jamais un feu éternel, avec des mesures qui s'allument et des mesures qui s'éteignent." [i.e. des choses qui apparaissent et des choses qui disparaissent].

"Les transformations du feu sont, tout d'abord, la mer ; et la moitié de la mer est la terre, et la moitié les vents."

Dans un tel monde, il faut s'attendre à de perpétuelles évolutions. Et qu'il y avait perpétuellement des évolutions était effectivement ce pensait Héraclite.

Tensions entre opposés, et équilibre

Il avait, cependant, une autre doctrine à laquelle il tenait encore plus qu'au flux perpétuel ; c'était la doctrine de la combinaison des opposés. "Les hommes ne savent pas, dit-il, à quel point ce qui diffère et aussi en accord avec soi-même. C'est une forme d'accord entre des tensions opposées, comme celles de l'archet et de la lyre." Sa conception du conflit est liée à cette théorie, car dans un conflit des opposés se combinent pour produire un mouvement et une harmonie. Il y a une unité dans le monde, mais c'est une unité résultant de la diversité :

"Les couples forment une chose qui est Une et une chose non-Une, quelque chose qui tend vers l'unité et aussi vers la séparation, l'harmonieux et le discordant. L'Un est fait de toutes choses, et toutes les choses sont issues de l'Un."

Parfois il parle comme si l'unité était plus importante que la diversité :

"Le bon et le mauvais sont un."

"Pour Dieu toutes les choses sont justes et bonnes et correctes, mais les hommes tiennent certaines choses pour mauvaises et d'autres bonnes."

"La direction vers le haut et la direction vers le bas sont une seule et même chose."

"Dieu est autant le jour que la nuit, l'hiver et l'été, la guerre et la paix, la satiété et la faim ; mais il prend différentes formes, exactement comme le feu, quand il est mélangé à des épices, est nommé selon la saveur de chacune."

Néanmoins, il n'y aurait pas d'unité sans opposés qui se combinent : "Ce sont les opposés qui sont bons pour nous."

Cette doctrine contient en germe la philosophie de Hegel, qui procède par synthèse des opposés.

[Elle conduit aussi à la "dialectique" des communistes, que mêmes des savants rationalistes comme Kolmogorov, Alexandrov et Lavrentiev exaltent dans le premier chapitre de leur gros livre en trois volumes "Mathématiques" -- car dans les années 50 en URSS on prenait des risques si on ne louait pas, au début d'un livre sur quelque sujet que ce soit, la dialectique marxiste-léniniste comme premier outil intellectuel pour parvenir à la vérité].


Premier volume de l'admirable ouvrage de mathématiques, niveau 1er cycle, de Kolmogorov, Alexandrov et Lavrentiev (complètement dénué du formalisme étouffant et stérile des maths enseignées à la française)

La métaphysique d'Héraclite, comme celle d'Anaximandre, est dominée par la conception d'une justice cosmique [non pas tant dans le sens moral moderne que dans le sens d'équilibre], qui empêche dans le conflit entre opposés qu'un côté n'emporte une victoire totale sur l'autre.

"Toutes choses sont un échange avec du Feu, et le Feu pour toutes choses, même les objets courants pour de l'or et l'or pour des objets courants." [toujours ces exemples de trado grec -> anglais amphigourique, pour faire ancien. Car de deux choses l'une, soit Héraclite veut dire qqc alors disons-le, soit il ne veut rien dire alors ça se traduit en ne disant rien]

"Fire lives the death of air, and air lives the death of fire; water lives the death of earth, earth that of water."

"Le soleil n'empiètera pas au-delà de son domaine ; s'il le faisait, les Erinyes, les auxiliaires de Justice, le retrouveraient."


Erinyes : déesses chthoniennes de la vengeance du crime, en d'autres termes auxiliaires de la Justice cosmique. (Chthonien est un adjectif faisant référence à l'Enfer et aux êtres qui le peuplent.)

Nous devons savoir que la guerre est commune à toute chose, et que le conflit est la justice."

[Russell abuse des citations qui rompent le rythme de la lecture et de la pensée du lecteur. C'est un défaut courant dans les mauvaises biographies, mais rares dans les bons livres. Une citation de temps à autre est une technique d'écriture qui crée un texte agréable à lire, car cela donne de l'air, cela fait entendre directement une autre voix que celle de l'auteur pour illustrer un point. Mais trop de citations est d'abord de la paresse et, comme on vient de dire, rend le texte pénible à lire.]

Héraclite parle à chaque instant de "Dieu" comme un concept distinct des "dieux". "The way of man has no wisdom, but that of God has... Man is called a baby by God, even as a child by a man... The wisest man is an ape compared to God, just as the most beautiful ape is ugly compared to man."

Dieu sans aucun doute, dans l'esprit d'Héraclite, est le nom qu'il donne à la justice cosmique [au sens de force "cosmique" ou "universelle" qui impose l'équilibre dans les conflits].

Tout est en perpétuel flux

La doctrine selon laquelle tout est dans un perpétuel état de flux est la plus célèbre des opinions d'Héraclite, et celle la plus soulignée par ses disciples, comme l'explique Platon dans le Théétète [un dialogue de Platon sur ce qu'est la science].

"Vous ne pouvez pas entrer deux fois dans le même fleuve ; car les eaux qui s'y écoulent sont constamment renouvelées." Mais il dit aussi : "Nous entrons et nous n'entrons pas dans la même rivière ; nous sommes et ne sommes pas." [On commence a avoir compris l'opinion d'Héraclite, que R. fait ressembler à un vieux radoteur.]

"Chaque jour c'est un nouveau soleil qui se lève."

[On notera qu'au-delà de la scie d'Héraclite, il y a dans cette déclaration la négation d'un des principes fondamentaux de la connaissance : créer un seul concept pour des phénomènes a priori distincts. Ainsi quand on voit une balle rouler derrière un canapé puis une balle identique apparaître peu après de l'autre côté, c'est un acte fondamental d'organisation des perceptions en une structure de connaissance et de représentation du monde que de dire "c'est la même". Certes Héraclite passera par là pour nous dire "c'est une nouvelle", mais on lui répondra qu'on a bien compris, et qu'on l'a suffisamment entendu.]

Sa croyance en le changement universel est généralement considérée comme ayant été exprimée dans la phrase "toute chose s'écoule". Mais elle est probablement apocryphe, comme la phrase attribuée à Washington "Père, je ne peux pas dire un mensonge", ou à Wellington "Levez-vous, Gardes, et sus à l'ennemi".

Les déclarations d'Héraclite, comme celles de tous les philosophes avant Platon, nous sont seulement connues à travers des citations, principalement par Platon et Aristote -- et principalement dans le cadre de la réfutation des idées exprimées dans ces citations !

Quand on pense à ce que deviendrait la pensée de n'importe quel philosophe moderne, si elle n'était connue qu'à travers les citations faites et les polémiques soulevées par ses rivaux, on peut voir comme les pré-socratiques ont dû être admirables. Car même à travers la brume de la critique (plus ou moins malveillante) répandue par leurs ennemis, ils apparaissent encore éminents.

Quoi qu'il en soit, Platon et Aristote s'accordent avec Héraclite pour dire que "rien n'est figé, tout est en devenir" (Platon), et "rien n'est fixe" (Aristote).

Je reviendrais à des considérations sur la doctrine générale d'Héraclite quand nous parlerons de Platon, qui s'emploie surtout à la réfuter. Pour l'instant, je ne vais pas investiguer ce que la philosophie a à dire sur la doctrine d'Héraclite, mais seulement sur ce que les poètes ont ressenti et les hommes de science enseigné.

Recherche de ce qui ne change pas

La recherche de choses permanentes est l'un des instincts les plus profonds qui conduisent les hommes à la philosophie. Il découle certainement de l'amour de son chez soi, et du désir de trouver un refuge contre le danger.

[D'une manière plus générale, la perception/conception de choses permanentes est nécessaire pour commencer à se figurer le monde et pouvoir y agir. Cela consiste à identifier (ou construire) des invariants, sans lesquels aucune représentation ni réflexion n'est possible. Cf balle roulant derrière un canapé, mentionnée plus haut.]

Nous observons ainsi que ce désir de choses permanentes est le plus passionné chez ceux dont la vie est la plus exposée aux catastrophes.

La religion cherche la permanence dans deux concepts : Dieu et l'immortalité. En Dieu il n'y a pas de variabilité, pas l'ombre d'un virage. Et la vie après la mort est éternelle et reste inchangée.

La joie de vivre de certains esprits au XIXe siècle les a conduit à se rebeller contre ces conceptions statiques, et la théologie moderne libérale estime qu'il y a des progrès même dans les Cieux, et des évolutions dans le Cerveau divin. Même dans cette conception, cependant, il y a quelque chose de permanent : le progrès lui-même et son but immanent [immanent = qui est présent dans..., qui caractérise soi-même ; par opposition à transcendant].

Et une dose de désastre a des chances de faire retourner les hommes vers leurs idées supernaturelles précédentes [écrit pendant la Seconde Guerre mondiale] : si la vie sur terre n'offre plus d'espoir, alors c'est seulement dans le ciel que la paix peut être recherchée.

Les poètes se sont lamentés sur le pouvoir du temps pour balayer tout objet de leur amour.

Time doth transfix the flourish set on youth,
And delves the parallels in beauty's brow,
Feeds on the rarities of nature's truth,
And nothing stands but for his scythe to mow.

[Pensez aussi à Lamartine, dans Le Lac :

Ô temps, suspends ton vol ! et vous, heures propices,
Suspendez votre cours !
Laissez-nous savourer les rapides délices
Des plus beaux de nos jours ! ]

Ils ajoutent généralement que leurs propres vers sont indestructibles :

And yet to times in hope my verse shall stand.
Praising thy worth, despite his cruel hand.

Mais il s'agit seulement d'une petite coquetterie littéraire de poète.

Les mystiques enclins à la philosophie, incapables de nier que ce qui est dans le temps soit transitoire, ont inventé le concept d'éternité qui n'est pas une persistance sans fin, mais une existence en dehors du processus temporel. La vie éternelle, selon certains théologiens, par exemple Dean Inge [théologien et auteur britannique, 1860–1954], ne signifie pas l'existence à chaque moment du futur, mais un mode d'être totalement indépendant du temps, dans lequel il n'y a ni avant ni après, et par conséquent pas de possibilité de changement.

[Ce genre de vue -- astucieuse peut-être -- est néanmoins sans intérêt car elle ne conduit à aucune explication et surtout aucune prévision inattendue et vérifiable.]

Cette vue est exprimée poétiquement par Vaughan :

I saw Eternity the other night,
Like a great ring of pure and endless light,

All calm, as it was bright;
And round beneath it, Time in hours, days, years,

Driven by the spheres
Like a vast shadow moved ; in which the world

And all her train were hurled.

Plusieurs des plus célèbres systèmes philosophiques ont essayé d'exprimer cette conception dans une prose plus sobre, en disant que la raison, patiemment développée, nous forcera à la fin à croire à cette existence hors du temps.

Héraclite lui-même, malgré toute son insistance sur le changement, s'autorise quelque chose qui dure indéfiniment et est permanent. On ne trouvera pas dans Héraclite la conception d'éternité en dehors du temps (par opposition à durée sans fin), qui vient de Parménide [né vers -515 à Elée en Italie, et mort vers -450 ou un peu après ; Socrate, jeune, l'aurait rencontré], en revanche dans sa philosophie le feu central ne s'éteint jamais : le monde "a été, est maintenant, et sera à jamais, un feu sans cesse brûlant". Mais le feu est quelque chose qui change continuellement, et sa permanence est plutôt celle d'un processus que celle d'une substance -- mais cette vue ou interprétation ne doit pas être attribuée à Héraclite.

[On lira avec intérêt les développements de Bachelard, dans son livre mentionné plus haut, sur le fait que la proto-science du XVIIIe siècle voulait encore que toute qualité, tout phénomène observable, tout "chose" nommable, soit une substance ; en particulier la température et surtout la chaleur -- les deux étant encore mal distinguées au début du XIXe siècle, avant la thermodynamique --, mais aussi l'effet des aimants qui devait correspondre à une sorte de substance collante, etc.]

La science, comme la philosophie, a cherché à échapper à la doctrine du flux perpétuel en identifiant des substrats permanents au sein des phénomènes montrant une évolution. La chimie semblait avoir satisfait ce désir. On découvrit que le feu, qui semble détruire, ne fait que transformer : les éléments sont recombinés, mais chaque atome qui existait avant la combustion existe encore au terme de la réaction chimique. C'est pourquoi on pensait que les atomes étaient indestructibles, et que tout changement dans le monde physique n'était qu'un réarrangement d'éléments persistants. C'était la vue dominante en physique et chimie avant la découverte de la radio-activité, quand on découvrit que les atomes pouvaient se désintégrer.

Ne se décourageant pas, les physiciens inventèrent des éléments plus petits, appelés électrons, protons, etc., qui formaient les atomes ; et ces unités à leur tour, pendant quelques années, furent supposées être indestructibles comme l'avaient été auparavant les atomes. Malheureusement, on découvrit aussi que les protons et les électrons pouvaient se rencontrer et exploser, formant, non pas une nouvelle matière, mais une onde d'énergie se répandant dans l'univers à la vitesse de la lumière. L'énergie remplaça la matière comme ce qui était permanent. Mais l'énergie, contrairement à la matière, n'est pas un raffinement de la notion de bon sens de "chose" matérielle. C'est seulement une caractéristique des systèmes physiques. On pourrait avec de l'imagination l'identifier au Feu héraclitien, mais c'est l'acte de brûler, pas ce qui brûle. "Ce qui brûle" a disparu de la physique moderne.

[Russell comprend remarquablement bien la physique de la première moitié du XXe siècle, mais est néanmoins moins clair qu'on peut l'être aujourd'hui. En physique moderne la masse dite "au repos" et l'énergie contenue dans cette masse au repos sont une seule et même chose, voir un livre d'électrodynamique.]

Passant maintenant de l'infiniment petit à l'infiniment grand, l'astronomie ne nous permet plus de regarder les corps célestes comme éternels. Les planètes proviennent d'un nuage de poussière qui a aussi formé le soleil, et le tout provient d'une nébuleuse. Le système solaire existe depuis quelques milliards d'années et durera quelques autres milliards ; mais tôt ou tard le soleil explosera détruisant aussi les planètes. C'est du moins ce que nous disent les astronomes ; peut-être qu'à mesure que le jour fatal approche ils trouveront des erreurs dans leurs calculs.

La doctrine du perpétuel flux, telle qu'enseignée par Héraclite, est pénible à accepter [car elle nous dit que tout passe], et la science, comme nous l'avons vu, ne peut rien pour la réfuter. L'une des principales ambitions des philosophes a été de redonner vie à des espoirs que la science semble avoir tués. C'est pourquoi les philosophes ont cherché, avec une grande ténacité, quelque chose qui échappe à l'emprise du temps. Cette recherche commence avec Parménide.